Quel rapport à l’histoire, et notamment à Lénine, entretient Vladimir Poutine ? 100 ans après la mort du dictateur communiste, que reste-t-il de sa légende dans la Russie d’aujourd’hui ?
Alexandre Sumpf, Université de Strasbourg
Vladimir Ilitch Oulianov, mieux connu sous le pseudonyme Lénine, pris vers 1900-1901, est décédé le 21 janvier 1924, à l’âge de 54 ans. Cent ans après sa disparition, son nom continue de susciter la controverse : père du totalitarisme soviétique et impitoyable dictateur pour les uns, il demeure pour les autres un penseur de premier plan et l’architecte d’un État, l’Union soviétique, qui a incarné durant la majeure partie du XXe siècle un contre-modèle face à l’Occident capitaliste. La polémique n’épargne pas la Russie, où le rapport au fondateur de l’URSS demeure pour le moins contrasté aussi bien dans la population qu’au sommet de l’État, Vladimir Poutine reprochant notamment à son lointain prédécesseur d’avoir « créé l’Ukraine ». Dans une riche biographie qui vient de paraître aux éditions Flammarion, l’historien Alexandre Sumpf (Université de Strasbourg) revient sur la vie tumultueuse de l’un des hommes les plus controversés de l’histoire récente. Nous vous en présentons ici quelques passages.
Beaucoup a été écrit par Lénine, sur Lénine, contre Lénine – et nombre de biographes se sont évertués à percer le mystère du personnage, à dévoiler les ressorts de sa psychologie, à se risquer dans le domaine de l’intime pour donner chair à cet homme qui, de l’avis même de ses adversaires, ne vivait que pour la révolution.
En France, le dernier opus en date, mijoté de longues années durant par l’un des plus virulents auteurs antisoviétiques (Stéphane Courtois), insiste sur la violence et le comportement pathologique du leader bolchevik. Il n’y a peut-être que Richard Pipes qui soit allé plus loin dans la haine de Lénine, faisant feu de tout bois pour affirmer qu’il était, en un sens, pire que Staline qui au moins n’était pas un intellectuel et surtout n’avait rien d’un révolutionnaire.
À l’opposé, si on ne trouve plus aujourd’hui d’idolâtres aveugles du Guide de la Révolution, il bénéficie toujours à gauche d’une fascinante mansuétude, due autant à sa stature de héros révolutionnaire vainqueur, et à la campagne de propagande permanente dont il a fait l’objet.
Chercher un juste milieu serait vain et il vaut mieux tenir compte dans l’analyse de l’amplitude des passions que Lénine a déchaînées de son vivant et depuis son décès.
Cet élargissement de la focale temporelle s’enrichira d’une attention plus fine à la société qui a vu naître ce phénomène mondial : écrire la vie de Lénine, c’est aussi raconter la Russie de la fin du tsarisme et des débuts de la période communiste, comprendre ce qu’est la province russe, la Sibérie, le Paris ou le Londres des exilés politiques, les prisons russes ou polonaises.
Enfin, il y a un avant et un après novembre 1917 : pas tant sur le plan de la conquête et de l’exercice du pouvoir – Lénine a toujours été un chef, en tout cas depuis l’exécution de son frère aîné en 1887 – que sur celui de son mode de vie. Après le transfert de la capitale à Moscou en mars 1918, pour la première fois depuis 1893, il ne déménage plus sans cesse, ne passe plus d’une ville et d’une cache à une autre, n’est plus poursuivi si ce n’est par les solliciteurs. Il n’est plus séparé de ses principaux collaborateurs et de sa famille. Il vit, enfin, une vie presque normale.
Y aurait-il encore des sources qui ont échappé à la traque menée par les historiens russes et occidentaux ? Sans doute pas, mais on peut et même on doit interroger la très ample documentation à la lumière d’approches renouvelées ces vingt dernières années : l’histoire sociale du politique, l’histoire de la propagande, l’histoire des émotions, l’histoire connectée, l’étude des sorties de guerre.
Mieux comprendre qui était Lénine et ce qu’il a continué à être quand il dirigeait la Russie rouge implique d’accorder une attention particulière aux interactions sociales et intellectuelles entre Lénine et ses lieutenants, à son errance et sa marginalité au sein du mouvement ouvrier européen qui sont à l’origine de sa violence politique, et à son engagement corporel dans l’acte d’écriture.
Il convient aussi de réévaluer le rôle attribué au cinéma dans le système de propagande soviétique, qui diffusait moins un propos abscons qu’une image-preuve, et de comparer les cultes de Lénine et Staline à l’écran – notamment en questionnant le cliché de l’ascétisme et de la simplicité léniniens. Il importe enfin de relire la fin de vie de Lénine (1922-1923) au prisme des émotions d’un homme souvent seul, isolé, qui a fini invalide […].
