Les Alpes : un obstacle au cœur de la géopolitique européenne

8 juillet 2023

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Les Alpes : un obstacle au cœur de la géopolitique européenne

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Écrin de verdure à consommer pour le touriste estival, terrain de jeux à explorer pour le sportif de l’extrême ou masse rocheuse à percer pour le promoteur en quête de profit ? Heureusement, ce massif au cœur de l’Europe n’est pas réductible à ces quelques stéréotypes pour le moins contemporains.

Par Jean Arminjon. Cet article est issu de son mémoire de master 2, « L’obstacle alpin dans l’Europe d’aujourd’hui », IRIS Sup’, 2022. 

Les Alpes sont d’abord un ensemble géographique se déployant sur un axe de 1200 km de long et 250 km de large (soit 193 000 km2 – plus de deux fois la taille de la Hongrie), naissant aux portes de Nice (FR) et se terminant à celles de Vienne (AT). 

Elles sont peuplées de 14 millions d’habitants qui se répartissent sur six pays : Autriche (28,5% de la surface totale des alpes ; représentant 65,5% de la surface totale du pays), Italie (27,2% ; 17,3%), France (20,7% ; 7,3%), Suisse (14% ; 65%), Allemagne (5,6% ; 3%) et Slovénie (4% ; 38%).

Outre ces chiffes, des plus imposants, lorsqu’illustrés par une carte, les Alpes sont un relief qui contraint les échanges humains.

Villes des Alpes, de Wilfried Tissot.

Ainsi, à travers l’histoire, le massif connait plusieurs états : des origines jusqu’au début XIXe siècle, sa nature est essentiellement désertique – avec pour principale conséquence géopolitique les victoires napoléoniennes en Italie ; ensuite, lors de l’édification des États-nations, qui se cristallise durant la Seconde Guerre mondiale, il devient un espace barrière dont le principe se transcende dans la politique de neutralité suisse ; puis, sous l’effet de la mondialisation, il est un espace charnière désormais traversé de grandes voies de communication ; enfin, sous l’effet d’une concentration humaine toujours plus dense et de nouvelle méthode de gouvernance, il tend à devenir un hub territorial au sein de l’archipel métropolitain européen.

D’espace désertique à espace barrière

Dépourvues d’unité politique, les Alpes sont ouvertes aux manœuvres militaires, notamment celles des armées populaires de Napoléon 1er – conséquence du doublement de la population qu’autorisent de meilleurs rendements agricoles.

Dans le cadre des guerres de la Révolution française, Napoléon Bonaparte, sous le Directoire puis le Consulat, mène deux campagnes d’Italie : du Comté de Nice et de la Savoie (FR), puis par la plaine du Pô (IT) et jusqu’aux vallées alpines menant à Vienne (AT), capitale de l’Empire des Habsbourg.

La première campagne d’Italie (1796-1797) débute dans un espace dénué d’unité politique forte entre Genève (CH) et Turin (IT). Le général Bonaparte franchit les reliefs alpins au col de Tende (FR) et prend la direction de gênes (IT) pour se déployer dans les Alpes Ligures, face à la riche plaine lombarde du Pô et, au-delà, face aux troupes austro-piémontaises de la première coalition. Ces réussites stratégiques, tirant parti du terrain alpin, obligent l’Autriche à se retirer vers le Tyrol et les Alpes Noriques puis jusqu’à Bruk (AT) dans les Préalpes de Styrie. Finalement, après la bataille décisive de Rivoli (IT) le 14 janvier 1797, l’Autriche demande l’arrêt des combats et accepte de signer un armistice proposé par Bonaparte, le 18 avril 1797 à Leone (AT), puis le traité de Campoformio (IT) en octobre de la même année.

Avec cette première campagne fulgurante d’à peine plus de douze mois, la face de l’Europe est complètement redessinée.

