Plongé dans une guerre ethnique et civile depuis plusieurs mois, le Soudan reste un pays central en Afrique pour la production et l’exportation du pétrole. Avec le Sud-Soudan, les enjeux pétroliers y sont majeurs.
Article paru dans le numéro 47 de septembre 2023 – Occident. La puissance et le doute.
Un soleil de plomb, une mer plate, très peu de vent. Sans un bruit, le tanker dévie légèrement de sa trajectoire et quitte la file de navires qui remonte vers le canal de Suez. La route s’arrête ici, sur la côte africaine. Déjà, les profils de grues se dessinent à l’horizon, venant interrompre la monotonie désertique de ce littoral inhospitalier. Dans quelques heures à peine, la coque va se lester d’un million de barils de pétrole qui retourneront approvisionner les ports asiatiques.
Port-Soudan. Le voyage le long du pipeline GNOPC jusqu’aux riches champs du Kordofan permet de découvrir l’importance du pétrole dans cette région si paradoxale.
Il est impossible de comprendre les enjeux énergétiques au Soudan sans étudier les frontières qui prévalaient avant 2011. Plus grand pays d’Afrique, quasiment cinq fois la France, le Soudan compte presque 60 millions d’habitants. Cependant, sur un territoire aussi vaste, aux fractures géographiques et ethniques prononcées, la découverte de ressources a exacerbé les tensions existantes.
L’intégrité du territoire soudanais provient de l’Empire britannique. Pendant la Seconde Guerre mondiale, ce que l’on connaît alors comme le Soudan anglo-égyptien est quadrillé par les hommes du Sudan Political Service. On retrouvera parmi eux l’illustre Wilfred Thesiger qui fit ses classes dans le désert du Darfour avant de rejoindre le verdoyant Nouer. Deux climats, deux cultures aussi. Si dans le nord on retrouve des tribus arabes musulmanes, la jungle du sud est peuplée de chrétiens. La photographie aérienne est en cela éloquente. On y voit deux Soudan, preuve que la géopolitique se laisse tout d’abord façonner par la géographie et le climat.
Climat qui n’a d’ailleurs pas avantagé de la même manière toutes les régions du monde. Car si le pétrole a un aspect très minéral, il est directement issu de végétation luxuriante. Les plantes, déposées sur le sol, se décomposent. Cette matière, enfouie petit à petit, va maturer sous l’effet de la pression et de la température. Quelques milliers d’années plus tard, le pétrole contenu dans la roche peut remonter à la surface et aiguiser l’appétit des puissances. La majorité des réserves connues du Soudan sont localisées dans la zone fertile, au sud. La nouvelle frontière de 2011 vient diviser cette zone pétrolière, afin d’assurer une production aux deux belligérants. Accord politique aux dépens d’un découpage plus sensé ? Nous allons voir l’impact que la découverte du pétrole a eu sur l’histoire du Soudan.
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Une exploration au gré des conflits armés
L’exploration pétrolière commence en 1959 en mer Rouge, avec des projets infructueux jusque dans les années 1970. Il faut attendre 1974 pour commencer les recherches dans le sud du Soudan. Ce sont des projets à terre qui demandent moins de logistique, mais qui sont plus difficiles d’accès. Il faut créer des routes pour des engins et du matériel surdimensionné. Les premiers forages ont lieu en 1977 et la première goutte de pétrole est extraite deux ans plus tard. Des concessions sont accordées à des compagnies américaines, canadiennes et françaises. En 1982, presque 1/3 du pays est sous licence d’exploration, mais il faudra attendre près de vingt ans pour les premières exportations commerciales conséquentes.
Au même moment éclate la deuxième guerre civile soudanaise. S’il est clair que les tensions internes ne sont pas apparues au moment où le pétrole a jailli, il semble que cette manne inespérée ait exacerbé celles-ci. L’anatomie du conflit Nord-Sud est intéressante à appréhender. Connu comme la Nubie à l’époque romaine, son étymologie moderne vient de l’arabe bilad as-sudan, « le pays des Noirs », la population autochtone ayant la peau plus foncée que les tribus nomades d’Arabie voisine. L’invasion arabe a façonné le pays, car 70 % de la population est ethniquement arabe, musulmane et arabophone. Le sud du pays, comprenant le Sud-Soudan actuel et le Darfour, est peuplé de chrétiens et d’animistes.
