Les Indiens au XXIe siècle : mythes et réalités. Des Indiens contre la gauche identitaire et les ONG (5)

9 octobre 2023

Temps de lecture : 13 minutes

Photo : A Brasilia, des Indiens manifestent pour leurs terres. Credit:NICOLAS CORTES / ZEPPELIN/SIPA/2108251218

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Les Indiens au XXIe siècle : mythes et réalités. Des Indiens contre la gauche identitaire et les ONG (5)

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Les Indiens en Amazonie font l’objet de nombreux fantasmes et de beaucoup d’erreurs sur ce qu’ils sont réellement. Jean-Yves Carfantan propose ici une série pour revenir sur leur histoire, leurs conditions de vie et leur intégration dans le Brésil contemporain.

Article original paru sur le site Istoébrésil.

Le monopole de la représentation et de la défense des Indiens que voudraient avoir des organisations de gauche et des Ongs environnementalistes est de plus en plus contesté au sein même des populations indigènes. Depuis une trentaine d’années, des personnalités et des associations refusent la vision romantique selon laquelle le destin des Indiens serait de continuer à vivre isolés, en préservant des modes de vie et des coutumes ancestraux, en dépendant de la chasse, de la pêche et de la cueillette des fruits sylvestres. Le rejet de cette vision romantique est exprimé par des leaders indigènes qui constatent qu’elle condamne de nombreuses ethnies à vivre dans la pauvreté sans aucune perspective d’amélioration des conditions matérielles d’existence, à subsister grâce aux transferts sociaux. Ces leaders et les populations qui les suivent estiment que les Indiens ont le droit de chercher à accroître leur niveau de vie, leurs revenus, leur bien-être économique. Ils ont le droit de chercher à s’émanciper de l’image de l’Indien mineur, indigent et assisté. De nombreuses initiatives économiques ont été engagées au cours des dernières décennies pour concrétiser ces aspirations. Les projets d’entreprenariat conduits par plusieurs ethnies sont devenus des exemples pour d’autres. Les organisations indigènes qui sont à l’origine de tels projets sont aussi de plus en plus présentes dans le champ politique.

La seconde contestation à laquelle est confronté l’indigénisme de gauche est d’origine religieuse. Elle émane des communautés indiennes qui ont été converties au christianisme évangélique pentecôtiste par les nombreuses missions brésiliennes et étrangères qui interviennent sur tout le territoire national. La capacité d’influence du courant évangélique pentecôtiste au Brésil ne se manifeste pas seulement au niveau des banlieues des grandes mégapoles. Elle est aussi illustrée par la multiplication de groupes missionnaires intervenant en direction des populations indigènes. Les données disponibles attestent d’une influence croissante de ces églises au sein des ethnies indiennes. En 1991, le recensement national de la population montrait que 14% des Indiens étaient évangéliques. En 2010, ce pourcentage était de 25%. Une étude de l’institut DataFolha réalisée en 2018 indiquait que près d’un tiers des populations indiennes appartenait alors à l’une ou l’autre des confessions pentecôtistes ou néo-pentecôtistes. Il est probable que ce taux soit plus élevé aujourd’hui. Le dynamisme des églises évangéliques pentecôtistes en milieu indigène est impressionnant. D’abord implantée par des missionnaires blancs (brésiliens et étrangers), la foi pentecôtiste est aujourd’hui propagée et entretenue par des pasteurs appartenant eux-mêmes aux ethnies auprès desquelles ils travaillent. Ici encore, les milieux pentecôtistes indigènes cherchent de plus en plus à exister sur le terrain politique. Ils prônent clairement une assimilation de leurs fidèles à la culture de la société environnante.