Il en va de même lors de la seconde campagne d’Italie (1799-1800) : l’occupation des cols est systématique pour déferler sur l’ennemi – toujours coalisé, cette fois à l’initiative de la Grande-Bretagne. Après une nouvelle bataille décisive à Marengo (IT) le 14 juin 1800, nombres de places fortes italiennes retournent dans l’escarcelle française.

Avec ces deux campagnes d’Italie, les massifs alpins se révèlent comme lieux d’affrontement des volontés politiques européens d’est en ouest. L’ensemble des cols et leurs chemins d’accès deviennent des points de passage obligé à forte valeur stratégique. Il en va de même pour les vallées les plus longues reliant les grands ensembles géographiques des plaines, souvent antagonistes politiques, et où peuvent se dérouler les plus grandes batailles. Enfin, les entrées de ces vallées deviennent des places fortes permettant le contrôle de larges débouchés sur les territoires les plus riches (plaines nationales donc, ou vallées intra-alpines). 

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Au-delà, dès la deuxième moitié du XIXe siècle, puis durant le XXe siècle, la pérennité stratégique de l’espace alpin se renforce. 

À la suite du statu quo franco-italien, à la formation terminale de la Suisse et à la double monarchie austro-hongroise, l’espace désertique devient un espace barrière.

En effet, les frontières alpines se stabilisent : la Suisse devient un état fédéral en 1848, la France annexe la Savoie et Nice en 1860, l’unification de l’Allemagne s’établit en 1871, celle de l’Autriche s’échelonne de 1848 à 1919 et celle de l’Italie de 1859 à 1929. Cependant, dès 1939, les velléités d’expansions de l’Allemagne et de l’Italie déclenchent un nouveau conflit en Europe.

Si la France est défaite par l’Allemagne, de mai à juin 1940, elle est néanmoins victorieuse dans sa défense des Alpes, essentiellement face à une Italie opportuniste.

En revanche, lors de la libération des sommets français de juin à septembre 1944, principalement par l’Organisation de la Résistance de l’Armée (OAR), la Vème armée américaine puis la 27e Division d’Infanterie alpine (DIA), la situation tactique est toute autre. En effet, bien que les deux maquis du Vercors et des Glières résistent, ils tombent bientôt face aux assauts allemands et ceux-ci peuvent se concentrer sur les points de passages stratégiques que sont le col du Fréjus (FR), la route conduisant au col du Mont-Cenis (FR), le col du petit Saint-Bernard (FR) et le col de Tende (FR) – qui donnent tous les trois accès à l’Italie, pays de replis pour les troupes de l’Axe. 

Une fois les Alpes françaises libérées, la 27e DIA et la V armée américaine du général Clark se coordonnent dans le but de s’emparer de la plaine du Pô et de Turin : les Allemands sont délogés des routes stratégiques alpines, la campagne d’Italie débute. 

Les batailles alpines de 1940 et 1944 démontrent la pérennité stratégique dont sont l’objet les mouvements de terrain du relief alpins. Cependant, la manœuvre y est beaucoup moins libre qu’aux siècles précédents, fixée par l’investissement stratégique en forts – reflet de la stabilisation géopolitique des frontières tout du long du XIXe siècle. 

L’exemple suisse, première nation à organiser son espace alpin, parachève cette démonstration en y ajoutant une originalité politique : une forte neutralité prospérant sur la notion de charnière alpine. Tunnels ferroviaire et routier seront désormais les nouveaux enjeux des luttes stratégiques. 

Pour mettre en perspective cette structuration européenne du XXe siècle et dont le paroxysme est la Deuxième Guerre mondiale, prenons l’exemple de la neutralité politique suisse. 

La Suisse parvient à maintient sa neutralité durant toute la Seconde Guerre mondiale, bien que située au milieu d’une Europe dominée par l’Allemagne et bien subissant les convoitises stratégiques de par sa position de place économique et industrielle ainsi que de par ses voies de communication nord-sud et est-ouest.