Lorsque l’Égypte accède à l’indépendance, elle permet au Soudan d’en profiter, les officiers égyptiens (notamment Naguib) ayant des liens très forts avec ce pays que certains considèrent toujours comme le petit frère. Le gouvernement de Khartoum revient sur sa promesse d’autonomie au sein d’un État fédéral, ce qui provoque la première guerre civile. Celle-ci se terminera dix-sept ans plus tard, en 1972, à la suite des accords d’Addis-Abeba. La guerre civile reprendra en 1983 lorsque le président Gaafar Nimeiry décide d’étendre le droit musulman au droit pénal. Après vingt-deux ans d’un conflit sanglant, un accord est signé à Naivasha en 2005 et promet un référendum d’autodétermination pour 2011.
Le pétrole devient très vite un sujet politique et Chevron se retire en 1984 lorsqu’un groupe de rebelles attaque une plateforme et tue quatre employés. Le gouvernement de Khartoum, proche d’Al-Qaïda, tombe sous la coupe des sanctions américaines lorsque Hasan al-Turabi accueille Ben Laden. Celui qui est considéré comme l’architecte de la prise de pouvoir d’Omar el-Bachir proposera en effet aux « Afghans » de s’installer dans le pays à partir de 1991 lorsque ceux-ci prendront leurs distances avec leurs parrains américains et saoudiens. En 1997, Arakis, qui a pris la suite de Chevron, fonde le GNOPC, la Greater Nile Operating Petroleum Company avec CNPC, Petronas et Sudapet, la compagnie nationale soudanaise. Le basculement vers l’Asie est acté.
En 1998, à la suite des attentats sur les ambassades américaines de Nairobi et Dar es-Salaam, la pression occidentale se fait plus forte. Talisman Energy (ex-Arakis) cède ses parts au groupe indien ONGC Videsh. Les choses vont alors s’accélérer avec la mise en service du plus long pipeline d’Afrique, qui relie les champs Heglig et Unity aux raffineries de Khartoum et de Port-Soudan. Ce gigantesque ouvrage, opéré par la compagnie chinoise CNPC court sur 1 600 km et permet de désenclaver la zone, afin d’exporter rapidement le pétrole brut vers les lieux de transformation.
La production explose alors, jusqu’à atteindre 500 000 barils par jours en 2006. Port-Soudan, centre stratégique au sud du canal de Suez, devient un centre névralgique pour les économies chinoises et malaisiennes. De 2005 à 2011, la production reste constante, mais la géopolitique ne tarde pas à prendre le dessus. Après plus de cinquante ans de guerre civile, le gouvernement de Khartoum laisse organiser un référendum dans le sud du pays. Avec un score écrasant de 97 %, le Soudan du Sud proclame son indépendance le 9 juillet.
Problème, le Soudan du Sud est un pays enclavé qui ne peut donc exporter sa production. Pour profiter de la manne pétrolière, il faut négocier avec la puissance voisine, hostile et en position de force. Deux éléments sont en effet à prendre en compte : l’absence d’infrastructures pétrolières dans les pays avoisinants met le nouveau gouvernement de Djouba au pied du mur. À la suite de la guerre, l’économie du Soudan du Sud repose à 98 % sur l’exploitation des ressources pétrolières, ce qui impose de trouver un accord rapide, même si imparfait, afin d’éviter les troubles sociaux.
Le Soudan impose donc un droit de péage pour l’utilisation du pipeline. Cela représente 25 dollars par baril, ce qui est considérable.
La production reprend donc en 2013, par l’intermédiaire de Nilapet, la compagnie nationale sud-soudanaise. 80 000 barils par jour pour le Soudan et presque 150 000 pour le Soudan du Sud.
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Des infrastructures d’exportation bien en place
Si la compréhension des enjeux d’exploration et de production est centrale, il est aussi vital de s’intéresser au downstream, les processus qui permettent de transformer et de transporter le pétrole brut en aval. La présence et la localisation des raffineries dans un pays sont un élément essentiel de souveraineté énergétique.
À ce niveau-là, le Soudan a été en avance avec la construction de la première raffinerie à Port-Soudan en 1969, avant même la découverte du pétrole. Sa position dans la mer Rouge était cependant stratégique, ce qui permettait de raffiner facilement du pétrole du Golfe. Le premier but est d’importer du pétrole brut et de le raffiner pour les besoins locaux. Il faut considérer que le Soudan a découvert son pétrole tardivement et que la production n’a été conséquente qu’à partir de 1999. Avant cette date, le pays était encore dépendant d’importation extérieure. Les capacités de raffinage étant supérieures aux besoins du pays, l’excès était ensuite exporté. Une autre raffinerie est mise en service en 2000 au nord de Khartoum. Cela permet au Soudan de raffiner l’intégralité de son pétrole brut et de vendre un produit fini valorisé, ce qui n’est pas le cas de tous les pays exportateurs.
