Rongé par les gangs et les trafics, l’Équateur n’est plus que l’ombre de lui-même. En quelques années, le pays s’est effondré sous l’effet de la criminalité.
Article paru dans la Revue Conflits n°51.
L’Équateur avait jadis la réputation d’un charmant pays andin si tranquille qu’il n’attirait guère l’attention, sinon celle des amateurs d’histoire ancienne et de volcans. En 2006, j’ai passé quelques jours à Quito, sa capitale, et arpenté avec plaisir la monumentale place de l’Indépendance, une splendeur à 2 850 mètres d’altitude, au pied du volcan Guagua Pichincha. J’ai déambulé aussi dans le quartier La Mariscal où vivait, vers le milieu des années 1950, Piedad Noé, une femme d’une grande beauté, pianiste talentueuse d’origine libanaise qui rendit le futur dictateur chilien, Augusto Pinochet, de passage à Quito, follement amoureux[1].
Le chaos et la violence
Aujourd’hui, l’amour n’est plus au programme. Pourtant, « il ne coûte pas cher » me disait un ami péruvien alors que nous marchions dans un parc surplombant l’océan Pacifique à la tombée du jour et qu’un nombre considérable d’adolescents flirtaient avec ardeur sur les bancs du jardin. Maintenant, le temps des embrassades a fait place à la peur du chaos et des violences.
Le 9 août 2023, le président du pays, Guillermo Lasso, instaure l’état d’urgence après l’assassinat d’un des principaux candidats à l’élection présidentielle à venir, Fernando Villavicencio. Lasso maintient au 20 août la date fixée pour le premier tour du scrutin présidentiel que va remporter Daniel Noboa. Le 6 octobre, six détenus colombiens, inculpés dans l’assassinat de Villavicencio, sont tués lors d’une émeute au sein de la prison de Guayaquil, provoquant une nouvelle crise politique.
Le record des morts violentes
Pays de 18 millions d’habitants, l’Équateur a terminé l’année 2023 avec le bilan désastreux de 7 200 morts violentes, un « record » latino-américain. À l’âge de 35 ans, le nouveau président, Daniel Noboa, fils d’Alvaro Noboa, milliardaire de la banane, est le plus jeune président élu de l’histoire de cette vieille République née en 1822. Il déclare le pays en « état de conflit armé interne » et ordonne aux soldats de restaurer l’ordre et la sécurité. Malgré cette militarisation généralisée, il veut préserver la démocratie équatorienne, mais ce pays si violent devient de moins en moins gouvernable. En 2017, l’Équateur comptait 5,8 homicides pour 100 000 habitants, ce ratio s’élevait à 46,5 en 2023. Une violence qui s’exprime surtout au sein d’un système pénitencier surpeuplé où règnent de nombreux gangs de narcotrafiquants, souvent rivaux, prêts à s’entretuer et à séquestrer leurs geôliers.
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L’évasion de « Fito »
Le 7 janvier 2024, lors d’une opération policière dans cette fâcheuse prison de Guayaquil, s’évade l’un des plus dangereux criminels d’Équateur, José Adolfo Macías, alias « Fito », patron du gang des Choneros. L’annonce de son évasion suscite des doutes sur la probité des gardiens et des policiers et provoque des émeutes dans et hors des prisons, avec des prises d’otages au sein d’au moins cinq centres pénitenciers, des attaques contre les forces de l’ordre et d’autres actes violents, notamment le bombardement d’un pont, visant à semer la terreur. Au moins 19 personnes sont tuées. Deux jours plus tard, le soir du 9 janvier, les Équatoriens découvrent en direct à la télévision l’assaut, par des hommes armés et masqués, des studios de la chaîne de Guayaquil dont les employés sont mis en joue, mais gardent la vie sauve. L’un des hommes cagoulés se place devant la caméra et déclare aux téléspectateurs sidérés : « Nous sommes à l’antenne pour que les gens sachent qu’il ne faut pas jouer avec les gangs. »
Lesquels, nombreux, portent des noms omineux, Los Lobos (les loups), Los Choneros et Los Chone Killers (les tueurs de la région de Chone), Los Tiguerones qui font la pluie et le beau temps dans la prison de Guayaquil, Los Aguilas (les aigles), alliés aux Choneros, ou encore Los Fatales. Le gouvernement estime à 20 000 le nombre de membres de ces gangs criminels répartis sur l’ensemble du territoire national.