Cependant, après la défaite de 1940, l’Allemagne, victorieuse à l’ouest du continent, se permet un début d’embargo sur le charbon à destination de la Suisse : matière première vitale, d’âpres négociations ont lieu. Le principe idéal de neutralité suisse est mis à mal et l’Allemagne s’arroge un droit de regard sur certaines matières devant passer par son territoire, celui de la France et de l’Italie. En sus, un crédit de 150 millions de francs suisses est concédé par la Suisse à l’Allemagne, pour l’achat d’armements.
Au début de la guerre, chaque État belligérant profite de l’industrie d’armement suisse. À la suite de la victoire allemande de 1940, celle-ci devient le premier utilisateur des capacités économique suisse bien que le maintien des liens commerciaux avec l’Angleterre soient arrachés, toujours par tractation diplomatique. Face à cette claire avancée géopolitique de l’Allemagne, et à certaines opinions helvétiques lui étant favorables, le Conseil Fédéral élabore de nouvelles directives afin de renforcer les fondements de sa politique étrangère neutre.

Aussi, la ligne du Gothard se révèle une fois encore un axe majeur de communications au cœur de l’Europe entre puissances de l’Axe. Tout aussi convoité par les Alliés. Berne en prend conscience et découvre « le double enjeu que représente le contrôle du Gothard, à la fois élément de dissuasion face aux exigences allemandes et argument de sa politique de neutralité face aux Alliés. En effet, plus l’Allemagne considérait comme important pour elle le passage à travers les tunnels suisses, plus la valeur de ces tunnels augmentait ».

L’ensemble des acteurs concernés ont établi des plans pour leur possible destruction et l’on fait savoir. En 1943, avec la campagne d’Italie et, a fortiori, en 1944 avec le retrait des troupes allemandes de France et de la frontière occidentale de la Suisse, le passage redevient libre.

Avec l’exemple des deux campagnes d’Italie, puis les batailles alpines du début et de la fin de la Deuxième Guerre mondiale, ainsi que du modèle suisse de neutralité politique, nous avons démontré que l’obstacle alpin évolue d’espace désertique à un espace barrière.

En effet, plus cet espace est investi par la volonté humaine et plus il s’organise, augmentant sa valeur stratégique. La stabilité géopolitique post-seconde guerre mondiale permet désormais de capitaliser sur ces routes de communication : ce sont les dividendes de la paix, charnières entre les nations européennes.

D’espace charnière à hub territorial

Désormais, l’obstacle alpin évolue à nouveau : il devient un espace charnière, se mettant en relation avec d’autres espaces attenants pour enfin devenir un hub, zone d’interface territoriale. 

Afin d’expliciter ce processus, nous étudierons ici les effets de la mondialisation sur l’obstacle alpin. Ensuite, nous illustrerons cette théorie par l’exemple concret des grands axes de communication qui traversent la chaîne montagneuse. Enfin, nous examinerons les particularités alpines induites en termes territoriaux. 

La mondialisation se caractérise par plusieurs principes. Certains d’entre eux s’accommodent tout à fait de l’obstacle alpin, presque de manière intrinsèque. Étudions les trois principaux.
Le premier de ces principes, au fondement de la notion même de mondialisation, est celui qui voit celle-ci produire du concentré et entretenir du vide. Il sied parfaitement aux Alpes qui sont déjà naturellement organisées en un triptyque « ville, vallée et alpages » du fait de leur orographie naturelle, sans possibilité d’investir le hors-champ, ni les pentes les plus fortes, ni les sommets les plus hauts.