Le raffinage permet d’obtenir un produit fini, standard, prêt à être commercialisé. Mais si en Europe nous sommes familiers avec le Brent et le WTI, il existe des dizaines de références différentes, utilisées en fonction des zones géographiques. Ces références définissent la nature de l’huile, c’est-à-dire sa densité, sa composition chimique et in fine sa qualité. L’huile, liquide que l’on extrait du sous-sol, peut ainsi être chargé en soufre, contenir du sable ou des composés dangereux, ce qui va diminuer sa valeur marchande. Deux types d’huile sont produits au Soudan : le Sudanese Nile Blend Oil est une référence classique, avec une faible teneur en soufre et en métaux. Elle peut être vendue sur les marchés internationaux avec une petite décote par rapport à l’Indonesian Blend, le Minas, référence en Asie du Sud-Est. Le Dar Blend est un pétrole beaucoup plus lourd, plus acide. Celui-ci se négocie à des prix beaucoup moins intéressants et sa production relative croît, ce qui ne fait pas les affaires du Soudan.
Envisager l’avenir
Pays très pauvre malgré des ressources, le Soudan a changé de dimension en découvrant l’or noir. Très rapidement, le pétrole a représenté 73 % de ses revenus d’exportation, marginalisant la production de coton et de gomme arabique. Si le pays peut s’appuyer sur un potentiel hydroélectrique conséquent grâce au Nil, seule la moitié du pays est électrifiée, ce qui est le principal frein au déploiement de nouvelles énergies, fondées sur l’électricité.
La séparation du pays a provoqué un manque à gagner énorme pour le Soudan : 75 % des réserves sont situées sous le contrôle de Djouba. Les récents événements de 2017, s’ils ont permis de faire lever les sanctions, sont bien la conséquence d’un système économique déséquilibré. Cette pauvreté entraîne une instabilité politique qui met le pays à la merci de puissances étrangères. Des projets d’exploration sont à l’étude au nord du Darfour, sur des schémas géologiques similaires à ceux de Sud-Lybie.
Au sud, le pays essaye de suivre sa voie. Avec une économie exclusivement fondée sur le pétrole, le gouvernement travaille à des projets de coopération avec le Kenya notamment. Nul doute que le récent projet en Ouganda peut entraîner des externalités positives en termes d’infrastructure. On notera quand même que le pipeline EACOP évite soigneusement l’Éthiopie et le Kenya pour traverser la Tanzanie. Facilité technique ou frilosité politique ? À chacun de juger. Le futur pourrait donc dépendre de ces contrats, de l’évolution du prix du brut et des nouvelles techniques de production afin de maximiser la quantité de pétrole extraite.
Pour le Soudan, le principal facteur sera avant tout la stabilité politique alors que le pays est au cœur d’une lutte de pouvoir entre militaires locaux, soutenus par des puissances étrangères aux intérêts divergents. Le gouvernement chinois essaye de calmer la situation pour sécuriser son approvisionnement tandis que l’Égypte a besoin d’un voisin stable afin de contrôler le Nil. Le conflit ukrainien s’exporte aussi ici. Le projet d’une concession russe à Port-Soudan et l’exploitation des mines par les groupes paramilitaires qui défendent le président en place n’étant pas vu d’un bon œil par Washington.
D’une manière assez classique, la découverte du pétrole au Soudan a exacerbé les tensions ethniques et façonné la géopolitique intérieure. Si la scission Nord-Sud était inévitable au vu des hétérogénéités de population, il n’est pas sûr que Djouba ait pu l’obtenir par lui-même, sans le soutien extérieur permis par l’intérêt pour ses folles richesses. De même, le tracé de la frontière et les zones qui sont encore disputées sont fonction de la position des blocs et des plateformes de production.
Aujourd’hui, le Soudan du Sud peut utiliser les revenus de son pétrole s’il arrive à l’exporter, pour reconstruire le pays, diversifier son économie et relancer une agriculture qui peut s’avérer florissante. De son côté, le Soudan a le besoin impératif de développer des pans nouveaux dans son économie. Les potentiels sont nombreux. Attention cependant à ne pas retomber dans un système de rente avec l’exploitation des minéraux de son sous-sol.