L’interventionnisme turque en Syrie, en Libye, dans le Haut-Karabakh ou encore en Méditerranée orientale a mis en lumière les capacités militaires d’Ankara. Effectifs conséquents, équipements dernière génération, industrie de défense, culture stratégique, Tolga Bilener nous livre une description étayée de la puissance militaire dont dispose Erdogan.
Propos recueillis par Louis du Breil.
Quel est l’état des lieux des forces armées turques aujourd’hui ?
Les forces armées turques sont la deuxième armée en effectifs de l’OTAN après les Etats-Unis et la huitième armée du monde. 17ème mondial dans le classement des dépenses militaires, Ankara alloue chaque année un budget d’environ 19 milliards de dollars pour sa défense, soit 1,9 % de son PIB. Les effectifs sont estimés à 350 000, un chiffre auquel il convient d’ajouter les 170 000 hommes qui servent dans la gendarmerie et les 54 000 gardes de village, ces auxiliaires armés recrutés dans le sud-est du pays dans le cadre de la lutte contre le PKK.
Le service militaire, toujours perçu comme un rite de passage, en tout cas parmi les classes populaires qui le considèrent comme un seuil à franchir avant de se lancer dans la vie de travail et fonder une famille, est obligatoire en Turquie pour tous les hommes qui atteignent l’âge de 20 ans à condition d’être physiquement et mentalement apte. Toutefois, on a la possibilité de l’ajourner jusqu’à 29 ans si l’on effectue des études supérieures. Le système turc n’a jamais envisagé d’alternative civile pour ceux qui préféreraient contribuer à la défense nationale autrement que par les armes. L’objection de conscience n’a jamais été reconnue comme un droit non plus, ce qui a poussé la Cour européenne des droits de l’homme à condamner la Turquie à plusieurs reprises, concernant les objecteurs contre lesquels la justice turque sévit.
Une importante réforme a été entreprise avec une nouvelle loi, adoptée le 25 juin 2019, concernant les modalités du passage sous les drapeaux. La durée du service militaire est alors passée de douze à six mois pour les militaires du rang, demeurant douze mois pour les officiers et sous-officiers de réserve, avec l’exception notable de pouvoir être exempté du service militaire (hormis les trois semaines de formation de base qui restent quand même obligatoires), contre paiement d’une indemnité à l’Etat, à hauteur d’environ 4 000 euros. Pour les Turcs qui résident à l’étranger (comme les membres de la diaspora turque en Europe, par exemple), cette indemnité est de 5 500 euros.
Suite aux vastes réformes engagées au sein de l’institution militaire après la tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016, les académies militaires, écoles préparatoires de sous-officiers et lycées militaires ont été fermés, pour laisser leur place à l’Université de la défense nationale (Milli Savunma Üniversitesi), inaugurée en février 2017, sous la tutelle du ministère de la défense. Les académies militaires terrestre, navale et aérienne ont été rattachées à ce rectorat unique après leur réouverture, alors que l’Académie de la gendarmerie et de garde-côtes a été affiliée au ministère de l’Intérieur. Les écoles professionnelles dispensant une éducation de deux ans ont également été rattachées à cette université : celles de sous-officiers terrestre, navale, aérienne, ainsi que de la fanfare militaire.
Selon l’article 117 de la constitution, le président de la république est le commandant en chef des forces armées et c’est lui qui nomme le chef d’État-major. Le général Yaşar Güler occupe ce poste depuis 2018 et est rattaché au ministre de la défense. Celui-ci, le général à la retraite Hulusi Akar, a été lui-même chef d’État-major entre 2015 et 2018. Sa nomination avait créé une véritable surprise, car il est le premier à faire ce saut entre l’État-major et le ministère. Les promotions, les mises à la retraite et, le cas échéant, les expulsions se décident au sein du Haut conseil militaire (YAŞ) qui se réunit au moins une fois par an sous la présidence du vice-président de la république. Au total, les forces armées turques comptent 250 généraux et amiraux, 26 000 officiers et 65 000 sous-officiers.
Comment sont-elles équipées ?
