<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Les grandes batailles à venir de l’armée de terre

11 janvier 2022

Temps de lecture : 6 minutes

Photo : Les grandes batailles à venir de l’armée de terre. Credit:NICOLAS MESSYASZ/SIPA/2107102232

Abonnement Conflits

Les grandes batailles à venir de l’armée de terre

par

Lors de son audition à l’Assemblée nationale le 23 juin dernier, le général Burkhard, alors CEMAT, exposait en termes clairs son programme : « Une armée de terre entraînée, au moral solide, disposant d’un large spectre de capacités, pour faire face aux chocs futurs. » Ces propos de celui devenu CEMA guideront notre réflexion.

 

Les chocs futurs

Préparer l’armée « aux chocs futurs » : derrière cet impératif de tout chef militaire (et de tout politique) se profilent plusieurs débats de doctrine.

Le premier est celui des dérives d’une armée devenue trop expéditionnaire, c’est-à-dire d’une armée trop orientée vers un modèle d’OPEX[1]. Comme le reconnaît l’ancien CEMAT, les OPEX se sont déroulées dans « une sorte de confort opérationnel. Nous nous battons sans menace aérienne, sans menace de missiles de longue portée, et nous ne subissons pas de brouillage[2]. » Or, les guerres de ces dernières années sont éloignées des menaces que les forces de l’opération Barkhane doivent affronter chaque jour. En un mot : les OPEX risquent d’éloigner l’armée de terre française des enjeux des chocs futurs, comme naguère la guerre d’Algérie ne préparait pas l’armée de terre aux défis de la guerre froide. La hiérarchie militaire en est consciente : elle sait que l’armée de terre « agit sur un segment réduit de conflits[3] ».

C’est pourquoi elle parle beaucoup de « haute intensité » : mais là aussi se situe le danger d’une dérive. Il ne s’agit pas de nier qu’il est impératif de s’y préparer. Les guerres dans le Caucase, en Libye, l’arsenalisation de tous les espaces, des fonds sous-marins à l’espace, la prolifération des missiles de déni d’accès (mer-mer, sol-air) et des drones armés ou suicide, la stratégie d’étouffement chinoise en Indo-Pacifique et l’affirmation de la force comme moyen de règlement des conflits, disent assez la nécessité d’un réarmement massif, intégral et durable, qui doit irriguer toutes nos armées.

Mais la haute intensité en elle-même n’est qu’un moyen et non une finalité. On m’objectera que tel n’est pas le rôle du militaire dont le devoir est de préparer l’armée aux chocs futurs et non de définir les missions qui relèvent du politique. Mais à trop parler du moyen aux élus comme aux citoyens, on en finit par lui faire oublier la mission première des armées : la défense de la souveraineté française. C’est leur unique légitimité. Avant même les configurations des chocs futurs, il y a la défense du territoire. Si, comme le CEMA, nous pouvons faire la supposition qu’il n’existe pas « de menaces directes contre le territoire métropolitain[4] », du moins de la part d’États-nations constitués, l’outre-mer est lui, bel et bien aux avant-postes des chocs futurs. La présence militaire y a été pourtant considérablement réduite (d’un quart au moins) ; la LPM actuelle ne comblera que très partiellement les lacunes inquiétantes que l’on y constate : réduction du nombre de militaires, absence de matériels modernes, obsolescence et défaillance du parc de matériels en service, état dégradé des infrastructures technico-opérationnelles. Le rapport du Sénat sur les FAG[5] est consternant : ses conclusions pourraient sans nul doute s’appliquer à l’ensemble des DROM-COM.

Il me semble donc que, si l’obtention de moyens pour la haute intensité doit être mené vigoureusement, la souveraineté doit en être la finalité et non l’oubliée. Ce qui n’est pas protégé est pillé et ce qui est pillé est contesté. Or, tant dans le canal du Mozambique qu’en Asie-Pacifique, les menaces sur notre souveraineté sont bien réelles, peu prises en considération, et non perçues par les Français. La France aurait-elle les moyens d’une guerre des Éparses menée par des Malgaches conseillés par des Chinois ? Les armées auraient-elles les capacités amphibies et héliportées pour y répondre ? Pourraient-elles disposer du volume nécessaire pour « être et durer » ? À lire certaines analyses, on en doute fortement.

