Le bicentenaire de la mort de Napoléon Bonaparte (1769-1821) a surtout été marqué par une de ces polémiques totalement anachroniques dont le microcosme médiatico-intellectuel a désormais le secret, autour du rétablissement de l’esclavage, évalué sans aucune contextualisation et uniquement à partir des catégories morales par lesquelles notre époque se pose en parangon de toutes les vertus. Le bicentenaire des victoires impériales avait aussi brillé par sa discrétion, jugé incongru à l’heure de la construction européenne. Nouveau paradoxe, puisque l’empire napoléonien posa en fait les fondations de l’idée politique de l’Europe. Si la gloire militaire qui s’attache aux batailles impériales est un peu passée de mode, cela ne doit pas nous détourner de la réflexion essentielle : pourquoi Napoléon s’est-il autant battu ?
La première des raisons, mais elle semble oubliée de nos contemporains, c’est que Napoléon a hérité de la guerre. Même si l’expression est contestée, il est le continuateur de la Révolution, qu’il entend terminer[1] au sens où, en fondant le Consulat, il a pour objectif de mettre fin à l’instabilité politique et à l’agitation populaire, tout en consacrant les nouveaux principes politiques et sociaux ayant émergé d’une décennie de troubles – ce sera l’objet de ce qu’il baptise ses « masses de granit » : Code civil, préfet, lycées, Banque de France et franc-or… La continuité entre les idéaux révolutionnaires et le régime impérial fait sans doute débat, mais sur le plan géopolitique elle est incontestable, car Napoléon tient à conserver les « frontières naturelles » de la France que lui a léguées la République, en pratique comme en théorie[2].
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La guerre en héritage
Si c’est bien la France monarchique qui déclare la guerre en avril 1792, ce sont les conquêtes républicaines de l’automne, dont les Pays-Bas autrichiens, et l’exécution du roi en janvier 1793 qui cristallisent la formation de la Première Coalition autour de l’Autriche et de la Prusse, mais aussi de la Grande-Bretagne, qui attire la Russie, les royaumes ibériques, plusieurs États allemands et la plupart des États italiens. À compter de cette date et jusqu’en juin 1815, le seul pays qui participera aux sept coalitions – et les financera largement – et sera presque constamment en guerre avec la France sera la Grande-Bretagne, devenue Royaume-Uni en 1801. Pourquoi un tel acharnement ?
La dimension idéologique n’est pas à écarter. La Grande-Bretagne, même si elle est pionnière en matière démocratique en Europe, est sociologiquement conservatrice : rappelons que le suffrage universel masculin n’y est instauré qu’en 1918 et jusqu’à la réforme de 1883, seul un habitant sur cinq vote, excluant femmes et milieux populaires ; elle n’est donc pas si éloignée des monarchies continentales, plus autoritaires, qui s’inquiètent des audaces égalitaires et universalistes de la Première République. Le Consulat, puis l’Empire, reviennent à une conception plus encadrée de la démocratie, mais continuent à propager la dangereuse idée de l’égalité entre individus et de la récompense des mérites, sans parler de l’abandon d’une conception de l’ordre social et politique voulu par Dieu, contenu dans le seul titre d’« Empereur des Français ».
L’intérêt territorial intervient également, ce qu’on oublie souvent. En 1714, l’électeur de Hanovre est devenu roi d’Angleterre sous le nom de George Ier tout en continuant à diriger la principauté continentale ; l’union personnelle entre la Grande-Bretagne et le Hanovre persistera jusqu’en 1837. La possession des rois britanniques sur le continent est particulièrement malmenée sous l’Empire : Napoléon la donne à la Prusse en 1805 pour la dissuader d’entrer dans la Troisième Coalition, dont il triomphe à Austerlitz, puis la rattache en 1807 au royaume de Westphalie, donné à son plus jeune frère, Jérôme. Sa récupération est donc un objectif « égoïste » et immédiat, mais qui s’inscrit aussi dans une vision géopolitique.
