Les contacts entre les peuples de la steppe et l’Europe se sont tissés dès la plus haute Antiquité. Des rencontres, des échanges et aussi des guerres qui ont conduit à une admiration et une méfiance réciproque.
Les peuples qui ont écumé les grandes steppes d’Asie centrale, de l’Ukraine aux confins de la Chine, sont peu connus en Europe occidentale[1]. En effet, les dernières grandes incursions de guerriers à cheval nomades provenant de cette vaste zone datent du Xe siècle avec les Magyars, si l’on exclut les avant-gardes mongoles qui sont parvenues jusqu’à l’Adriatique en 1242 (pour repartir promptement). Les voyages de Marco Polo ont laissé une trace dans l’imaginaire des Européens de l’Ouest, mais ces récits sont imprégnés de mythes. Des rapports distendus furent même établis, avec échanges de lettres entre le pape Innocent IV et le Grand Khan Güyük, l’un des successeurs de Gengis Khan, vers 1245. Le roi de France Louis IX reçut une ambassade mongole. L’idée était de former une alliance de revers contre les puissances musulmanes du Levant et d’Égypte. Toutefois, ces liens n’aboutirent sur rien de bien concret. Dans l’imaginaire collectif des Occidentaux, les guerriers des steppes étaient les terribles descendants des Huns, les « Tartares » (jeu de mot sur le terme « Tatar », désignant un peuple turc[2], et le Tartare, le monde souterrain de la mythologie grecque). Ils étaient perçus comme sanguinaires, barbares, comme des bêtes sauvages, éloignés de la civilisation et de ses raffinements.
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Or, la réalité telle que rapportée par les travaux des historiens montre une image différente de ces féroces conquérants. Prenons l’exemple de l’empire bâti par le plus célèbre d’entre eux, Gengis Khan. On ne peut être plus éloigné de l’image caricaturale de la horde de sauvages guerriers hirsutes ravageant tout sur leur passage, sans autre objectif que le pillage, le massacre et la destruction. La conquête fut réalisée par un stratège hors pair, dirigeant une armée extrêmement disciplinée et organisée (système décimal d’unités de 10, 100, 1 000 et 10 000 par exemple), dotée d’une logistique bien rodée. Toute campagne de conquête était précédée d’un travail minutieux de renseignement et de déstabilisation, afin de se renseigner sur les forces et faiblesses du pays à envahir, ainsi qu’à semer la terreur en propageant des rumeurs. La sauvagerie, bien réelle, de certaines conquêtes avait avant tout un objectif psychologique : abattre la volonté de résistance de l’adversaire (résistez, et vous mourrez). Une fois un pays conquis, il était incorporé dans l’empire qui fit rapidement admirablement administré par des lettrés provenant de Chine, d’Iran, des pays ouïghours… La tolérance religieuse était la règle, le fanatisme l’exception. Les ordres étaient transmis avec une rare rapidité grâce à un système élaboré de relais. Les élites dirigeantes conquises étaient parfois maintenues en place par la mise en place d’un tribut, comme l’ont connu les principautés russes du Nord, jusqu’à Novgorod. Le commerce était florissant, les routes caravanières sécurisées par un ensemble politique unique et en paix, sous l’égide des Mongols et des Turcs. On est bien loin de l’image d’Épinal du royaume barbare.
Différence des Turcs et des Mongols
Une précision s’impose. Turcs et Mongols constituent des peuples différents, bien qu’apparentés. Leurs langues diffèrent, même s’il existe un substrat commun (les langues dites « altaïques », avec le Toungouse). Leurs religions également : les premiers sont très majoritairement musulmans là où les seconds ont davantage opté pour le chamanisme, le christianisme (surtout nestorien) ou, plus tard, le bouddhisme. Toutefois, ils demeurent très proches par leur mode de vie : pasteurs nomades de cavaliers, vivant en communautés claniques, parfois unis, souvent désunis, maniant l’arc et le sabre de manière inégalée, Turcs et Mongols se sont souvent mêlés (et combattus). Leurs civilisations médiévales sont très proches, si bien que lorsque l’empire mongol gengiskhanide s’étendit et établit sa domination sur la majorité du monde connu, les troupes impériales étaient avant tout composées de Turcs, les Mongols fournissant les cadres militaires et les unités d’élite.
Une fois la période médiévale passée, cette grande Asie centrale fut largement ignorée par les Européens de l’Ouest (mais pas ceux de l’Est !). À partir du XVIe siècle, la quasi-totalité des peuples nomades passe progressivement sous le joug de l’empire des tsars. La conquête est achevée au XIXe siècle, les fiers descendants des peuples turcs subissant dorénavant la domination des anciens sujets russes. À la Russie tsariste succède l’URSS, qui marqua aussi les peuples d’Asie centrale. Jamais cette région ne fut alors aussi éloignée, géopolitiquement et idéologiquement, de l’Europe occidentale.
Les destins politiques contemporains des peuples des steppes : autoritarisme ou démocratie ?
La chute de l’URSS a, pour la première fois de leur histoire récente, laissé les peuples turco-mongols maîtres de leur avenir, après avoir subi une longue dictature (la Mongolie était vassalisée par l’URSS durant la quasi-totalité de la période communiste). Sans passé démocratique, ces pays allaient-ils s’enfermer dans des régimes autoritaires, ou bien s’ouvrir à de nouvelles pratiques politiques ? Car affirmer qu’un peuple n’est pas « apte » à la démocratie est absurde : ce n’est pas inscrit dans les gènes. En revanche, l’histoire culturelle et sociopolitique peut aider à une meilleure compréhension.