Ce livre offre le récit des 365 jours où l’exilé marginal Oulianov s’est transformé en Lénine, dictateur inébranlable ; il narre l’histoire d’un éternel révolté russe qui a fini par ébranler l’Europe et le monde ; et il décrypte la légende vivante d’Ilitch, le Guide d’une révolution mythifiée avant d’être momifiée.
[…]
Depuis qu’il a été appelé au pouvoir par le clan Eltsine, Vladimir Poutine a toujours pris soin de distinguer les (mauvais) bolcheviks, révolutionnaires démolisseurs, des (bons) communistes, continuateurs de la puissance grand-russe et bâtisseurs d’un État fort.
Le Russe Lénine, trop internationaliste pour être honnête, peut-être même agent allemand, a comploté sa dilution en inventant la confédération soviétique – alors que le Géorgien Staline, héritier des grands tsars et authentique patriote, a tout fait pour que le « grand frère » russe réaffirme sa domination. […]
C’est l’impensé de la reconstruction poutinienne de l’histoire nationale. Le pouvoir russe refuse d’accepter que les mouvements d’indépendance aient pu correspondre à un désir profond sinon de toute la population, du moins d’une avant-garde suffisamment active pour entraîner les peuples vers l’autodétermination.
Or, comme dirait l’autoproclamé historien, « c’est un fait historique » : l’État ukrainien est né le 10/23 juin 1917 lorsque la Rada centrale a publié son premier universal en langue ukrainienne, puis que cette assemblée élue a déclaré l’indépendance de la nation le 7/20 novembre 1917, a envoyé des émissaires à Brest-Litovsk en février 1918 avec leur propre agenda, puis a obtenu une délégation lors de la Conférence de la Paix de Paris en avril 1919 – contrairement à la Russie.
Lénine avait compris qu’on ne pouvait bloquer le processus d’indépendance et, conscient de l’erreur commise avec la Finlande en décembre 1917, il a décidé de le piloter en Ukraine au profit de la Russie soviétique. Loin d’avoir créé ex nihilo une Ukraine non russe, il a enterré pour des décennies l’État ukrainien défait par les armes. Poutine aurait dû le remercier et se référer à la politique d’unification par les armes d’un nouvel empire après la chute de celui des Romanov.
Alors, pourquoi tant de haine ? Lénine prône certes des valeurs internationalistes, mais le pire pour Poutine est l’interprétation des rapports sociaux en termes de classes – et non de peuples – antagonistes. Lénine permet de voir clair dans le jeu de Poutine. L’actuel maître du Kremlin masque son véritable intérêt – l’enrichissement et le pouvoir d’un clan – derrière un discours patriotique qu’on jugeait vide de contenu jusqu’à sa mise en application le 24 février 2022.
Alexeï Navalny, qui n’a rien d’un léniniste, ne dit pas autre chose. Plus encore que l’opposant emprisonné que Poutine refuse de nommer, Vladimir Ilitch Oulianov suscite une aversion totale : c’est un homme qui pense et fait la révolution, qui donne des leçons de tactique et de stratégie politique à quiconque projette de renverser un pouvoir en place. Jusqu’en cette fin d’hiver 2022, le pouvoir russe pratiquait une forme de guerre hybride contre Lénine, plus insidieuse et efficace qu’un bannissement retentissant. Ainsi, le choix du 22 avril 2020, 150e anniversaire de sa naissance, pour le vote de confirmation des modifications de la Constitution ne peut relever du hasard. Le jour où certains auraient pu célébrer l’ancien dirigeant et où il aurait à nouveau brillé sous le feu des projecteurs médiatiques, il fallait trouver un puissant contre-feu : quoi de mieux que le changement de jalons revenant pour certains aspects (place de la religion, définition de la famille) à l’époque impériale ?
De longue date, l’ensemble des médias à la botte du Kremlin caricature Lénine et la révolution, réduite au rang de conspiration de personnes ayant vécu une bonne partie de leur vie à l’étranger, pratiquant l’adultère et la concussion. Non, chers concitoyens, Lénine n’avait rien d’un génie, d’un philosophe du politique, d’un tacticien hors pair. C’était tout bonnement un traître russophobe, un bourreau athée et un syphilitique adultère. Homme du passé honni des nouveaux « temps des troubles » entre 1917 et 1921, il est aussi l’homme du passif coupable de la haine vouée à la Russie.
Comme l’a écrit Boris Souvarine dans le Figaro littéraire du 21 janvier 1939, à propos d’une restauration antérieure : « Les milliers de décrets que Lénine a signés, autant en emporte le vent. Les millions de volumes que Lénine n’aurait pas publiés, nul ne les prend au sérieux. Lénine est mort et embaumé, le léninisme est mort et enterré, les léninistes sont morts entr’assassinés et déshonorés. Un nouveau tsarisme s’installe à demeure, infiniment pire que l’ancien, lequel n’était pas totalitaire. Si Lénine, de son mausolée asiatique, pouvait contempler ce tableau qu’il n’a pas prévu, à coup sûr il ne serait pas fier. »
Alexandre Sumpf, Maître de conférences en Histoire contemporaine, Université de Strasbourg
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.