Des ethnies dans…. l’agribusiness

Les Indiens qui vivent sur des Terres Indigènes et veulent développer une agriculture moderne pour sortir de la pauvreté se heurtent à d’énormes difficultés. La première est sans doute la lenteur du processus de régularisation de l’occupation des terres. Passé ce stade, les projets de production doivent être soumis à l’IBAMA (Agence fédérale de préservation de l’environnement), pour obtenir un agrément environnemental. Très souvent, l’Institution les refuse ou impose des contraintes qui rendent les rendent économiquement inviables. Selon la Constitution, les Indiens qui vivent sur les Terres et Réserves Indigènes sont les usufruitiers d’un domaine foncier qui reste la propriété de l’Etat fédéral. Ils ne seront jamais les propriétaires de ce domaine. Cela signifie qu’ils rencontrent de grandes difficultés pour obtenir des crédits lorsqu’ils envisagent de faire financer par des banques des projets agricoles d’envergure. D’autres obstacles apparaissent au niveau de la commercialisation des productions. Convaincues que l’agriculture moderne productive et performante ne peut pas être développée par des Indiens sans qu’ils abandonnent leur mission de « gardiens de la nature », de « conservateurs de l’environnement », des entreprises nationales et étrangères refusent d’acquérir les productions mises sur le marché. Souvent, des partenaires potentiels font état de restrictions à l’importation qui interdisent l’entrée sur les pays occidentaux de produits fournis par des agriculteurs indiens vivant sur des terres indigènes…

Une pêche collective dans un village indigène Credit: Photo by David Talukdar/Shutterstock

Deux exemples d’agribusiness indigène

En dépit de ces obstacles, de nombreuses ethnies produisent et commercialisent aujourd’hui du soja, du café, du cacao, des fruits à coques vendus sur le marché intérieur et exportés vers plusieurs pays, sans détruire la forêt ou d’autres biomes, contribuant au contraire grâce à l’amélioration des revenus au développement de programmes de préservation de l’environnement. Deux initiatives connues au Brésil sont aujourd’hui perçues par de nombreuses ethnies comme des références. La première a été engagée dans l’Etat amazonien du Rondônia. La seconde a été lancée il y a près de vingt ans dans le Nord-Ouest de l’Etat du Mato Grosso.

Dans le Rondônia, le café a été planté pour la première fois par des « blancs » à la fin des années 1980. Depuis, plusieurs terres traditionnellement occupées par des Indiens ont été démarquées puis légalisées. Sur les Terres Indigènes où elles ont été installées, des familles indigènes ont repris la culture du café. En 2018, la plus importante entreprise nationale de torréfaction et de commercialisation (elle contrôle 30% du marché de consommation au Brésil), le groupe 3corações, a engagé un partenariat avec les Indiens caféiculteurs. Avec l’appui de la FUNAI, des organismes de développement agricole de l’Etat et de coopératives indigènes, les partenaires ont lancé le projet Tribos (tribus). Depuis 5 ans, 132 familles de producteurs de café (plus de 500 personnes) établies sur 28 villages fournissent en cafés premium de haute qualité (100% Robusta d’Amazonie) la firme brésilienne. Le projet Tribos est entièrement porté par les Indiens producteurs. La caféiculture est conduite selon un cahier des charges visant à préserver la ressource forestière et la biodiversité. Il s’agit aussi de valoriser le travail de la population indigène (les récoltes sont rémunérées en fonction de la qualité), d’améliorer le niveau de formation des caféiculteurs, d’investir en équipements et infrastructures permettant le traitement et le stockage des récoltes, de bonnes conditions de commercialisation.

Plus de 2 000 personnes des ethnies Pareci, Nambikwara et Manoki sont installées sur plusieurs Terres Indigènes légalisées du Nord-Ouest du Mato Grosso. Répartie sur 86 villages, cette population occupe une surface totale de 1,172 million d’hectares. Jusqu’au début des années 2000, l’effectif d’habitants diminuait régulièrement sur ces territoires. La pauvreté régnait, la population souffrait de malnutrition. Plusieurs responsables indiens ont alors décidé de s’engager dans l’agriculture de rente en initiant une production de riz. Ils sont ensuite passés au soja, au maïs, au sorgho, au tournesol et au haricot noir, les principales cultures annuelles pratiquées dans la région. Ces Indiens ont alors résolu d’utiliser les mêmes techniques de production que celles utilisées par les agriculteurs « blancs » qui les entouraient : installation des cultures sur de grandes surfaces (recherche d’économie d’échelle), mécanisation, recours aux intrants (semences, engrais, produits de traitement) garantissant une bonne productivité. Aujourd’hui, les 19 000 hectares de cultures mécanisées répartis sur 11 exploitations différentes représentent près de 1,7% de la surface totale des Terres Indigènes occupées par les trois ethnies. A cela s’ajoutent quelques centaines d’hectares consacrés aux cultures vivrières. Le reste des territoires occupées par les trois ethnies (98% de l’extension totale) est entièrement préservé et n’a subi aucune dégradation. Depuis quelques années, les agriculteurs indiens sont organisés en coopérative, la Coopihanama, une structure qui procède à l’acquisition de tous les intrants, assure les récoltes, le stockage et la commercialisation. La coopérative emploie 200 salariés et mobilise 300 employés saisonniers aux époques de moisson. En 2022, les revenus nets qu’elle a fourni à ses 2 000 adhérents ont atteint 9 millions de BRL (1,7 million d’USD).

