<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Les Kurdes et Erdoğan. D’amis à ennemis ?

27 juillet 2023

Temps de lecture : 9 minutes

Photo :

Abonnement Conflits

Les Kurdes et Erdoğan. D’amis à ennemis ?

par

Le 14 mai 2023, Recep Tayyip Erdoğan briguera un troisième mandat à la présidence turque. Alors que les résultats promettent d’être serrés, les Kurdes semblent être devenus les véritables arbitres du scrutin.

Décembre 2017, un député du Parti démocratique du peuple (HDP – Halkların Demokratik Partisi) prend la parole à l’Assemblée nationale turque : « Moi, en tant que Kurde, en tant que représentant du Kurdistan. » À peine a-t-il prononcé ces mots qu’un brouhaha s’élève sur les bancs islamo-conservateurs. Le vice-président du Parti de la justice et du développement (AKP – Adalet ve Kalkınma Partisi) lui rétorque : « Où est le Kurdistan ? Il n’y a pas de région de ce genre en Turquie. » Jugé coupable d’avoir porté atteinte à l’intégrité de la République, le député kurde se voit interdit de séance. Pour leur défense, les élus kurdes arguent que du haut de la même chaire, un homme illustre avait prononcé le mot Kurdistan : l’actuel président turc, Recep Tayyip Erdoğan. En effet, quelques années plus tôt, le leader islamiste avait tancé l’opposition laïque opposée à son ouverture kurde : « Lisez les premiers actes du Parlement. Vous verrez le mot Kurdistan dans les archives. Regardez le passé et vous constaterez que l’est de l’Empire ottoman s’appelait Kurdistan. »1

Une telle fluctuation déconcerte. Mais Erdoğan jouit d’une maîtrise spéciale. Celle de se déjuger à une vitesse incroyable. En Turquie, c’est souvent le bon vouloir d’un seul homme qui fixe le cap. En une décennie, le reis a piétiné le rameau d’olivier pour endosser l’habit de féroce censeur du kurdisme. En vérité, Erdoğan est un politique froid qui cherche d’abord son intérêt. Au-delà des hommes et des idées, l’essentiel demeure la conservation du pouvoir. La question kurde n’échappe pas à la règle. 

À l’est de l’Anatolie

Combien de fois les pensées du reis ont-elles dû s’arrêter sur l’imposante carte de la Turquie qui domine son bureau à Ankara. À son extrémité orientale se détache un ensemble tourmenté : le Kurdistan. Hachée de profonds sillons, une tache ocre coule des steppes anatoliennes aux confins iraniens. Mosaïques de tribus persanophones, les Kurdes invoquent des racines achéménides. Chaque printemps, ils célèbrent Newroz, le Nouvel An zoroastrien. 

Du Hakkari aux grandes villes de l’ouest du pays vivent 15 à 20 millions de kurdophones, soit un quart de la population turque. Hors de la Turquie, les Kurdes dessinent un croissant qui s’épanche de la Mésopotamie au Caucase. 30 millions de Kurdes sont éclatés entre six pays (Arménie, Géorgie, Azerbaïdjan, Syrie, Irak, Iran). À l’abri des monts du Kandil, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK – Partiya Karkerên Kurdistan) dirige depuis 1984 la lutte armée. Indifférent à la morale universelle, Erdoğan considère la question kurde comme un avatar monstrueux de l’œuvre de Mustapha Kemal (1881-1938). 

Si les Kurdes sont persécutés dès la proclamation de la République (1923), c’est parce qu’ils symbolisent la survivance insupportable d’un mode vie traditionnel que les élites occidentalisées vouent aux gémonies. La suprématie de la loi civile sur la loi religieuse, de la Constitution sur la charia, heurte de plein fouet un peuple tenu jusqu’alors aux marches de la modernité. En clair, les Kurdes sont brimés parce qu’ils sont d’authentiques musulmans. Aux yeux du reis, le triptyque kémaliste, État-nation, État laïc, État unitaire a séquestré les Kurdes derrière une triple rangée de barreaux. 

Autrefois, l’ottomanisme maintenait côte à côte les peuples de l’empire, à condition d’obéir au dépositaire de la loi divine, le sultan calife. Désormais, l’exclusivisme turc réprime tout particularisme qu’il soit ethnique ou religieux. Religion civique de la République, la laïcité raye le lien islamique qui unissait Kurdes et Turcs. Les Kurdes se trouvent donc brutalement sommés d’adhérer au moule étroit de la turcité. En surplomb, le centralisme unitaire impose un homme abstrait et interchangeable, l’homo kemalus, censé clore le chapitre du cosmopolitisme impérial. 