À lire également

Nouveau hors-série : Armée de terre, le saut vers la haute intensité

Un large spectre de capacités

L’ancien CEMAT évoquait la nécessité de disposer d’un « large spectre de capacités » : objectif que nous faisons nôtre, car il participe d’une armée dissuasive et à ce titre de la manœuvre générale de la dissuasion. Soulignons avec le général Burkhard la contribution des OPEX : « L’expérience acquise dans nos opérations actuelles et qu’il faut absolument conserver : manœuvre aéroterrestre dans des conditions éprouvantes, rusticité de la troupe, autonomie des chefs tactiques, opérations de ciblage en boucle courte[6]. »

Mais d’une LPM à l’autre, il y a toujours des fragilités structurelles inquiétantes.

La première réside dans l’entraînement. La lecture attentive des rapports parlementaires comme les remontées qui nous parviennent des unités et des écoles témoignent d’une difficulté systémique à respecter les journées de préparation opérationnelle, les heures de vol et plus encore d’aller au-delà des seuils minimaux. La surchauffe des OPEX et de Sentinelle explique l’indisponibilité des hommes, des matériels et du temps, cercle vicieux difficile à briser. La priorité absolue est bien de redonner à l’armée de terre les moyens budgétaires et matériels de son entraînement : grandes manœuvres (à l’échelle de la division, ce qui suppose de moderniser les infrastructures technico-opérationnelles qui les rendent possibles), manœuvres à balles réelles, manœuvres interarmes et interarmées.

La deuxième fragilité réside dans le niveau extrêmement bas des stocks, de tous les stocks. Le niveau tragiquement bas des munitions dit à lui seul l’état de précarité dans laquelle des années d’incurie politique ont plongé notre armée : avec à peine quinze jours de munitions de guerre en stock, comment la France pourra-t-elle prétendre mener victorieusement un conflit type Malouines qui a duré cent jours ? Comment ne pas avoir en mémoire le tragique manque de stock de masques face à l’émergence de la pandémie ? Entendons sonner le tocsin.

La troisième faiblesse est le caractère échantillonnaire des matériels nouveaux. L’armée de terre a trop peu de tout : hélicoptères de combat et de manœuvre, véhicules de combat protégé, engins de génie, artillerie et défense sol-air, etc. La transition entre matériels anciens – qui plombent les budgets et sont responsables de la plupart de nos morts au champ d’honneur – et matériels nouveaux qui arrivent au compte-gouttes et sans leur régénération planifiée, dure depuis trop longtemps.

Enfin, l’armée de terre est trop décharnée. Après des années de coupes blanches dans les unités, elle ne semble pas taillée pour être et durer. Le défi n’est pas seulement le recrutement de 15 000 hommes par an et leur fidélisation, mais aussi la densité des unités. On sent bien, à écouter les militaires du rang comme les cadres, que les régiments manquent de muscle. Il ne nous appartient pas de dire où il faut le mettre, mais d’en poser le constat.

Un moral solide

Si la hiérarchie militaire comme le rapport du Haut Comité sur l’évaluation de la condition militaire[7] assurent que le moral des armées est solide, il faut nuancer cette affirmation sur certains aspects particuliers.