Le développement d’une agriculture moderne à grande échelle se heurte à trois obstacles. Les Indiens et leur coopérative ne parviennent pas à obtenir un agrément environnemental officiel auprès de l’IBAMA. Ils ont pourtant accepté il y a quelques années de respecter un cahier des charges qui leur interdit par exemple de cultiver du soja OGM. Faute d’agrément, les cultures développées sur les 10 exploitations sont considérées comme illégales et peuvent à tout moment faire l’objet de saisies. La seconde difficulté est liée au financement de l’installation des cultures (un coût annuel estimé à plus de 2 milliards de BRL). N’étant pas propriétaires des terres qu’ils cultivent, les exploitants indigènes ne peuvent pas obtenir d’emprunts bancaires pour financer les campagnes. Ils financent l’installation des cultures en utilisant un système de troc avec les collecteurs (ces derniers avancent les intrants et sont payés par des livraisons de volumes convenus à l’avance de soja, de céréales ou de haricots). Pour réduire les contraintes financières des exploitants impliqués dans ce programme, le gouvernement du Mato Grosso envisage de créer un fonds de soutien qui pourrait servir de garantie auprès des banques. Dans ces conditions, une fois l’agrément environnemental obtenu, les adhérents de la Coopihanama envisagent d’étendre les surfaces affectées aux cultures annuelles jusqu’à 50 000 hectares (4,2% de la surface des Terres Indigènes occupées). Ils souhaitent aussi engager d’autres productions (pisciculture, élevage porcin, production avicole) et diversifier leurs filières de commercialisation.

Au fil des années, les Indiens de la coopérative ont suivi des formations, amélioré leurs compétences. Le projet est devenu une référence pour de nombreux leaders indigènes d’autres régions qui souhaitent s’inspirer de cet exemple. Les pionniers du nord-ouest du Mato Grosso ont obtenu le soutien du ministère de l’Agriculture pendant le mandat de J. Bolsonaro. Franchement opposés à la politique d’assistance prônée par la majorité des organisations indigénistes, ils ont fait l’objet de nombreuses critiques de la part d’Ongs environnementales radicales et des mouvements de gauche qui prétendent soutenir la cause des Indiens.

Les initiatives de développement économiques autonomes visant à améliorer les revenus et les conditions de vie matérielles des Indiens concernent aussi le secteur du tourisme. En région amazonienne et sur les savanes du Cerrado, de nombreux projets d’entreprises ont permis depuis plusieurs décennies l’émergence d’une nouvelle activité, dite d’ethnotourisme, cherchant à combiner accueil de visiteurs extérieurs (nationaux ou étrangers), préservation de l’environnement et des modes de vie, réussite économique et implication des populations indigènes. Cette activité d’ethnotourisme n’est pas appréciée par les Ongs environnementales et indigénistes citées plus haut.

C’est sans doute la troisième difficulté que ces populations indigènes doivent affronter. Démontrant qu’il est possible de sortir de la pauvreté, d’engager un développement économique sans perdre de vue l’objectif de préservation de l’environnement, ces Indiens qui se prennent en mains ne correspondent plus au portrait de ces indigènes arcboutés aux traditions et aux modes de vie ancestraux que vendent la plupart des Ongs de la gauche. Ces innovateurs sont donc soumis à d’incessantes dénonciations de la part des indigénistes « politiquement corrects ». Hier accusés de « bolsonarisme », ils sont aujourd’hui menacés par le Ministère des Peuples Indigènes du gouvernement Lula où l’on considère que les bons Indiens sont ceux qui dépendant de l’assistance de l’Etat…

