La guerre en Ukraine a mis sous les projecteurs le Kazakhstan et sa diplomatie multi-vectorielle. Soucieux d’affirmer son indépendance, tout en conservant de bonnes relations avec ses voisins, notamment la Russie, le Kazakhstan est le lieu d’importants forums diplomatiques. La visite du président Tokaïev en France scelle un partenariat stratégique important, notamment sur les enjeux économiques et énergétiques.
Ces dernières semaines ont été particulièrement chargées pour le président du Kazakhstan, Kassym-Jomart Tokaïev. Après avoir participé au 22e sommet de l’Organisation de coopération de Shanghaï (OCS) à Samarcande en Ouzbékistan des 15 et 16 septembre, il accueille mi-octobre le 6e sommet de la Conférence pour l’interaction et les mesures de confiance en Asie, mais aussi le sommet de la Communauté des États indépendants, ainsi que le premier sommet du format « Asie centrale – Russie ». Astana, la capitale kazakhstanaise, devient ainsi pour quelques jours le lieu de rencontre d’environ 50 délégations officielles, faisant rayonner le Kazakhstan en tant qu’acteur politique et médiateur incontournable dans l’espace eurasiatique. La visite de Kassym-Jomart Tokaïev en France, prévue pour la fin de novembre, s’inscrit ainsi dans la continuité des efforts diplomatiques du président kazakhstanais désireux de diversifier les partenariats extérieurs du pays.
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Activisme diplomatique sur plusieurs fronts
Un tel activisme diplomatique n’est pas un phénomène nouveau pour le Kazakhstan et il poursuit les efforts de l’ancien président Noursoultan Nazarbaïev. Dès les années 1990, le président Nazarbaïev s’était investi dans le développement du caractère eurasiatique du Kazakhstan, situé au croisement des routes commerciales entre l’Europe et l’Asie. La politique d’ouverture et d’internationalisation du Kazakhstan s’est concrétisée en 2012 par l’adoption de la « Stratégie 2050 », une feuille de route qui devait permettre de construire une « société du bien-être appuyée par un État fort, une économie développée et des opportunités de travail pour tous » et de devenir « l’un des trente États les plus développés au monde ». Dans cette optique, le Kazakhstan a réussi à obtenir la présidence de l’OSCE en 2010 et un siège au sein du Conseil de sécurité en 2017, mais s’est aussi proposé en tant que médiateur dans le conflit syrien dans le cadre du « processus d’Astana » en fournissant une plateforme de pourparlers entre l’Iran, la Russie et la Turquie.
Dans le contexte de la guerre en Ukraine, la politique multivectorielle du Kazakhstan a pris une nouvelle dimension. Bien qu’Astana ait officiellement adopté une posture « neutre » dans le conflit – comme le démontrent les votes au sein de l’ONU – le président Tokaïev a plusieurs fois exprimé sa désapprobation de la politique étrangère russe. Ainsi, lors de la rencontre avec Vladimir Poutine lors du Forum économique international à Saint-Pétersbourg en juin 2022, Tokaïev a déclaré que le Kazakhstan ne reconnaîtrait pas les « territoires quasi-étatiques » de Louhansk et de Donetsk. Afin de consolider sa posture vis-à-vis de Moscou, Kassym-Jomart Tokaïev a également multiplié les visites diplomatiques au cours des mois suivant le début de l’invasion russe en Ukraine. Ainsi, il a rencontré le président turc en mai 2022, visite qui s’est conclue par la signature de traités sur le « partenariat stratégique élargi » et de coopération militaire. De même, Astana est devenue la destination de la première visite officielle à l’étranger depuis le début de la pandémie du président chinois Xi Jinping en septembre 2022, lors de laquelle celui-ci a soutenu les « efforts du Kazakhstan qui visent à assurer son indépendance, la souveraineté et l’intégrité territoriale ». Enfin, l’Union européenne et plus particulièrement la France occupent elles aussi une place non négligeable dans la politique tous azimuts mise en place par le Kazakhstan, constituant 30% de ses échanges commerciaux.
Coopération étroite avec la France
Si les relations diplomatiques entre les deux pays ont été établies en janvier 1992, c’est la signature du traité de Partenariat stratégique de 2008 qui a donné un véritable élan à leur coopération. En plus des rencontres régulières à des niveaux divers, la coopération politique entre les deux États se déroule dans le cadre de la Commission présidentielle franco-kazakhstanaise créée en 2010, mais aussi au niveau parlementaire, au sein des groupes d’amitié respectifs.
La France occupe aujourd’hui respectivement la 10e et la 7e place dans les exportations et les importations du Kazakhstan, livrant à celui-ci des aéronefs et engins spatiaux, des locomotives, ainsi que de préparations pharmaceutiques. De son côté, le Kazakhstan est le deuxième fournisseur d’uranium et de pétrole brut pour la France. Ainsi, Orano (anciennement Areva) coopère avec Kazatomprom dans le secteur de l’extraction d’uranium au sein de la co-entreprise Katco depuis 1997, afin de répondre aux besoins des réacteurs nucléaires français. De même, Total est présent dans le secteur d’exploration-production d’hydrocarbures et exploite le champ pétrolifère de Kachagan via une participation de 16,8% dans le North Caspian Operating Company, ainsi que le champ pétrolifère de Dunga, dans la région de Mangystau à l’ouest du Kazakhstan, avec une participation de 60%. Plus récemment, Alstom est entré sur le marché kazakhstanais en 2010 pour y produire des locomotives.