Aussi, un autre principe fondamental de la mondialisation, c’est qu’elle maintient la permanence des coupures et des divisions. À cet égard, les bases de séparations culturelles, notamment linguistiques, entre monde latin et germanique ne fluctuent qu’à la marge depuis leur élaboration durant l’ensemble du Moyen-âge. Il en va de même, et plus certainement encore, pour les séparations économiques fonctionnelles : l’élevage reste primordial sur le versant nord, plus arrosé et d’où résulte un habitat dispersé pour faire paître un nombre important d’animaux dans de vastes prairies contiguës ; au contraire du versant sud (et intra-lapin), plus sec, où le pastoralisme est prépondérant, avec petites parcelles irriguées aux abords d’habitations groupées en village.

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Enfin, troisième principe qui met en relation les deux premiers « la rugosité de la distance est inégalement surmontée par les réseaux ». Ici, quoi de plus éloquent que les hauteurs, autant d’îles, reliées par les vallées, autant de fjords astreignants ?

La mondialisation, née dans les plaines des riches zones économiques d’Europe (Italie du Nord, grande plaine européenne ou bassins londoniens) s’est cristallisée en une forme qui s’accommode parfaitement de celle des Alpes. Plus précisément, la forme du réseau communicationnel du territoire alpin, née de ses contraintes orographiques, apparaît comme en gestation dans la mondialisation : là où cette dernière opère une transformation du territoire, en déployant son réseau vers tel ou tel point d’intérêt (typiquement, d’une mégapole vers un axe routier), l’orographie alpine impose des contraintes préexistantes que l’Homme connait déjà. 

Dès lors, l’Homme, au sein de ce réseau mondial, cherche à relier un ensemble de points d’intérêts de proximité (par exemple, au travers de la frontière la plus proche) de la manière la plus facile qu’il soit : en s’affranchissant des coupures et divisions persistantes du relief alpin par un réseau de chemins (saisonnier, muletier ou encore de contrebande), puis de route (romaines, napoléoniennes, départementales et nationales) et enfin de tunnel (autoroutier, de chemin de fer ou encore de ferroutage). Si l’intérêt pour telle ou telle branche du réseau peut varier selon la période, c’est le plus souvent l’intérêt pour ce qui est en dehors qui faiblit, c’est-à-dire le territoire (le global ayant tendance à se nourrir du local pour le transformer). 

Plus tard, les forces de la mondialisation, butant sur cette contrainte du terrain, déploieront une débauche de moyens pour percer à travers les massifs, derniers remparts naturels à la charnière transalpine.

Les Alpes sont donc une région privilégiée en termes de connectivité, notamment grâce aux grandes villes situées à proximité. On peut citer les Alpes françaises du nord-ouest (Lyon-Annecy-Genève), les Alpes suisses du nord (Berne-Lucerne-Zürich), les Alpes centrales du nord avec la Bavière (Munich) et du sud avec la Lombardie (Milan), ainsi que les connexions entre elles. Les tunnels jouent un rôle clé dans cette connectivité, tels que le tunnel de base du Saint-Gothard (Suisse-Italie) et le tunnel du Mont-Blanc (France-Italie). Ces tunnels ont connu une augmentation de fréquentation au fil des années, avec plus d’un million de véhicules par an pour le tunnel du Mont-Blanc en 1975, et près de deux millions avant les confinements liés à la pandémie de COVID-19. Le tunnel du Fréjus (France-Italie) a également vu une augmentation du trafic, passant de 842 080 véhicules légers en 2004 à 1 011 527 en 2019. Le tunnel du Loetschberg (Suisse) a permis une augmentation significative du trafic de loisirs dans le canton du Valais dès son ouverture en 2008, avec 30 000 trains traversant le tunnel chaque année.