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L’offensive évangélique

La mouvance indigéniste de gauche est aussi confrontée depuis plusieurs années à la stratégie d’influence que conduisent les multiples églises évangéliques en milieu indigène. Cette offensive est très puissante. Elle concerne pratiquement toutes les ethnies les plus nombreuses qui vivent au Brésil. Elle est conduite par des organisations qui disposent de moyens conséquents pour mener un travail de prosélytisme très efficace. Les églises missionnaires pentecôtistes et néo-pentecôtistes ont, dès les premières décennies du XXe siècle, souhaite implanter des réseaux de fidèles indigènes animés par des pasteurs d’origine indienne au sein de chaque ethnie, de chaque village indien. Elles sont parvenues à atteindre cet objectif. Créé en 1991, le Conseil National des Pasteurs et leaders Evangéliques Indigènes (COMPLEI) réunit aujourd’hui plus de 2000 pasteurs et responsables missionnaires de diverses structures ecclésiales.

Quelles soient brésiliennes ou émanations d’organisations étrangères, les églises les plus offensives sont regroupées au sein de l’Association des Missions Transculturelles Brésiliennes (AMTB), une structure nationale qui réunit quelques 40 organisations évangéliques dont une vingtaine sont engagées dans un travail de prosélytisme religieux intense auprès des populations indigènes. Citons ici la Missão Novas Tribos do Brasil (MNTB), Asas de Socorro, Jocum Porto Velho, Missão do Ceu, Missão Evangélica Caiuá, Missão Evangélica Indios do Brasil, Missão Evangélica da Amazônia, Missão Evangélica Unida, Missão Pró Amazonas. Plusieurs de ces organisations ont des liens avec des mou-vements religieux nord-américains [1]. Toutes disposent de moyens financiers et humains conséquents.

Les missions dites transculturelles sont des organisations religieuses de diverses obédiences pentecôtistes et néopentecôtistes dont l’objectif principal est de diffuser la doctrine chrétienne auprès de sociétés qui ne sont pas de tradition chrétienne. Elles défendent une vision conservatrice sur le plan éthique et social, revendiquent un fondamentalisme sur le plan religieux. La Bible, livre de la révélation, doit être apportée à tous les peuples de la terre. La doctrine religieuse qui les guide est une vision eschatologique du monde qui attend la seconde venue de Jésus-Christ sur terre. Pour que ce retour advienne, les missionnaires qui ont déjà reçu la révélation doivent suivre la « Grande Commission », c’est-à-dire l’ordre missionnaire, le mandat qui leur a été confié par le Christ d’aller vers toutes les nations qui ne connaissent pas le christianisme et de faire d’elles des disciples [2]. Novas Tribos prétend ainsi « atteindre la plus isolée des tribus, où qu’elle soit » et se donne comme objectif de « créer des églises au cœur des groupes humains les moins accessibles partout dans le monde »… Asas do Socorro (les ailes du secours) ou Missão do Ceu (Mission du Ciel) sont des organisations utilisant (comme les dénominations le laissent entendre) d’importants moyens aériens pour atteindre les zones les plus reculées du Brésil, notamment sur le bassin amazonien.

Les évangéliques contre les cultures traditionnelles indigènes

Au Brésil, la stratégie de ces groupes entre en conflit avec la politique indigéniste officielle (respect de l’autodétermination des populations indigènes, des cultures traditionnelles) et avec l’indigénisme pratiqué par les mouvements d’obédience catholique ou de gauche (qui affirment vouloir maintenir les modes de vie et la culture traditionnels). Les missions évangéliques s’opposent aussi à la politique de la FUNAI qui interdit toute prise de contact avec des peuples indiens qui sont encore totalement isolés. Elles n’acceptent pas le principe de respect des cultures traditionnelles et le droit accordé aux populations indigènes de lutter contre l’assimilation. Les missionnaires évangéliques ne se contentent pas de faire du prosélytisme religieux et de convertir. Ils prétendent « civiliser » les Indiens et les contraignent à rejeter leur propre identité et leurs traditions. La pratique de la médecine ancestrale, les rites religieux, les modes d’expression propres aux cultures indigènes sont interdits, présentés comme manifestations diaboliques. Déculturés, les nouveaux fidèles évangéliques perdent en grande partie leur capacité d’autodétermination.