En premier lieu, un aspect négligé du moral des armées : leur reconnaissance intellectuelle. Quoi que l’on pense de l’affaire des tribunes, celle-ci aura démontré que les armées, et principalement l’armée de terre, estiment que leur apport intellectuel aux débats de la nation est au mieux jugé déplacé, au pire jugé subversif. Or, comme le disait Thucydide, il y a plus de deux mille cinq cents ans, « une nation qui fait une grande distinction entre ses érudits et ses guerriers verra ses réflexions faites par des lâches et ses combats menés par des imbéciles ». C’est pourquoi il est impératif que l’armée de terre s’exprime sur les enjeux contemporains de la défense nationale : « En effet, si on ne favorise pas, aujourd’hui, l’émergence des Beaufre et de Gaulle du xxie siècle, sur quels stratèges la France pourra-t-elle compter demain pour gagner ses batailles ? » Le général Burkhard a lui-même ouvert des champs intellectuels qui paraissent extrêmement fructueux, notamment la réflexion sur la contre-insurrection qui imposera de redécouvrir par exemple les travaux des colonels de la guerre d’Algérie. Pour que renaisse une école française de la stratégie, il n’y aura pas d’autre choix que d’ouvrir l’expression des militaires et de considérer enfin que le devoir de réserve sert davantage l’idéologie d’une caste au pouvoir que l’institution elle-même.

En second lieu, les traditions. Sujet tout aussi sensible que l’expression militaire, il est pourtant primordial, notamment pour l’armée de terre. À cet égard, si le « parcours traditions » mis en place dans les écoles et les unités est un premier pas, on sent encore trop les réticences de l’institution et du pouvoir politique face aux traditions, aux célébrations et commémorations des armées. Or, une armée sans traditions ne peut avoir un esprit de corps, élément essentiel de cohésion et d’attractivité de l’institution. Il n’est qu’à puiser dans les dix siècles d’histoire militaire de France pour en tirer les ressources morales et les motifs de fierté, indispensables à une armée qui fait la guerre et à une nation qui la soutient.

Enfin, une armée fière d’elle-même est d’abord fière de son uniforme qui est l’image de sa singularité même. Il est peu de dire que la « terre de France » est honnie des militaires qui regrettent bandes de commandement, épaulettes rigides et insignes en métal, etc. Là aussi, nous veillerons à ce que l’armée de terre change de visage. C’est une question de respect pour nos militaires et de prestige du militaire français vis-à-vis de la nation.

Le réarmement pour le changement d’échelle

L’armée de terre vit un paradoxe stratégique : jamais elle n’aura été autant expéditionnaire, et pourtant, elle demeure toujours aussi précaire et échantillonnaire. Le seul moyen d’y mettre un terme est de consentir à un effort budgétaire massif au nom de la défense de la souveraineté nationale et du statut de grande puissance mondiale, non alignée, de la France. L’objectif de 50 milliards € par an que la LPM affiche pour 2025 est insuffisant : il est inférieur à la fois au budget allemand et au budget britannique et il n’est même pas garanti. Le changement d’échelle que le CEMA appelle de ses vœux nécessitera un changement d’échelle budgétaire.

À lire également

Comment les Alpins articulent rusticité et technologie

 

[1] On n’évoque pas ici le débat politique pourtant majeur d’opérations déclenchées sans stratégie ni finalité politiques, qui est pourtant LE vrai sujet.

[2] https://www.areion24.news/2020/09/09/la-guerre-du-futur-selon-larmee-de-terre/.

[3] Audition du CEMAT, 15/10/2020, page 3.

[4] https://www.areion24.news/2020/09/09/la-guerre-du-futur-selon-larmee-de-terre/.

[5] Les forces armées en Guyane (FAG) : souveraineté et protection des ressources naturelles, no 295 (2020-2021) – 20 janvier 2021.

[6] https://www.areion24.news/2020/09/09/la-guerre-du-futur-selon-larmee-de-terre/

[7] Décembre 2020, pages 6 et 38 notamment.

Mots-clefs : ,

À propos de l’auteur
Jérôme Rivière

Jérôme Rivière

Membre du cabinet de François Léotard au Ministère de la Défense (1993-1995), il a également été député UMP des Alpes-Maritimes. Depuis 2019, il est député européen RN, président de la délégation française du groupe ID, membre de la commission des affaires étrangères.

Voir aussi