Les principaux exportateurs d’armes lourdes vers la Turquie sont actuellement les Etats-Unis, l’Italie et l’Espagne. D’ailleurs, les Etats-Unis sont le principal fournisseur du pays depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, la coopération militaire turco-américaine ayant commencé dès 1947 avec la doctrine Truman. Autrefois des grands fournisseurs, l’Allemagne et Israël arrivent aujourd’hui bien derrière. La France a vendu entre 2009 et 2019 pour 460 millions d’euros de matériel militaire à la Turquie, notamment des systèmes de radars, soit à peu près 1 % de ses livraisons durant cette décennie. L’achat du système de défense aérien russe S-400 en 2019, moyennant un prix estimé à 2,5 milliards de dollars, a certes fait beaucoup de vagues au sein de l’OTAN, et provoqua l’exclusion de la Turquie du projet d’avions de combat F-35, mais cela reste quand même une transaction exceptionnelle, la Turquie préférant essentiellement des fournisseurs occidentaux. Par exemple, l’armée de terre s’appuie toujours sur les chars de combat allemands Léopard, ainsi que sur les M48 et M60 américains. L’armée de l’air se constitue essentiellement des F-4 Phantom II et des F-16 américains. D’ailleurs ces derniers sont construits sous licence en Turquie. La marine, elle, opte pour les sous-marins et frégates de conception allemande ou américaine. Même s’il existe depuis les années 1990, le débat sur la nécessité ou non de construire ou d’acquérir un porte-avions n’est pas tranché à ce jour.
Autrefois très dépendante de ses importations en la matière, la Turquie est aujourd’hui un important fabricant d’équipements et de matériels militaires. Actuellement, trois sociétés turques, Aselsan, TAI et Roketsan, figurent parmi les 100 plus grandes entreprises de la défense dans le monde. La Turquie s’appuie chaque année davantage sur son industrie locale de l’armement, renforçant son autonomie stratégique. Aujourd’hui, environ 70 % de ses matériels militaires sont fabriqués dans le pays, comparé à 20 % en 2000. De plus, le gouvernement turc vise, à l’horizon 2023, à atteindre l’indépendance technologique.
L’avancée technologique de l’industrie militaire turque a fait couler beaucoup d’encre surtout en matière des drones armés et non-armés, vu l’omniprésence des drones Bayraktar sur plusieurs théâtres d’opération ces dernières années. En effet, la Turquie figure avec les Etats-Unis et le Royaume-Uni parmi les principaux utilisateurs de drones armés et l’un des pays les plus avancés en matière de fabrication. Ankara déploie ces aéronefs télécommandés en Syrie, en Irak et en Libye, et en a offert à l’Azerbaïdjan lors du récent conflit dans le Haut-Karabakh. De plus, les drones militaires ont fait de la Turquie, en toute discrétion, une exportatrice dans le marché de l’armement, puisqu’elle les vend à l’Ukraine, au Qatar et au Pakistan.
En outre, Aselsan vient d’annoncer que les forces armées turques pourront prochainement inclure dans leur inventaire des véhicules blindés de combat autonomes conçus par cette société turque spécialisée dans la production des systèmes de communication et de cyberdéfense. Un exemple additionnel prouvant que la Turquie continue d’investir massivement pour mieux équiper son armée.
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Quelles sont les capacités de déploiement de l’armée turque ?
L’armée turque a une longue tradition de déploiement à l’étranger, celle-ci remonte à la participation de la Turquie à la guerre de Corée en 1950, en bénéficiant de l’aide logistique de l’armée américaine aux côtés des troupes onusiennes, où elle a essuyé d’énormes pertes. La participation active de la Turquie à cette guerre constitue d’ailleurs un tournant politique et diplomatique, scellant le positionnement de la Turquie dans le camp occidental dans le contexte de la guerre froide. Ce n’est pas anodin que l’adhésion de la Turquie au sein de l’OTAN soit intervenue en février 1952. A part celle-ci, une opération extérieure de grande envergure pendant la guerre froide a été le débarquement des forces armées turques sur l’île de Chypre, située à environ 70 km des côtes turques, en juillet 1974, une opération amphibie appuyée par des parachutistes aéroportées. La Turquie y maintient toujours quarante mille soldats. Par ailleurs, des incursions dans le territoire irakien sont devenues fréquentes à partir des années 1990 pour combattre le PKK qui y maintient ses bases.