Pour contourner les obstacles liés à la politique indigéniste de l’Etat brésilien, les missions évangéliques pentecôtistes ont depuis des décennies utilisé divers subterfuges afin de ne pas apparaître comme de simples groupes religieux. Elles se présentent comme des organisations liées à des universités, réunissant des chercheurs en anthropologie ou ethnologie. Elles apparaissent encore comme des organismes d’assistance aux populations défavorisées intervenant notamment dans le domaine de la santé. Il y a donc un double jeu. Pour les pouvoirs publics, les missionnaires transculturels sont donc avant tout des groupes d’éducateurs, de spécialistes de la santé [3], des linguistes ou des anthropologues. Ils utilisent notamment leurs compétences en matière médicale pour justifier leurs prises de contact avec des ethnies indiennes isolées. Aux yeux des populations indigènes, ces missionnaires sont d’abord des médecins, des infirmières, des agents d’alphabétisation qui pallient aux carences de l’Etat. Ces populations découvrent ensuite que les agents de santé sont aussi et surtout des prosélytes agressifs et intolérants.

Le mouvement indigéniste contre les évangéliques

Qu’il soit lié aux églises chrétiennes historiques ou animé par des Ongs de la gauche écologique, le mouvement indigéniste se retrouve depuis des décennies en concurrence directe avec les missions évangéliques en termes d’influence sociale, idéologique et politique auprès des populations indiennes. Les indigénistes relayés par des grands médias nationaux et les forces politiques de gauche accusent les organismes missionnaires évangéliques de conduire un projet assimilationniste, de contribuer à détruire des modes de vie et des cultures traditionnelles, d’imposer des valeurs et des comportements étrangers à l’identité des populations concernées, etc… Les missions pentecôtistes sont aussi dénoncées (très souvent à raison) parce qu’elles propagent des maladies virales en cherchant à atteindre les ethnies encore isolées. Leur engagement dans le domaine de la santé auprès de populations importantes est souvent vilipendé. Depuis 2021, la Mission Evangélique Caiuá est chargée d’assurer le recrutement du personnel médical, le transport et l’acheminement de médicaments auprès de l’ethnie Yanomami. Elle a été accusée de contribuer à la crise humanitaire que connaissent les populations en question depuis quelques années. Souvent proches des forces politiques de droite et notamment de la mouvance bolsonariste, ces missions évangéliques ont été particulièrement vilipendées sous le gouvernement de Jair Bolsonaro (2019-2022). Elles ont régulièrement cautionné la politique d’une Administration qui a refusé pendant quatre ans de démarquer et d’homologuer de nouvelles terres indigènes.

Pour le mouvement indigéniste des Ongs et des églises historiques, la mouvance évangélique aurait été un agent majeur de la politique ethnocidaire menée par Bolsonaro. Dans la guerre d’influence que mènent ces deux forces, les missions évangéliques ne se privent pas non plus de dénoncer la main mise sur la FUNAI et le contrôle de la politique indigéniste officielle qu’exercent depuis des décennies les Ongs, le CIMI et les autres organismes liés aux églises chrétiennes historiques. Ces missions et les relais qu’elles peuvent utiliser au sein de la classe politique soulignent que la FUNAI n’agit pas comme un organe public indépendant et neutre, qu’elle est devenue un instrument au service de la seule cause de la mouvance indigéniste « cimiste » et de la gauche écologique…

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Comme le pays, le monde indien est très polarisé

Cette mouvance est désormais en conflit ouvert avec les Indiens pentecôtistes et les groupes de populations autochtones qui se lancent dans l’agriculture moderne et productive. Ce conflit est la traduction en milieu indigène de l’affrontement existant sur le plan religieux entre l’Eglise catholique traditionnellement dominante au Brésil et la sensibilité évangélique dont la sphère d’influence ne cesse de croître. Affaiblie dans tous les autres secteurs de la société civile, l’Eglise romaine cherche à résister auprès des communautés indigènes. Elle doit à cette fin ménager les ordres religieux et le clergé qui sont les plus proches des populations autochtones. Souvent, ces missionnaires sont aussi les propagateurs d’une théologie de la libération que l’épiscopat brésilien a pourtant officiellement dénoncé depuis des décennies. Selon cette théologie dans la version des missionnaires « cimistes », tous les opprimés (y compris les communautés indiennes) ne seront sauvés qu’au terme d’une révolution socialiste qui verra la fin du système économique actuel et du pouvoir, la chute de tous les oppresseurs, bourgeois brésiliens et impérialistes étrangers. La révolution sociale attendue passe par une révolution foncière. La spoliation des terres occupées hier par les peuples autochtones ne peut être réparée que par une restitution intégrale. Une fois rétablis dans leur droit, les indigènes pourront vivre pleinement selon leurs règles ancestrales. Face à la modernité qui impose une instrumentalisation de la nature, ils imposeront la symbiose de l’homme avec son milieu. A la compétition entre les individus et les sociétés que cette modernité provoque, ils substitueront la solidarité, l’équité, l’égalitarisme.