Parmi ces exemples, le plus significatif est le tunnel du Saint-Gothard, qui relie les Alpes du nord et du sud, ainsi que les sources du Rhône et du Rhin, sur une distance d’environ 15 km à vol d’oiseau. Autrefois un col à 2 107 m d’altitude reliant les cantons suisses du Tessin et d’Uri, il est devenu un tunnel routier de près de 17 km en 1980, puis le tunnel de base le plus long au monde avec ses 57 km, inaugurés en 2020. Depuis son ouverture, il est emprunté par près de 25 000 trains de marchandises et 18 395 trains de voyageurs, avec jusqu’à 116 trains les jours de forte affluence. Cette jonction entre le nord et le sud de l’Europe s’est améliorée au fil des siècles, contribuant ainsi à la prospérité des populations vivant dans les régions traversées par ces axes de communication.

En revanche, la partie alpine hors d’atteinte des métropoles européennes, notamment par ces tunnels, est, quant à elle, en période de stagnation, voire de récession, comme la Styrie (AT) ou les Alpes-de-Haute-Provence (FR) où seule une intervention des politiques publiques peut renverser la donnent.

Google Map avec modification perso.

La mondialisation de l’obstacle alpin, ainsi que son organisation autour du transport transnational, pose aussi la question de sa structuration politique contemporaine locale et nationale. 

Ici, les spécificités locales alpines (exemples du tronçon Lyon-Turin ou Vérone-Munich, en cours de développement) et intra-européenne (bas coût du transport routier dans les plaines de l’Est) doivent s’aligner pour gagner en efficacité au niveau des Alpes. Afin que les projets le plus aboutis, comme celui du Saint-Gothard, perdurent, se concrétisent et s’accélèrent face à l’augmentation démographique, du moins sa concentration.

Il faut, dès lors, une alpinisation des politiques publiques par l’augmentation de la place des territoires locaux, notamment dans la Convention alpine et par le renfort des INTERREG, ainsi qu’une fluidification de leurs rapports pour en dégager de nouvelles initiatives et de nouveaux moyens d’action. 

Concrètement, la reconnaissance d’une valeurs locale spécifique (équilibre de forces et fragilités) rend inévitable l’acceptation de mesures particulières à l’échelle supérieure : outre le report modal, la mise en place d’une eurovignette, voir d’un euro-péage, pourrait redonner la main aux états concernés par l’arc alpin sur ce domaine stratégique que l’acteur privé ne prend pas toujours en compte. Il est donc impératif d’avoir une politique efficace et influente dans le but de mener des négociations et de mobiliser un rapport de force favorable à l’atteinte d’objectifs durables. 

Nous pouvons dire que l’obstacle alpin a toujours été traversé : par des flux externes incontrôlés (migrations, contrebande, armées ennemies), puis par des flux organisés depuis l’intérieur (pour la Suisse et l’Autriche) ou l’extérieure (pour l’Italie et la France) et, désormais, par des flux de toutes natures qui s’affranchissent des appartenances locales (dont financier et touristique). Ce nouvel espace de hub territorial ouvre un champ des possibles d’autant plus large qu’il mène vers le monde extérieur, partie intégrante de la mondialisation. Sa forme n’est pas encore achevée, loin de là. Il peut se renforcer de l’intérieur et s’élancer vers l’extérieur. Il nécessite donc une étude plus approfondie. 

De hub territorial à INTERREG

Dans cette troisième partie, nous souhaitons explorer les voies les plus récentes qui permettent de caractériser l’obstacle alpin de nos jours, voire de dégager sa prochaine mutation qui s’invente déjà sur place. Actuellement, le territoire alpin est largement multifonctionnel, ancré dans la mondialisation européenne, reliant le global au local. L’unification des politiques alpines est essentielle pour préserver le territoire des changements mondiaux, tels que climatiques et démographiques. Enfin, nous aborderons les diverses perspectives stratégiques qui en découlent.

Outre les grands axes de communication et de mobilité déjà évoquées, précisons que l’attractivité d’un territoire mondialisé en hub passe également par une désidérabilité touristique et résidentielle ; d’autant plus élevée qu’elle n’a pas ou peu été atteinte par les séquelles de la désindustrialisation, voire que son tissu agricole et industriel subsiste encore dans le réseau tertiarisé des services. 