À lire également

Russie et Turquie, un défi à l’Occident

Plus que tout, Erdoğan vilipende le nationalisme, produit d’exportation occidental, jugé coupable d’avoir brisé l’harmonie de la société ottomane. De sa jeunesse militante, le reis garde l’empreinte de son passage à l’Union nationale des étudiants turcs (MTTB – Millî Türk Talebe Birliği). Cette pépinière de la droite radicale conjugue anticommunisme de choc et rejet de l’Occident. C’est là qu’il fait la connaissance de Necip Fazıl Kısakürek, poète islamiste et mentor de toute une génération. Kısakürek est l’un des premiers à avoir dénoncé la répression de la province kurde de Dersim (1937-1938) où 50 000 « enfants, jeunes, vieillards, filles, malades, tous musulmans » sont assassinés.2

Cette dénonciation d’un massacre de masse commis par l’État kémaliste s’accompagne à l’inverse d’une exaltation de la fraternité turco-kurde. Les islamistes rappellent que face à la Perse chiite, les Kurdes pourtant persanophones rallièrent la bannière sunnite du sultan calife. Leur appoint décisif permet la victoire de Çaldıran (1514). C’est encore eux que le sultan Abdülhamid II (1876-1909) enrôle en Anatolie orientale afin d’endiguer l’activisme arménien qu’agite en sous-main la Russie. Le sultan va même jusqu’à lever un corps de cavalerie, Hamidiye, taillé sur le modèle cosaque.

Enfin, les islamo-conservateurs font valoir qu’au lendemain de la Première Guerre mondiale, les tribus kurdes rejettent le traité de Sèvres (1920) et choisissent de rejoindre Mustapha Kemal. Entre une Anatolie dépecée sous férule gréco-arménienne et la promesse (non tenue) de retrouver la fraternité islamique, le choix est vite fait.  

Aussi mythifié soit-il, ce récit berce la vision du monde du reis. Erdoğan considère la religion en homme d’État et la politique en croyant. La Turquie est le pays le plus apte à régénérer le monde islamique. Au nom de cette destinée manifeste, il convient de revivifier la civilisation ottomane. Un héritage qui remplit de fierté tout bon musulman et que chacun peut faire sien sans se renier. Par conséquent, si l’on démantèle la géhenne militaro-kémaliste et que l’on restaure un mode de vie islamique, les Kurdes feront de la Turquie leur foyer. Le terreau de la frustration asséché, les velléités séparatistes s’éteindront d’elles-mêmes. 

Dans sa quête du pouvoir, Erdoğan agrège autour de lui tous les réprouvés du système kémaliste. Entre Kurdes et musulmans, il tire un trait. Aux dévots humiliés d’être traités en parias dans leurs pays, il promet que leurs filles pourront porter le voile, aux Kurdes muselés, le droit d’utiliser leur langue : « Nous connaissons la détresse des paysans que l’on rassemble sur la place du village ; ce que signifie les villages évacués, les pâturages interdits. Nous savons la tristesse, les larmes, le déchirement du cœur d’une mère qui rend visite à son fils en prison, mais ne peut lui adresser un mot en kurde » s’exclame-t-il. 3

Tel un bélier, Erdoğan empoigne le vote kurde. Additionné à l’inépuisable réservoir électoral des Turcs noirs d’Anatolie, il fait voler en éclats les remparts de la citadelle militaro-laïque. Entre 2002 et 2015, l’AKP passe de 34 à 49 % des suffrages. Au sud-est du pays, la formation islamo-conservatrice talonne les partis kurdistes. Galvanisé par ses succès, Erdoğan annonce l’ouverture d’un processus de paix. 

À lire également

« La patrie bleue » : quand la Turquie regarde la mer

Négociation possible, paix impossible

L’ouverture kurde enchâsse deux objectifs. Tout d’abord, Erdoğan veut balayer l’ultime reliquat d’establishment militaro-kémaliste. Pour cela, il a besoin de la bienveillance des Occidentaux désireux d’arrimer Ankara à l’aire euro-atlantique. Or, le processus d’adhésion à l’Union européenne exige la reconnaissance de droits spécifiques aux Kurdes (éducation, culture). 

Le reis ne voit pas d’objections. En contrepartie, il attend un soutien à son projet de régime présidentiel. 

À partir de 2012, des conversations exploratoires débutent à Oslo. Face aux émissaires du PKK4, Erdoğan a envoyé Hakan Fidan, directeur du service de renseignement national (MIT – Millî İstihbarat Teşkilatı). À la jonction de l’islamisme et du kurdisme, Fidan jette des ponts. Il est lui-même issu d’un clan kurde de Van. D’ailleurs, l’un de ses neveux combat au sein du PKK… Peu à peu, les grandes lignes d’un plan de paix émergent. La Turquie s’orienterait vers le fédéralisme sur la base d’un État binational. Calqué sur la Catalogne, le sud-est se doterait d’une large autonomie. En échange, Erdoğan veut obtenir une Constitution taillée sur mesure. Mais chacun nourrit des arrière-pensées. 