« Les hommes plus forts que les lois »
« La ruine d’un État est prochaine et infaillible dès que les hommes se montrent plus forts que les lois, et que les armées disposent du pouvoir par la violence », écrivait, en 1823, Louis-Philippe de Ségur, soldat, diplomate, poète et chansonnier[2]. L’histoire lui a souvent donné raison, hélas. En Équateur, il est manifeste que les narcotrafiquants sont plus forts que les lois tandis que l’armée tente d’imposer sa violence face à celle d’un ennemi beaucoup plus riche, plus armé, et totalement désinhibé à l’égard du droit ou de la vie humaine.
Le pays en « guerre interne »
Noboa a décrété l’état d’urgence pour soixante jours, la fermeture provisoire des écoles et ordonné à l’armée de neutraliser ces bandes criminelles désormais considérées comme terroristes. Le pays en situation de « guerre interne » voit plus de 22 400 militaires déployés sur le territoire national incluant des patrouilles terrestres, aériennes et maritimes. Des perquisitions et des opérations sont menées dans les prisons dont on ne connaît ni la nature ni les résultats, tandis qu’un couvre-feu est entré en vigueur.
L’apogée de la crise survient durant la semaine tragique qui suit l’évasion du patron des Choneros. Environ 175 gardiens et fonctionnaires des prisons d’Azuay, Cañar, Esmeraldas, Cotopaxi, Tungurahua, El Oro et Loja se retrouvent otages des mutins. Une quarantaine d’entre eux sont libérés grâce à une médiation de l’Église catholique. Parmi les personnes toujours retenues, deux sont tuées dont l’une par pendaison. Des images horribles de son exécution sont diffusées.
Mauvais voisins
Cette explosion de violence souligne le malheur d’avoir deux voisins, la Colombie et le Pérou, champions régionaux de la culture de la coca. Les narcotrafiquants ont établi un itinéraire balisé et protégé qui part de ces deux pays avant de se rejoindre en Équateur jusqu’au port de Guayaquil, sur l’océan Pacifique, ville toujours considérée comme capitale économique du pays, mais devenue aussi une plateforme active d’expédition de cocaïne dont la plupart des destinataires se trouvent aux États-Unis et en Europe. Des complices inconscients des narcos qui sèment la mort et la terreur dans plusieurs nations d’Amérique latine.
Une fragilité historique
Face à ce déchaînement de crimes et de désordres dus à l’action des gangs, l’Équateur s’avère fragile et déstabilisé, une faiblesse de l’État de droit qui caractérise l’histoire moderne de ce pays ayant connu une longue série de dictatures militaires, puis, à partir de 1979, des démocraties chaotiques, généralement dirigées par des politiciens ineptes et souvent corrompus. Le trafic de drogue est devenu la principale source de la corruption qui se généralise – et se banalise – dans l’ensemble de la région. Son ampleur et sa capacité de nuisance ne cessent de croître depuis les années 1970 jusqu’à aujourd’hui. Ce trafic, par ailleurs, semble trop souvent toléré. Rafael Correa, un socialiste autoritaire et bolivarien élu président en 2007, évoquait son père emprisonné aux États-Unis en 1968 après avoir été arrêté en possession de cocaïne qu’il transportait pour le compte de narcotrafiquants. « Je n’approuve pas ce qu’il a fait, déclarait alors Correa, mais les trafiquants de drogue ne sont pas des criminels, ce sont des mères célibataires ou des chômeurs désespérés qui doivent nourrir leurs familles[3]. »
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La gangrène de la corruption
Cette vision bucolique du narcotrafic ne va pas durer longtemps. La drogue va vite corrompre les élites qui fragiliseront leurs pays avec des politiques inadaptées et souvent calamiteuses quand la police, la justice et les élus s’enrichissent aux dépens des pauvres et des institutions démocratiques. Jamil Mahuad, élu à la présidence de l’Équateur en 1998, est mis en cause pour avoir reçu de l’argent des narcos. Son successeur, Lenin Moreno, élu président en 2017, se définit comme un libéral. Il impose l’austérité et la « dollarisation » dans un pays trop pauvre[4] pour tolérer tant de zèle. Le PIB baisse de 7 %, l’inflation atteint 60 %. Plus de 200 000 Équatoriens quitteront le pays et de nombreuses émeutes éclatent. Au même moment, les autorités fiscales – La Fiscalía General del Estado – accusent Moreno de corruption. Le président et des membres de sa famille auraient touché 76 millions de dollars versés par l’entreprise Sinohydro qui a construit la plus grande centrale hydroélectrique du pays nommée Coca Codo. Initié par Rafael Correa, ce projet fut financé en partie par un prêt de 1,68 milliard de dollars de la Export-Import Bank of China, remboursable en quinze ans. On voit donc ici non seulement la prévarication, mais aussi la face cachée de l’interventionnisme chinois en Amérique latine.