Un retour sur l’Histoire peut donc ici encore être utile. Les peuples des steppes, et notamment les Mongols, n’ont pas connu que des systèmes politiques impitoyables et autoritaires tout au long de leur histoire, mais davantage une organisation reposant sur deux éléments fondamentaux : le consensus et la méritocratie. Ainsi, les grandes décisions dans l’empire mongol, que ce soit celle de la désignation d’un nouveau souverain ou les grandes orientations militaro-stratégiques, étaient-elles prises dans le cadre d’un conseil, le Kurultai, qui rassemblait les principaux responsables de l’empire. Les décisions n’étaient donc pas prises unilatéralement par un souverain tout-puissant, mais bien par une assemblée de grands notables. Cette culture du consensus et de l’assemblée pouvait se décliner sur plusieurs niveaux inférieurs, jusqu’au clan. L’idée d’un souverain absolu était donc plutôt étrangère à la culture nomade, car les liens d’interdépendances étaient extrêmement puissants et garants de la puissance d’un empire (généralement davantage une confédération de tribus et de peuples qu’un véritable empire). Toutefois, lorsque la décision était prise, l’obéissance devait être absolue. Un autre aspect peu connu de la pratique politique des nomades d’Asie centrale était la méritocratie. Les hautes fonctions, et les plus grandes responsabilités dépendaient moins de la naissance (la « noblesse » de sang) que du talent. L’empire mongol est, encore une fois, particulièrement éclairant sur cet aspect. Outre les plus hautes fonctions administratives civiles, dont les dépositaires étaient recrutés parmi les sujets les plus doués de l’empire, quelle que soit leur origine, les responsabilités militaires étaient attribuées aux plus talentueux. Ainsi, les meilleurs généraux de Gengis Khan, Mukali, Djebe ou Subotaï, étaient-ils issus du rang, et non de la noblesse mongole.
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Les trajectoires contemporaines des pays d’Asie centrale et de la Mongolie sont diverses, malgré un substrat relativement comparable (peuples issus des steppes, anciens dominants devenus dominés par les Russes puis Soviétiques). La Mongolie a connu une démocratisation rapide, malgré des périodes de vives tensions. Et c’est assez remarquable : vaste pays très peu peuplé, riche en matières premières mains coincées entre la Russie et le Chine, la Mongolie avait tout pour demeurer une dictature ou – pire – redevenir un État-satellite russe ou chinois. Il n’en est rien même si, bien entendu, Moscou et Pékin ont des intérêts à défendre dans ce pays. Les pays turcophones d’Asie centrale ont eu plus de mal à se débarrasser des habitudes issues de décennies de dictature soviétique, la plupart ayant basculé dans des régimes dits présidentiels, mais en réalité autocratiques. Un clan, souvent issu de l’ancienne nomenklatura soviétique locale, s’y est approprié le pouvoir, et les ressources.
Le cas du Turkménistan est ainsi éclairant. D’autres ont connu une évolution plus subtile, comme le Kazakhstan. Sous la tutelle du clan Nazarbaïev, ce vaste pays doté de nombreuses ressources (notamment hydrocarbures et uranium) a développé son économie tout en maintenant un équilibre géopolitique subtile entre Russie, Chine et Occident. Une partie des ressources a été réinvestie dans l’éducation, élément fondamental de toute évolution politique à venir, tout en maintenant une tutelle sécuritaire forte pour garantir la stabilité. Stabilité et éducation semblent ainsi les deux piliers sur lesquels une démocratisation pourrait être enclenchée. Malgré les remous et les crises (comme celle de janvier 2022), le président du Kazakhstan, M. Tokaïev, en poste depuis 2019, a montré des signes encourageants, en introduisant des réformes visant à diminuer les pouvoirs de la présidence (comme la limitation du mandant à 7 ans non renouvelables) et accroître ceux du parlement. Une évolution du Kazakhstan similaire à celle de la Mongolie n’est ainsi pas à exclure.
Le destin politique des peuples des steppes centrasiatiques, bien qu’éloigné des regards des opinions publiques d’Europe occidentale, ne devrait pas mériter désintérêt ou condescendance. Tout processus est long, demande du temps, la démocratie n’émerge pas du jour au lendemain du néant. Il faut des bases solides, comme la culture politique, l’éducation du peuple, une conscience nationale, une tradition culturelle. Cette dernière existe, et n’est absolument pas contradictoire avec la culture démocratique, comme l’illustre l’exemple mongol. Toutefois, le principal obstacle réside dans le défi de la conception parfois clanique du pouvoir. La démocratisation ne sera possible que si ces pays, ces peuples, parviennent à passer d’une logique clanique de l’exercice du pouvoir à une logique populaire et citoyenne.
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[1] À l’opposé des Européens de l’est, comme les Russes, qui ont subi des siècles de domination mongole avant de devenir eux-mêmes les maîtres des tribus d’Asie centrale.
[2] On fait parfois, à raison, la distinction entre « turc » et « turcique ». Turc désigne maintenant les « Turcs de Turquie », même si ces derniers sont des migrants médiévaux qui se sont imposés progressivement en Asie Mineure. Turcique se réfère, lui, à l’ensemble ethnolinguistique des peuples parlant une langue « turque », et recouvre de très nombreux peuples, comme les Kazakhs, les Turkmènes ou encore les Ouzbèques, mais aussi les Turcs de Turquie ou les Azéris. Pour plus de légèreté, le terme turc sera utilisé, plutôt que turcique.