Depuis la fin de la guerre froide, la Turquie s’est portée volontaire pour participer à de nombreuses opérations de l’ONU ou de l’OTAN, notamment en Somalie (1992), en Bosnie (1995), au Kosovo (1999) et en Afghanistan (2001). Actuellement, les troupes turques sont stationnées dans 13 pays (La République turque de Chypre du Nord, l’Azerbaïdjan, la Bosnie, le Kosovo, l’Albanie, l’Iraq, la Syrie, la Libye, le Liban, le Qatar, l’Afghanistan, le Mali, la Somalie et la République Centrafricaine) pour des missions de maintien de la paix, en vertu d’accords bilatéraux ou de sa propre initiative. Des bases militaires inaugurées au Qatar en 2015 et en Somalie en 2017 reflètent la volonté d’Ankara de maintenir une présence militaire permanente dans des régions stratégiques. Étant au cœur de nombreuses crises, la Turquie n’hésite pas à utiliser l’instrument militaire pour peser dans son environnement géopolitique. C’est ainsi qu’elle a obtenu un rôle de premier plan en Syrie et en Libye, sans oublier son implication, certes indirecte, aux côtés des forces azerbaïdjanaises tout récemment.
Y-a-t-il une tradition ou du moins une singularité stratégique au sein de l’armée turque ?
Il faut savoir que l’armée turque, héritière de l’armée ottomane dont la modernisation doit beaucoup aux officiers allemands qui ont enseigné dans des académies militaires turques à la fin du 19ème siècle, se considère comme la colonne vertébrale de l’Etat. Les fondateurs de la république, notamment Mustafa Kemal Atatürk et son premier ministre, puis successeur comme président, İsmet İnönü, étaient des généraux, héros de la « lutte nationale » (milli mücadele) lancée en 1919, laquelle a abouti à l’établissement du régime républicain en 1923. Tout au long de l’histoire politique turque, émaillée de coups d’Etat militaires, l’armée eut un poids considérable, tantôt directement, sous les régimes militaires (1960-61 ; 1980-83), tantôt par le biais du Conseil de sécurité nationale (MGK), institution qui a toujours eu un œil attentif sur le processus politique. Sur les douze présidents turcs, six étaient issus des rangs de l’armée. La lutte acharnée contre le terrorisme du PKK qui dure depuis maintenant presque quarante ans n’a fait que renforcer son rôle politique. Longtemps considérée comme garante de la laïcité, elle semble maintenant s’accommoder bien avec le pouvoir turc islamo-conservateur. Même si divers courants allant de l’atlantisme à l’eurasisme traversent le corps des officiers, il n’est pas aisé d’évaluer leurs véritables poids au sein de l’armée. En tout cas, le commandement de l’armée reste farouchement nationaliste, adepte d’une ligne dure concernant la question kurde et enthousiaste à peser davantage dans la politique étrangère du pays.
Que dire de l’usage des nouvelles armes hybrides, notamment cyber et électroniques ?
La cyberdéfense est devenue l’une des tâches fondamentales de l’Alliance atlantique, et la Turquie s’y adapte. Le commandement de cyberdéfense turc a vu le jour en 2012 pour veiller à la sécurité de l’information et assurer la cyberdéfense du pays. Soutenu techniquement par le TUBITAK, le Conseil de recherche scientifique et technologique de Turquie, et le SISAMER, le Centre de cyberdéfense qui dépend directement de la présidence de la république, la Turquie a pour ambition de devenir « une marque à l’échelle mondiale en termes de cyber-sécurité », selon les dires du président Erdoğan. Cette année, le Centre national de réponse aux incidents cybers (USOM) est venu compléter ce tableau, afin d’appuyer les efforts de défense des intérêts turcs contre des actes malveillants dans le cyberespace.