Le paysage prend donc désormais la forme d’un « paysage de développement multifonctionnel et vécu, permettant de dépasser les oppositions habituelles entre espaces et logiques de production et espaces et logiques de protection ». Illustrons cette multi-fonctionnalité par trois exemples contemporains majeurs : la tentative de l’agritourisme, les innovations agricoles et le tourisme renouvelé. 

Une troisième voie apparaît entre l’abandon de l’activité agricole de montagne et l’intensification de la production en plaine : le recours à l’agritourisme permet de maintenir un niveau minimal de revenu économique dans les régions les plus pauvres des Alpes, en profitant du regain d’intérêt pour le mode de vie traditionnel des campagnes. Cependant, ce revenu minimal n’est pas plus important que l’activité agricole pleine et entière d’origine, sauf s’il est agrémenté, dans de rares cas, de compétences techniques particulières (guide de [haute] montagne, équithérapie, etc.). Néanmoins, cela permet un accès plus ouvert aux montagnes et une reconversion de ces espaces de production en espaces de vie. 

Autre domaine majeur, celui du tourisme. En effet, la forte croissance du pays alpin de la fin du XXe au début du XXIe siècle est aussi fondée sur le ski et l’offre touristique afférente, dont l’immobilière. Cependant, une diversification du tourisme est fondamentale aux vues de conditions récentes moins favorables (législation de la Convention alpine pour la préservation écologique, conditions climatiques dégradées, inflation, etc.). La montagne est donc de plus en plus visitée l’été pour de nouvelles activités dites outdoor, notamment la démocratisation de l’alpinisme, du trek, du trail ou encore du VTT de descente – qui utilise les pistes de ski en herbe. D’autres domaines alternatifs peuvent être mis en avant, comme le géopatrimoine, tourisme fondé sur la découverte du terrain (étude géologique ou encore des pierres à cupules et autres gravures rupestres). 

Enfin, en complément, la montagne est identifiée, dans la mémoire collective, comme une écorégion mise et à mettre en scène comme peut le faire le Tour de France, les Jeux Olympiques d’hiver ou les fêtes traditionnelles. 

Afin que la mise en valeur et la préservation des ressources, dont le succès localisé est souvent l’œuvre de politiques publiques fortes, puissent bénéficier au plus grand nombre, il est important de renforcer la coopération transfrontalière. 

En effet, les modestes relations politiques entre la France et la Suisse (nonobstant les 170 000 frontaliers français qui transitent, par jour, vers le Canton de Genève), ne peuvent que nous laisser circonspectes, notamment des suites de l’aveu du premier vice-président de la région Auvergne-Rhône-Alpes dans la conclusion de son article pour la revue Annales des Mines de 2020 : « le lecteur trouvera sans doute l’organisation de ces politiques confuse, complexe et brouillonne. Il aura sans doute le sentiment qu’elles se chevauchent et s’entrecroisent, au risque de perdre en cohérence ». 

Aussi, les lenteurs structurelles du chantier titanesque du tronçon Lyon-Turin entre St-Jean-de-Maurienne (FR) et Suze (IT), qui permettra de relier Lyon à Turin plus rapidement, sont nombreuses et complexes. Mais plus que toute contrainte technique, c’est bien le regard politique qui entrave ces avancées.

Si les intérêts divergents, entre modernité et traditions, ralentissent considérablement l’aménagement de l’obstacle alpin, il est nécessaire d’approfondir et de rendre permanente ces politiques de coopérations transfrontalières dans le but de les lisser et qu’elles profitent ainsi à l’amélioration de la qualité de vie générale. Le changement d’échelle de la mondialisation impliquant un changement de nature, comme nous l’avons démontré dans les deux premières parties, l’on ne saurait avoir une position attentiste vis-à-vis de la problématique alpine. Il devient donc primordial de s’emparer des structures politiques existantes (pour mémoire Convention alpine et INTERREG) et de les rendre plus actives et plus concrètes. 