Les kurdistes interprètent l’initiative de paix comme un signe de faiblesse d’un État turc fatigué. Elle marque un premier pas vers l’autodétermination. En sus, le contexte est idéal. Décapitée, l’armée turque sort traumatisée d’une vaste purge antikémaliste. Descendus des montagnes, les militants du PKK investissent les faubourgs des grandes villes. Une administration parallèle s’installe. À cela s’ajoute l’onde de choc des printemps arabes. Aux frontières de la Turquie, le régime bassiste s’effrite. Un grand Kurdistan du Kandil à la Méditerranée semble à portée de main.

De son côté, Erdoğan cultive également des ambiguïtés. Pragmatique, le reis reconnaît l’existence du fait kurde. Mais, islamiste, il veut restaurer la fraternité turco-kurde. Pour y aboutir, il faut biaiser et persuader les plus sceptiques que turcisme et kurdisme peuvent fusionner sous bannière islamique, sans préciser que cette absorption se ferait au bénéfice du premier. Les élections législatives de juin 2015 bouleversent la donne. Pris en étau entre des kurdistes qui veulent approfondir le processus et des nationalistes radicaux qui le rejettent, l’AKP perd la majorité à l’Assemblée. En position de force, les Kurdes veulent négocier sans donner davantage de gages à Erdoğan. Le Parti du peuple démocratique, vitrine légale du PKK, annonce qu’il rejette les ambitions présidentielles du reis. La raison est simple. Si un hyperprésident coiffe le nouvel ensemble turco-kurde, une large autonomie deviendrait de facto inutile.  

Cohérent, Erdoğan constate que le processus a perdu toute raison d’être. Réaliste absolu, c’est un adepte de la transaction brute : « Ne jamais donner sans recevoir. » Les Kurdes n’offrant plus rien, il n’y a rien à négocier. Le reis sans état d’âme renverse son alliance. Les nationalistes du Parti d’action nationaliste (MHP – Milliyetçi Hareket Partisi) apportent à Erdoğan la majorité qui lui manquait et donc le passage au présidentialisme.5

À lire également

Fenêtre sur le monde. Le réveil de la Turquie

Une question qui ne se pose plus ?

Force antisystème lorsqu’il s’agissait d’investir le pouvoir, les islamo-conservateurs sont devenus le système. En toute logique, Erdoğan reprend le fardeau de la défense de l’État. Qu’il soit laïc ou islamique, c’est l’État qui assure la pérennité du fait turc et donc de l’islam. Naturellement, le reis se rapproche de ceux qu’il avait purgés la veille, les radicaux-kémalistes. Les débris de l’État profond susurrent au reis que l’État a trop perdu, trop cédé, trop attendu et que le PKK a trop pris ses aises. Il faut désigner l’ennemi.

Dorénavant trois objectifs concentrent l’attention d’Erdoğan :

– Détruire l’État kurde en gestation dans les cantons syriens du nord-est. Tolérer l’existence du Rojava reviendrait à admettre la possibilité d’un foyer national kurde aux portes de la Turquie. 

– Maintenir le statu quo du Kurdistan irakien comme État client. L’empêcher de franchir le pas effectif de l’indépendance avec Bagdad. 

– Anéantir les réseaux kurdistes dans le sud-est de la Turquie. 

Fin 2015, l’armée turque brise l’appareil militaire du PKK. Pris d’hybris, les feyadins avaient cru pouvoir déclencher une insurrection générale des grandes villes kurdes. En quelques semaines, les rebelles sont écrasés. Les dégâts sont énormes : 3 000 tués, 120 000 sans-abri, 500 000 déplacés. Presque tous les maires HDP sont destitués. 

En même temps, Erdoğan continue de proclamer qu’il ne combat pas les Kurdes, mais les terroristes. Les Turcs, les Kurdes, les Arabes sont « mes compatriotes. Nous ne faisons jamais de séparation, nous ne l’avons jamais fait ».6

Un clip électoral de l’AKP résume cette distinction. Sur une route d’Anatolie orientale, une sentinelle turque monte la garde derrière un check-point. Un guérillero du PKK équipé d’un fusil à lunette reçoit par talkie-walkie mission de l’éliminer. Soudain, au moment d’appuyer sur la gâchette, le feyadin entend le soldat psalmodier une prière en kurde. Tout de suite, il rend compte à son supérieur qui confirme l’ordre de faire feu. En larmes, il refuse et jette son arme à terre. Le message est limpide. Des musulmans ne peuvent tuer d’autres musulmans, surtout quand ils sont eux-mêmes kurdes. 7 