L’empire du Milieu
Depuis la fin du xviie siècle au moins, l’Angleterre s’est fixée la mission de « tenir la balance » des puissances continentales ; autrement dit, de s’allier avec la ou les plus faibles pour combattre le risque d’une hégémonie. C’est ce qui conduit à ce que John R. Seeley (1834-1895) baptisera la « seconde guerre de Cent Ans », puisque entre 1689 et 1815, l’Angleterre s’oppose systématiquement à la France, l’État le plus peuplé et le plus centralisé, donc potentiellement le plus puissant, du continent. Faire la guerre à Napoléon s’inscrit donc dans la même logique que la faire à Louis XIV ou à Louis XV, obligé de concéder leur défaite en 1713 pour l’un, en 1763 pour l’autre. La France révolutionnaire et impériale est encore plus menaçante, car installée sur le littoral de la mer du Nord, d’Anvers à Amsterdam ; or l’Angleterre n’acceptera jamais que cette base de départ idéale pour une opération offensive contre le cœur de son empire soit occupée par une puissance disposant d’une importante force terrestre et, bien sûr, navale² – pas plus la France du début du xixe siècle que l’Allemagne du début du xxe.
C’est l’occasion de rappeler que, contrairement à une légende tenace, Napoléon ne s’est pas désintéressé des affaires maritimes après Trafalgar (21 octobre 1805). Entre 1799 et 1815, la France construit 87 vaisseaux et 128 frégates, soit plus que la marine héritée de Louis XVI ; mais elle perd aussi la moitié de ses vaisseaux de ligne et les deux tiers de ses frégates dans une succession d’engagements dont Trafalgar n’est que le plus coûteux[3]. Le budget de la « Royale » ne représentait pourtant qu’à peine plus du tiers de celui de la Royal Navy. Et surtout, plus que de navires, c’est de marins que manqua l’Empereur, lui qui avait un temps songé à une carrière d’officier de marine : les trois quarts des officiers au moins avaient émigré entre 1790 et 1794, et si beaucoup étaient revenus, le blocus anglais limitait les sorties en mer et l’expérience qu’on y acquiert, et faisait courir le risque d’une capture avec l’assurance de finir la guerre sur les tristement célèbres pontons pourrissant dans les ports anglais.
Ne pouvant rivaliser sur les mers, Napoléon s’efforce de répondre par un blocus continental, qui est en fait un contre-blocus de celui imposé par l’Angleterre à la France depuis le début de la guerre, et renforcé en mai 1806. L’idée est de fermer tous les ports du continent aux marchandises importées du Royaume-Uni, ce qui suppose d’imposer à tous les pays l’alliance française. C’est pourquoi le blocus continental n’est proclamé qu’en novembre 1806, depuis Berlin, après l’éclatante victoire militaire sur la Prusse, qui devra s’y rallier ainsi que la Russie après le traité de Tilsitt (1807). Privée de nombreuses importations, l’économie européenne devait trouver d’autres circuits ou techniques : ainsi naît un « système continental », première ébauche d’un « grand marché » européen de 80 millions de consommateurs. On lui doit notamment le développement d’une industrie sucrière à partir de la betterave, pour remplacer le sucre de canne inaccessible, grâce à un procédé mis au point en 1812 par le Français[4] Benjamin Delessert (1773-1847). Encore un bicentenaire passé sous silence !
Le blocus continental n’eut cependant pas l’efficacité espérée. D’une part, il souffrit de multiples « trous », depuis les pays qui ne l’appliquaient pas jusqu’à une très active contrebande, en particulier dans les régions qui en souffrirent le plus – les littoraux qui commerçaient beaucoup avec l’Angleterre avant 1806. Napoléon devait sans cesse tenter de mettre au pas les récalcitrants, avec tous les risques induits – ce fut un des motifs, sinon le principal, des campagnes dans la péninsule ibérique et de la fatale campagne de Russie en 1812. D’autre part, il n’affecta pas outre mesure l’économie britannique, malgré la forte chute des exportations : ce fut un âge d’or pour l’agriculture britannique et l’industrie réussit à écouler encore beaucoup de produits plus ou moins légalement. Quant aux importations vitales, comme les bois pour la marine, l’Amérique du Nord, et notamment le Canada, compensa largement l’arrêt quasi total des fournitures venues d’Europe du Nord. La guerre de course, illustrée notamment par Robert Surcouf (1773-1827), fut une menace plus constante et plus mortelle pour les intérêts britanniques.