Avant d’être chassé du pouvoir et de se réfugier au Paraguay, Moreno, dans son enthousiasme libéral, était bien décidé à réduire les dépenses publiques. Mais comme par hasard, il n’a supprimé que les institutions jouant un rôle positif pour protéger l’ordre public et la sécurité : le ministère de la Justice, qui gérait les prisons, le ministère de la Coordination de la sécurité, celui de l’Intérieur, enfin le Conseil national pour le contrôle des stupéfiants et des substances psychotropes. Pourquoi tant de cadeaux aux gangs ?
La drogue détruit les structures sociales du pays
« La mort croisée »
Le successeur de Moreno, Guillermo Lasso, un autre libéral – notion décidément assez floue dans la région – a été élu président de la République en 2021. Après des épisodes de grande insécurité et de peu d’égard pour les droits humains, il est soumis par le Parlement à une procédure d’impeachment et s’en sort avec « la mort croisée », une solution constitutionnelle qui permet à un président de dissoudre le Parlement tout en mettant fin à son propre mandat[5]. S’ensuivent aussitôt des émeutes tandis que la justice se saisit d’une affaire de corruption concernant le président. Ce dernier annonce qu’il ne se représentera pas à l’élection présidentielle. C’est donc le jeune Daniel Noboa qui lui succède. Il ne devrait rester au pouvoir qu’un an et demi, le temps de terminer le mandat inachevé de Lasso. Quand il lance son « état de guerre interne », il dispose de peu de temps pour agir et ne peut compter que sur l’armée et la police, faute d’institutions civiles solides pour assurer l’ordre et la sécurité.
À 35 ans, Daniel Noboa n’est sans doute pas un novice en politique. Son père a dû l’entretenir de la chose publique pour avoir lui-même tenté cinq fois et sans succès de présider le pays. Le jeune Daniel peut se targuer d’avoir été élu député entre 2021 à 2023 et d’avoir présidé la commission des affaires économiques de l’Assemblée. Il possède également une ribambelle de beaux diplômes, l’un de l’école de commerce Stern de l’université de New York, puis un master à la Kellogg School of Management. En 2020, il obtient un master d’administration publique à l’université de Harvard, enfin, deux ans plus tard, un master de communication politique dans la même institution.
Tout cela est bel et bien, et certainement coûteux, sauf pour le fils du roi de la banane. Cependant, rien ne l’avait préparé à affronter la violence des gangs. Son courage et son instinct l’ont sans doute guidé sur la route de la fermeté. Sa prompte décision d’engager l’armée dans la bataille lui a valu la sympathie de nombreux Équatoriens. Et si la situation reste fragile, la violence a baissé d’intensité. Une ou deux semaines plus tard, le calme était revenu. Les activités professionnelles et sociales ont repris et les rues de Guayaquil ou de Quito ont retrouvé leur animation. Le soir venu, néanmoins, chacun reste à l’abri chez soi.
Il reste à espérer qu’au terme de son court mandat, Daniel Noboa puisse se porter à nouveau candidat et l’emporter. Jusqu’à présent, il n’a pas été soupçonné de corruption. Et il semble avoir réussi, au cœur d’une crise d’une violence inouïe, à préserver l’État de droit et la démocratie.
[2] Pensées, maximes, réflexions, 1823.
[3] Reuters, 14 avril 2007.
[4]Le PIB par habitant de l’Équateur s’établissait en 2022 à 391 $ (à titre de comparaison l’Union européenne affichait la même année le montant de 37 433 $).
[5] Inscrite dans l’article 148 de la Constitution de l’Équateur, « la mort croisée » permet au président de la République de dissoudre l’Assemblée nationale tout en lui imposant de mettre également fin à son propre mandat par la convocation d’élections législatives et présidentielles anticipées.