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L’idée pan-alpine n’est que rarement évoquée dans la littérature, bien que souvent sous-jacente, probablement à cause de la connotation totalisante que porte le mot « pan ». 

En effet, son étymologie grecque veut dire « tous inclus », ce qui est concomitant, du reste, avec l’inclusion sociale, élément de langage présent jusqu’au plus haut sommet des institutions européennes. 

Selon Cristina Del Biaggio, si « l’idée de la création d’une institution alpine supranationale se détachant des logiques interétatiques ne semble constituer l’objectif concret d’aucun acteur », nous constatons la pré-existence de structures similaire leur étant supérieurs et subordonnées : en effet, les réseaux pan-européens existent déjà par l’Union européenne et les populations actent de l’existence d’une région alpine en y menant des actions transfrontalières revendiquées (détaillées ci-après), façonnées qu’elles sont par un milieu naturel exceptionnel.

INTERREG de DG REGIO INTERACT.

L’INTERREG est une composante de la politique de cohésion des territoires de l’Union européenne ayant pour objectif de réduire les disparités en développement et qualité de vie interrégionale, en favorisant les bonnes pratiques et l’échange d’expérience. Ceci au sein d’un pays de l’Union européenne, mais aussi au travers de coopération transfrontalière. Ce programme finance, à l’aide du Cohesion policy’s European Régional Development Fund (ERDF), des projets relevant de l’autorité publique (collectivités, université, etc.) ou d’organisations pertinentes (associations, PME, etc.) et pouvant bénéficier à l’ensemble des citoyens, pour un montant total de 379 millions d’euros sur la période 2021-2027. Il se subdivise en plusieurs occurrences avec budgets afférents, puis en une multitude de programmes concrets, insérer localement (et préalablement sélectionnés).
Menons une brève étude comparative de deux d’entre-elles : au niveau franco-suisse, nous avons l’INTERREG France-Suisse qui s’occupe de projets concernant les territoires et populations de part et d’autre de la frontière commune, plutôt préalpins ; au niveau strictement alpin dans son ensemble, nous avons l’INTERREG Alpine Space, spécifiquement dédié aux Alpes selon la Convention alpine.

Prenons 4 projets déjà réalisés sur les périodes précédentes :

  • –  « RER Sud Léman » a pour but de lancer une étude (diagnostic, recommandation
    technique et juridique) au bénéfice des acteurs publics concernés dans le but de relancer l’exploitation ferroviaire de la voie ferroviaire Évian-les-Bains (FR) – St-Gingolph (FR, frontière avec la Suisse) à l’abandon et de l’intégrer au réseau régional suisse (pour un coût total de 628 588 euros).
  • –  Le développement d’une stratégie de communication sur les produits alimentaires emblématiques du territoire dans le but de renforcer les liens économiques entre agriculture et tourisme, sous l’égide du Conseil Savoie Mont-Blanc et de Jura Tourisme (pour un coût de 990 363 euros).
  • –  Alp@venir, concernant le partage de connaissances et de bonnes pratiques des acteurs de l’espace alpestres dans le but de renforcer leur compétitivité, notamment par la création d’un alpage-école / centre de formation et une communication à destination du grand public, sous la houlette de la Société d’économie alpestre de la Haute-Savoie et de la Société fribourgeoise d’économie alpestre (pour un coût de 412 129 euros).
  • –  Runacor, améliore le revêtement en ruthénium dans le domaine de l’horlogerie, de la maroquinerie ou de cartes à puce par la production de nouveau échantillon de matière grâce à une veille technologique et une concertation avec les industrielles (pour un coût total de 436 989 euros). 

