Les humanités sont la condition de la démocratie. Entretien avec Enzo Di Nuoscio

21 mai 2023

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Les humanités sont la condition de la démocratie. Entretien avec Enzo Di Nuoscio

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S’il est de bon ton de condamner les « populismes », les dangers inhérents de la démocratie sont rarement interrogés. Le risque est pourtant de donner le pouvoir à l’aboyeur public, parce qu’il parle fort et haut. Pour que la démocratie survive, il faut plus de littérature, de philosophie et de roman, et pas seulement de la technique. Entretien avec le Professeur Enzo Di Nuoscio, auteur de Pourquoi les humanités sauveront la démocratie. 

Enzo Di Nuoscio est professeur de philosophie des sciences à l’université du Molise et maître de conférences à l’université LUISS de Rome. Il est spécialiste de l’épistémologie des sciences humaines et de philosophie politique. Il est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages. Pourquoi les humanités sauveront la démocratie, (Puf, 2023) a été traduit par Philippe Nemo, qui en a également rédigé la préface. 

Propos recueillis par Jean-Baptiste Noé.

L’originalité de votre ouvrage est de montrer que ce qui est apparemment inutile, les humanités, constituent ce que vous nommez « les gènes invisibles » de la démocratie. Pourquoi les humanités sont-elles si importantes pour la survie de la démocratie ? 

Si l’établissement d’une démocratie n’était lié qu’à la défaite d’un dictateur et à la tenue d’élections libres, il suffirait d’envoyer des marines américains ou des casques bleus de l’ONU pour avoir une transition démocratique. Peut-être même d’y adjoindre de bons constitutionnalistes et politologues pour en établir les règles. 

Mais la démocratie, c’est bien plus que cela. C’est une plante qui, pour pousser et résister aux vents les plus faibles de la crise économique et sociale, a besoin de racines profondes, bien ancrées dans l’histoire d’un peuple. La démocratie consiste en une « révolution » qui remplace la « critique des personnes » par la « critique des idées », la force par le dialogue, en faisant des institutions le lieu où nous laissons mourir les idées à notre place. Cette « révolution » ne peut s’affirmer que si un peuple partage certaines valeurs, les « gènes invisibles de la démocratie » : le respect de la personne humaine, de sa dignité et de sa conscience ; la conscience que le savoir est faillible et qu’il ne peut donc y avoir de leader porteur de valeurs absolues. 

La démocratie consiste en une « révolution » qui remplace la « critique des personnes » par la « critique des idées », la force par le dialogue, en faisant des institutions le lieu où nous laissons mourir les idées à notre place.

Le citoyen démocratique doit aussi avoir un minimum de capacité critique et d’autonomie de jugement ; être capable de comprendre les motivations des autres ; avoir une connaissance suffisante du fonctionnement de la société ; se sentir d’une certaine manière membre d’une communauté et d’un destin commun. L’éducation humaniste est ici fondamentale pour accumuler ces « ressources », nécessaires à la construction de cet « esprit critique » sans lequel, comme dans La Ferme des animaux d’Orwell, on finirait par être toujours d’accord avec le patron. 

Nos démocraties sont en danger parce qu’elles « consomment » plus de ressources humanistes qu’elles n’en produisent, à cause de classes dirigeantes qui considèrent que les études humanistes ne sont qu’une passion démodée dans une société technologique. Seule la construction et la défense d’un esprit critique permettra à la démocratie de relever avec succès le défi des nouveaux médias, qui risquent sinon de brouiller l’opinion de l’homo democraticus. Il faut donc plus de philosophie à l’ère de WhatsApp, plus de connaissances historiques à l’ère de Facebook et plus de littérature à l’ère d’Instagram. Cela empêchera l’autonomie de jugement de tomber en dessous d’un seuil minimal, empêchant même les démocraties les plus établies de se transformer en « démocraties du public », avec une opinion publique mue davantage par le pathos que par le logos, prête à louer l’aboyeur de service toujours au coin de la rue dans les moments difficiles. Investir dans les humanités, c’est donc investir dans la démocratie et défendre notre liberté. « Les hommes ont besoin de romans, de pièces de théâtre, de peintures et de poèmes, écrivait A. Meiklejohn, car ils seront appelés à voter ».