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Cependant, la guerre en Ukraine a pesé sur la coopération entre le Kazakhstan et la France, notamment sur l’acheminement du pétrole brut dont environ 80% passent par l’oléoduc du Caspian Pipeline Consortium (CPC). Le CPC transite par le territoire russe et le port de Novorossiïsk, laissant entre les mains de la Russie, actionnaire majoritaire avec 24% des actions détenues par l’entreprise d’État Transneft. Un levier politique non négligeable. C’est ainsi que depuis le début de la guerre le 24 février 2022, la Russie a suspendu à plusieurs reprises le fonctionnement de l’oléoduc sous divers prétextes, provoquant des interruptions dans la livraison des hydrocarbures kazakhstanais vers l’Europe.
De ce fait, le Kazakhstan cherche à explorer des voies alternatives pour sécuriser ses exportations, en passant notamment à travers la mer Caspienne, puis par l’oléoduc Bakou-Soupsa et la voie ferroviaire Bakou-Batoumi. La diversification des routes d’acheminement pour le pétrole a été fixée comme objectif prioritaire par le président Tokaïev et constituera un des sujets de sa rencontre de la fin novembre avec le président Macron.
Contexte politique sensible
La visite du président kazakhstanais est prévue dans un contexte de transformations politiques majeures à l’intérieur du pays, avec une élection présidentielle anticipée organisée le 20 novembre à l’issue de laquelle la victoire de Kassym-Jomart Tokaïev est quasi assurée. S’il a réussi à se faire une bonne réputation à l’international, en tant que réformateur et défenseur de l’indépendance de son pays, sa posture paraît plus fragile sur la scène politique nationale.
Arrivée au pouvoir suite à l’abdication de Noursoultan Nazarbaïev en 2019, son élection s’est accompagnée d’une vague de manifestations et de contestations de la part de la société civile. De plus, la participation militaire, bien que purement formelle, de la Russie dans la pacification des émeutes du janvier 2022 a également nuancé l’indépendance revendiquée de Tokaïev vis-à-vis de Moscou. De ce fait, le référendum constitutionnel du juin 2022 – faisant office de répétition de l’élection présidentielle – ainsi que l’annonce en septembre du passage du mandat présidentiel à sept ans non renouvelable, répondent au besoin de consolidation de la posture du président Tokaïev et de renforcement de la légitimité du président au sein des frontières du pays. Sa réélection lui permettrait également à se dissocier, du moins en apparence, de l’héritage de Noursoultan Nazarbaïev. Toutefois, sa volonté réelle de démocratiser le pays et d’affaiblir le caractère présidentialiste du régime politique est remise en cause par les représentants de l’opposition politique, d’autant plus que les délais extrêmement courts d’organisation de l’élection présidentielle réduisent les chances des autres candidats.
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Par ailleurs, la figure de Moukhtar Ablyazov, l’un des fondateurs du mouvement « Le choix démocratique du Kazakhstan » et ancien PDG de la banque BTA, constitue un point de tension entre la France et le Kazakhstan. Condamné à la perpétuité pour le meurtre présumé du banquier Erzhan Tatichev et accusé d’avoir détourné 6,5 milliards d’euros, celui-ci a également été condamné par la justice britannique. En France depuis dix ans, Moukhtar Ablyazov a connu quelques victoires : le Conseil d’État a annulé son extradition vers la Russie en 2017, tandis que la chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Paris a considéré en janvier 2022 que les faits de détournement d’argent étaient prescrits (on attend désormais la décision de la Cour de cassation sur ce point). En revanche, après avoir obtenu le statut de réfugié de la part de la Cour nationale du droit d’asile, Ablyazov en a été privé par le Conseil d’État en décembre 2021 : il est plus que probable que la Cour nationale du droit d’asile finira par abonder en ce sens dans les mois qui viennent. La question de l’extradition d’Ablyazov vers la Grande-Bretagne, voire les États-Unis, risque de se poser à nouveau. Misant sur son potentiel économique et les besoins actuels de la France en matières premières et hydrocarbures, la rencontre avec le président Macron devrait fournir à Kassym-Jomart Tokaïev l’occasion d’évoquer cette épineuse question.
Mais là ne sera pas l’essentiel : dans un contexte international troublé, à la recherche d’un équilibre entre ses deux puissants voisins que sont la Russie et la Chine d’une part, l’Occident de l’autre, le Kazakhstan est à la croisée des chemins. Sa position géographique, son caractère russophone, les liens tissés avec les pays proches n’interdisent pas à ses yeux un rapprochement sensible avec les États-Unis et l’Europe, notamment la France.