Ravalés à leurs racines marxistes, Erdoğan campe les Kurdistes du HDP sous les traits d’une camarilla de « mécréants, sans religion, athées »8. En plus, ils sont accusés de trahir les valeurs familiales et d’introduire les bacilles de l’idéologie LGBT. Mais au-delà de la rhétorique, la force de l’AKP réside dans sa capacité à agir. À privilégier le concret sur l’abstrait. Chaque réunion du reis à Diyarbakir déroule une litanie de chiffres. Les milliers de kilomètres goudronnés, d’immeubles édifiés, d’hôpitaux inaugurés, de tablettes distribuées. À l’opposé des kurdistes prisonniers de leurs utopies libertaires, l’AKP dispenserait d’abord des services (hizmet). Toutes ces raisons expliquent qu’en dépit d’un contexte dégradée, l’AKP conserve des appuis solides dans le sud-est anatolien (entre 30 et 40 % des voix). 

En définitive, la question kurde n’existe plus dans la tête d’Erdoğan. 

Une collaboration aurait pu être possible à condition que les kurdistes acceptassent la poigne du reis. L’autonomie des Kurdes dans une grande famille des musulmans d’Anatolie fédérés contre un régime hyperprésidentiel, tels étaient les termes de l’échange. Le PKK a rejeté l’offre. Opportuniste, le reis s’est tourné vers les nationalistes. Deux voies s’offraient à lui pour gravir les marches de l’hyperprésidence : l’islamo-anatolisme et l’islamo-nationaliste. Il a choisi la seconde. 

Vaille que vaille, le reis espère dorénavant qu’une Turquie nationale-islamique puisse fixer un grand nombre de kurdes dévots. Mais Erdoğan s’est trompé. Il a sous-estimé l’appel du sang. D’élections en élections s’affirme un vote ethnique qui draine les voix kurdes sur le HDP. Premier parti kurde, le HDP domine le sud-est (60 % des voix). Ni les appels à la fraternité islamique, ni la manne financière déversée n’y peuvent rien. Surtout, les sincérités successives du reis ont lassé. Au moment opportun, il est l’ami de tous pour abuser tout le monde et faire seulement ce qui lui apparaît utile et profitable. 

Pour les kurdistes, Erdoğan est devenu l’homme à abattre. Au scrutin présidentiel du printemps 2023, ils ont donc choisi de soutenir le candidat de l’opposition, le laïc Kemal Kılıçdaroğlu, sans rien exiger en retour. 

Les kurdistes espèrent qu’une victoire de l’opposition aboutisse à une détente générale : libération des prisonniers politiques, fin de la tutelle des municipalités kurdes. En effet, pour la première fois après vingt ans de règne sans partage, Erdoğan, victime de la conjoncture économique, vacille. Le scrutin majoritaire à deux tours risque de coaliser contre lui une foule hétéroclite de mécontents : kémalistes, nationalistes, Kurdes, conservateurs déçus. Si tout les séparent, ils ont pour eux le nombre et l’apport décisif des voix kurdes… 

1 Al-Monitor, 21 décembre 2017, Mustafa Akyol, « How “Kurdistan” became illegal in Turkey, again ».

2 Yeni Şafak, 24 novembre 2011, « Necip Fazıl Kısakürek‘in Kaleminden Dersim », (La plume de Necip Fazıl Kısakürek sur Dersim). 

3 Yeni Şafak, 2 septembre 2010, « Erdoğan: Diyarbakır Cezaevini yıkacağız », (Nous purifierons la prison de Diyarbakır).

4 Stockholm Center for freedom, 18 mai 2018, « Nephew of Turkey’s intelligence service head fights against Turkish soldiers ». 

5 Hakan Yavuz, Erdoğan, The making of an autocrat, Edinburgh University Press, 2021, p. 272. 

6 Rudaw, 20 septembre 2022, « Erdoğan : Türkler de Kürtler de benim vatandaşım, asla ayrım yapmadık », (Erdoğan : Pour moi les Turcs comme les Kurdes sont mes compatriotes, jamais nous n’avons fait de différence).

7 Al Jazeera Turk, « AKP’de klip tartışması », (La polémique dans le clip de l’AKP), www.youtube.com/watch?v=SitGUHSyX98 

8 T-24, 23 mars 2019, « HDP’ye Dinsiz, inançsız, Ateizm Derneği’den tepk’ i: İnançsızlık özgürlüğüne bir hakaret », (Le HDP est une association de sans religion, d’incroyants, d’athéiste : c’est une insulte à la liberté d’incroyance).

Temps de lecture : 9 minutes

Photo :

À propos de l’auteur
Tancrède Josseran

Tancrède Josseran

Diplômé de Sorbonne-Université, il est chercheur associé à l’Institut de stratégie comparé.
La Lettre Conflits
3 fois par semaine

La newsletter de Conflits

Voir aussi

Pin It on Pinterest