Dans l’ensemble, sur 151 projets de sur la période 2007-2013, ceux-ci concernent d’abord l’axe « économie, innovation, formation » pour 42% d’entre eux, puis l’axe « aménagement, transport, environnement » pour 30% et enfin l’axe « qualité de vie, attractivité, services » pour 28%. Dans le détail de la période 2014-2020, la mobilité transfrontalière et circum-frontalière, plus particulièrement en train, est largement mise en avant. 

D’autres propositions se dédient à la sauvegarde écosystémique (de la nature en général, au patrimoine régional en particulier). 

Enfin, c’est aussi un incubateur important d’innovation technique dans le domaine de la santé, de l’agriculture et de l’industrie. 

Conclusion

Pour finir, l’obstacle alpin s’est bien transmué : 

  • de sa nature archaïque et pré-historique de désert politique, dont le paroxysme
    est le terrain de manœuvre des guerres napoléoniennes au service de l’ultime tentative de conquête de l’Europe, rimland tumultueux d’expression des volontés de puissance ;
  • vers un espace de structuration politique par l’érection de barrières physiques (forts alpins) et psychiques (unifications nationales, dont l’originale neutralité suisse) qui n’est que la réalisation ontologique du désir de paix des pays occidentaux, poste traité de Westphalie et qui, à la suite de la guerre monde de 1914-1945, entendent porter l’affrontement physique des volontés de puissance hors du territoire européen ; 
  • puis vers un hub territorial, dividende de la paix enfin concrétisée (ONU à Genève), qui à la désire de se mettre en interaction par voies toujours plus rapides (du chemin pédestre au TGV) avec lui-même et à la découverte du monde pour des confrontations désormais économiques ;
  • pour enfin en déduire, comme un retour sur soi-même, une opportunité de réorganisation territoriale, plus efficiente, qui inventent un nouvel échelon de gouvernance européenne, grâce à une meilleure gestion éco-systémique de son propre milieu de valeurs naturelles et au bénéfice des innovations techno-industrielles. 

Après ce travail au sujet de l’obstacle alpin, nous pouvons en déduire les constats suivants.

Sa valeur stratégique est bien réelle, elle augmente par bons successifs jusqu’à
nos jours.

Selon les scénarios proposés, la chaîne montagneuse peut :

– soit prospérer ou stagner, mais de manière toujours inorganisée, subissant
les volontés d’autrui, hors des Alpes, hors de l’Europe ;

 

– soit se structurer d’une nouvelle manière, déclinant les avancées politiques et démocratiques à son avantage, dans un des biomes les plus riches de la zone paléarctique. 

Si cette chaîne de montagnes est bien un obstacle topographique immuable, au cœur de l’Europe des mégapoles, elle n’en est pas pour autant un obstacle à l’établissement de la civilisation. Bien au contraire, elle a été et demeure un vecteur de progrès, principalement dans le domaine de la coopération transnationale : ce sont des difficultés rencontrées face à cet obstacle que l’Homme a su s’élever et se dépasser. Les peuples qui ont parcouru les Alpes ont d’abord dû relever le défi de s’y établir, de s’y structurer, de se mettre en relations de part et d’autre de ses plis les plus infranchissables et enfin répondre aux défis d’une organisation toujours plus fine dans un territoire toujours plus densément peuplé. 

Finalement, il faut se demander si l’Europe a les moyens de ses ambitions mondiales et si ses INTERREG ne pourraient pas y participer de manière déterminante, unissant les volontés de puissance collectives et individuelles autour d’espaces naturels communs à diverses nations : l’INTERREG Alpin, mais aussi hanséatique, voir, connecté avec l’Afrique par un Méditerranéen ou avec la belliqueuse Russie par un INTERREG des Terres Noires et encore vers l’Orient par l’INTERREG Steppique, pont indo-européenne, reliant les ressources du rimland et du heartland ? Quoi qu’il en soit, il faut garder l’initiative de l’action. 

le blig CHRONIQUE DU GRAND JEU par wikipedia.

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Jean Arminjon

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