Quand vous parlez de démocratie, à quoi faites-vous allusion ? Est-ce uniquement un système politique, marqué notamment par le suffrage universel ? 

Ceux qui pensent que la démocratie n’est que cela commettent une dangereuse erreur. C’est précisément parce que la démocratie consiste à renoncer à la violence au profit du dialogue qu’elle ne peut exister que comme régime politique de la « société ouverte », c’est-à-dire d’une société « ouverte » au plus grand nombre d’idées (politiques, philosophiques, religieuses) et « fermée » aux seuls « intolérants », c’est-à-dire à ceux qui n’acceptent pas la méthode de la discussion critique pour faire valoir leurs idées. 

La « société ouverte » est le royaume de la critique et suppose le renoncement au sinistre mythe de la perfection au profit du principe plus humain de la perfectibilité : elle ne veut pas réaliser le paradis sur terre mais se limiter à réduire les « misères », en procédant (comme la science) par essais et erreurs. Un grand Italien persécuté par le fascisme, comme l’historien Gaetano Salvemini, disait qu’il faut se contenter de vivre dans le « purgatoire » de la démocratie, car la seule alternative est l’enfer de la dictature. Nous devons donc éviter de prendre les lacunes de la démocratie pour des preuves de son échec. Au contraire, notre tâche doit être de défendre et d’améliorer chaque jour ce purgatoire, toujours plein de défauts, sachant que ceux qui ont promis le paradis sur terre ont construit des goulags et des camps de concentration. Et nous devons le faire en régénérant chaque jour ces « gènes invisibles », car lorsqu’ils s’affaiblissent, les « démons visibles » des ennemis de la liberté émergent de façon dramatique.

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Vous citez don Luigi Sturzo, un opposant historique au fascisme, peu connu en France mais auteur majeur en Italie. En quoi l’œuvre de Sturzo peut-elle nous éclairer sur les rapports entre démocratie et liberté ?    

Exilé antifasciste en Amérique pendant vingt ans, don Luigi Sturzo a été l’un des intellectuels italiens les plus importants du XXe siècle. Dans son œuvre impressionnante, il a étudié les fondements philosophiques et sociologiques de la liberté et a proposé une conception de la démocratie comme un « ordre polycentrique », fondé sur des « corps intermédiaires », en opposition au centralisme totalitaire. 

Sturzo est un défenseur influent de « l’économie sociale de marché » qui insiste sur la nécessité d’une démocratie inclusive à l’égard des classes les plus pauvres. Il proposait de combattre le populisme des années 1930 par le « popularisme », c’est-à-dire par une politique qui sache être parmi les gens sans se plier à leurs passions les plus basses et les plus instinctives ; enfin, il était l’un des européistes et anti-souverainistes les plus convaincus, persuadé que la bataille pour la liberté se joue en grande partie à l’échelon supranational. 

Malheureusement, la culture italienne n’a pas été très généreuse dans la reconnaissance de la contribution de ce grand intellectuel catholique et libéral, qui a anticipé de nombreuses réflexions que l’on retrouvera plus tard chez les plus importants théoriciens de la démocratie après la Seconde Guerre mondiale.

L’Italie a fait l’expérience de l’effacement de la démocratie avec l’épisode du fascisme. Pourquoi, selon vous, cette philosophie politique est-elle née en Italie ? Est-ce dû à une immaturité politique d’une jeune nation ou bien à d’autres causes ? On peut en effet être surpris qu’un pays comme l’Italie, où l’art et la culture sont omniprésents, ait pu opter pour un régime de ce type.  

Cinq cents ans après la grande saison de la Renaissance et de l’Humanisme, la démocratie libérale italienne des années 1920 ne disposait pas encore d’une réserve suffisante de ces « gènes invisibles » pour protéger la liberté contre de nouvelles menaces. Face aux grands bouleversements sociaux résultant de la Première Guerre mondiale, à la peur de la révolution communiste et à la crise économique dévastatrice, de nombreux Italiens, dont une partie importante des classes dirigeantes, mais aussi de nombreux Européens, ont commis une « erreur de logique », pensant que si l’on se sentait mal dans une démocratie, il valait mieux y renoncer. 