Les Indiens fidèles d’églises évangéliques ont du mal à adhérer à ce projet politique collectif. Ils ont appris à croire au salut individuel. Ils ont aussi appris que le respect les rites, les codes et des valeurs ancestrales était incompatible avec une foi chrétienne. Ils sont convaincus que leur émancipation sociale et économique est d’abord affaire de médication personnelle, de volonté d’entreprendre. Souvent, ces fidèles ont rejoint les périphéries des villes. Travailleurs ubérisés ou entrepreneurs individuels, ils ne voient pas leur avenir dans un rétablissement de valeurs et de traditions qui ne leur ont pas été transmises….

Le monde indien traversé par la politisation politique brésilienne

Entre les deux mondes évoqués ici, le conflit est aussi lié à l’extrême polarisation politique qui caractérise la société brésilienne d’aujourd’hui. Deux forces s’affrontent. La gauche post-moderne est inspirée par les défenseurs de l’environnement, les militants de politiques du genre, des droits des minorités et de ceux des peuples premiers. Au Brésil comme ailleurs sur le continent sud-américain, cette gauche identitaire prétend défendre mieux que d’autres la cause des populations indigènes. Elle trouve désormais face à elle de puissantes forces politiques dites de droite qui conjuguent le refus de l’intervention de l’Etat dans l’économie, le primat de la liberté d’entreprendre, le respect de la famille traditionnelle, le culte de l’autorité et l’ambition d’imposer une rupture avec la démocratie libérale. Les Indiens sont des citoyens comme les autres. Les communautés indigènes sont aussi profondément travaillées par la dynamique de polarisation entre les deux forces évoquées ici. Selon les leaders indigènes qui refusent l’influence de la gauche post-moderne et se positionnent à droite, quatre Indiens sur dix vivant au Brésil seraient aujourd’hui opposés à l’instrumentalisation de leur cause par les églises chrétiennes historiques et les Ongs indigénistes. Ils veulent améliorer leur bien-être économique et social. Ils sont de plus en plus convaincus qu’ils ne parviendront pas à atteindre cet objectif en s’isolant sur des Terres Indigènes légalisées qui s’étendraient au fil du temps…

[1] Ainsi, Novas Tribos au mouvement missionnaire New Tribes Mission qui développe un prosélytisme évangélique agressif sur toute l’Amérique latine depuis les années cinquante. Jocum Porto Velho est l’antenne auprès des populations d’Amazonie du mouvement Jocum (Jeunes avec une Mission) créé par des missionnaires américains il y a plusieurs décennies).

[2] D’où l’effort considérable réalisé par ces missions transculturelles au Brésil pour traduire la Bible dans les diverses langues pratiquées par les populations indigènes.

[3] Depuis plusieurs décennies, les missions évangéliques contrôlent de plus en plus les services de santé fournis aux populations indigènes. En 2010, lorsque le Président Lula a créé le Secrétariat Spécial de Santé Indigène, la législation du travail interdisait l’envoi par l’Etat d’équipes médicales sur les terres indigènes éloignées pour de longues périodes. Les groupes missionnaires ont alors proposé de fournir des équipes capables d’assurer de tels services. En ce qui concerne les Indiens Yanomami, la Mission évangélique Caiuá a signé un accord avec le gouvernement fédéral en 2021 pour assurer elle-même le recrutement de personnel médical, leur transport et l’acheminement de médicaments.

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À propos de l’auteur
Jean-Yves Carfantan

Jean-Yves Carfantan

Né en 1949, Jean-Yves Carfantan est diplômé de sciences économiques et de philosophie. Spécialiste du commerce international des produits agro-alimentaires, il réside au Brésil depuis 2002.

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