Une erreur terrifiante qu’ont également commise les Allemands, l’un des peuples les plus cultivés et les plus aisés, qui ont porté les nazis au pouvoir par le biais d’élections libres, en donnant leur accord à un Hitler violent et inculte. De cette histoire tragique, nous devons tirer une leçon : les citoyens démocratiques doivent être intellectuellement équipés pour gérer, sur le plan conceptuel et émotionnel, les situations de crise économique et de difficultés sociales auxquelles ils peuvent être confrontés au cours de leur vie. Sinon, il risque de tomber dans le piège du bouc émissaire, comme dans le cas de l’antisémitisme, et de céder à l’attrait du sauveur de la patrie, comme dans le cas des dictateurs européens qui jouissaient d’un certain consensus dans ces années-là. L’étude des sciences humaines et sociales est un excellent antidote contre ce risque toujours présent. Une bonne formation historique, par exemple, peut nous apprendre que la démocratie est toujours réversible, qu’elle est pleine de défauts, même graves, mais qu’elle reste toujours le seul régime qui permet à ses détracteurs de survivre.

Une bonne formation historique peut nous apprendre que la démocratie est toujours réversible, qu’elle est pleine de défauts, même graves, mais qu’elle reste toujours le seul régime qui permet à ses détracteurs de survivre.

Il y a eu aussi en Italie la période de violence et de terreur des « années de plomb » ainsi que les violences de la mafia. Cela a conduit la démocratie à mettre en place des lois d’exception pour rétablir l’ordre. Face à de telles violences qui viennent de l’intérieur même d’un pays, quel peut être l’apport des humanités pour assurer la paix et la concorde ?

L’éducation humaniste peut faire beaucoup : combattre cette présomption de savoir absolu et de valeurs supérieures qui anime les terroristes et, plus généralement, tous les ennemis de la liberté. Ceux qui sont convaincus d’avoir le « privilège » de savoir ce qu’est la « société parfaite » auront tendance à l’imposer aux autres, même par la force. Comme le dit Mark Twain, « Celui qui croit tout savoir ne participe pas au travail de groupe ». 

La démocratie est un travail de groupe épuisant auquel se soustraient ceux qui pensent savoir ce qu’est le Bien et ce qu’est le Mal. C’est la pire hubris de la raison. L’étude de l’histoire de la philosophie, par exemple, est une bonne prophylaxie contre cette « présomption fatale », parce qu’elle nous fait prendre conscience de la diversité, parfois complémentaire et parfois opposée, des perspectives avec lesquelles on regarde le monde. En nous faisant comprendre le caractère inépuisable de la vérité et la pluralité des perspectives à travers lesquelles les individus la recherchent, la philosophie nous enseigne qu’il n’existe pas d’algorithme de l’existence humaine, et nous éduque ainsi à vivre avec l’incertitude et la pluralité des idées sans renoncer à la recherche de la vérité. Pour cette fonction intrinsèque anti-dogmatique et anti-fondamentaliste, la philosophie combat les idéologies et est un allié précieux de la démocratie. Ce n’est pas un hasard si les philosophes sont malmenés par les régimes autoritaires.

Vous consacrez plusieurs chapitres à l’économie en expliquant que celle-ci a besoin des humanités pour se développer. Il y a notamment un chapitre original sur les prix. Quels liens faites-vous entre les humanités et la compréhension des prix ? 

La fixation des prix peut être comparée à un vaste « système de télécommunication » qui transmet des informations sur les attentes des acteurs économiques (consommateurs et entrepreneurs) et sur la faisabilité et la compatibilité de leurs projets.  Par conséquent, la capacité philologique-herméneutique d’interpréter ces informations et l’attitude critique pour s’orienter dans ce système de télécommunication particulier et de plus en plus complexe deviennent fondamentales. Les prix ne sont donc pas de simples « communications de données », mais des indicateurs de possibilités pour les consommateurs et les producteurs d’orienter leurs projets individuels dans un système de division du travail au sein de ce processus de découverte qu’est la concurrence. Le prix est donc un « texte » que chaque individu doit interpréter correctement en fonction de ses propres stratégies. En développant précisément ces attitudes critiques-interprétatives, les études humanistes permettent à toutes les stratégies d’action qui se mesurent quotidiennement au dispositif des prix de mieux saisir les opportunités disponibles, surtout celles qui sont latentes, et d’améliorer les chances de succès de leurs projets.

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