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Des rêves romantiques à la Realpolitik
Initiateur d’un regroupement de l’Europe, Napoléon a aussi amorcé l’unité de l’Allemagne. Positivement, d’abord, en regroupant 16 États allemands en juillet 1806 au sein d’une Confédération du Rhin qui remplace le Saint Empire romain germanique, aboli en août. Au gré des victoires impériales et des avantages concédés aux ralliés, la Confédération intègrera à son apogée (1808) près de 40 États, dont quatre érigés en royaumes (Bavière, Saxe, Westphalie et Wurtemberg) et 15 millions d’habitants. Son président – honorifique – était le grand-duc de Francfort. Cet État compact avait un double avantage pour la France : constituer un tampon entre les puissances d’Europe centrale (Prusse, Autriche) et l’Empire français, dont les frontières orientales étaient désormais inaccessibles à une invasion surprise ; et lui fournir des contingents militaires de renfort qui participeront à toutes les campagnes jusqu’en 1813, année de l’effondrement de la Confédération et du ralliement de la plupart de ses membres à la Sixième coalition – on se souvient des Saxons changeant de camp en pleine bataille de Leipzig et de la Bavière se tournant contre l’empereur lors de la retraite qui s’ensuivit.
Car la domination française sur les peuples germaniques suscita aussi, en réaction, la constitution d’un nationalisme savant, dont les Discours à la nation allemande (1807) de Johann Fichte sont l’expression philosophique et le courant romantique, particulièrement puissant en Allemagne, le versant affectif et artistique. Rappelons que le romantisme est indissociable, chronologiquement et intellectuellement, des élans révolutionnaires qui traversent l’Europe à la charnière des xviiie et xixe siècles et de l’élaboration de la pensée nationaliste européenne – Napoléon lui-même était un lecteur assidu des poèmes d’Ossian, publiés dans les années 1760 et premiers jalons du courant romantique.
Terminons avec les colonies. Si la Première République avait triomphé en Europe, elle avait perdu une large partie de ce qui restait de l’empire colonial, essentiellement américain, au profit de l’Angleterre et de l’Espagne. Par ses victoires, Bonaparte obtint la restitution de nombre d’entre elles, dont la Louisiane, mais aussi des « îles à sucre » comme la Martinique. Ces îles n’avaient pas appliqué le décret d’abolition de l’esclavage du 4 février 1794, de fait limité à la Guadeloupe et la Guyane, en plus de Saint-Domingue, qui avait initié le mouvement par la révolte de 1793. Récupérant ces territoires à partir de 1800, Bonaparte, sans doute sous l’influence d’un « lobby » de propriétaires d’esclaves qui ne se limite pas à son épouse Joséphine de Beauharnais, native de la Martinique, choisit d’y maintenir l’esclavage, donc de le rétablir dans les îles où il avait été aboli. La désastreuse expédition contre Saint-Domingue (1801-1803) en fut la conséquence directe. Malgré son échec, elle inquiétait les États-Unis, pourtant mieux disposés à l’époque envers la France qu’envers le Royaume-Uni, auquel le président Jefferson était très hostile ; leur inquiétude se nourrissait aussi des préparatifs d’une autre expédition militaire pour réoccuper la Louisiane. Avec la reprise de la guerre au printemps 1803, la priorité devient l’invasion de l’Angleterre et le renforcement de l’alliance avec les États-Unis : c’est ce qui conduit à la décision de vente de la Louisiane, ce vaste territoire de plus de 2 millions de km², qui était de toute façon devenu indéfendable.
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[1] « Citoyens, la Révolution est fixée aux principes qui l’ont commencée : elle est finie. » Déclaration des Consuls du 24 frimaire An VIII (15 décembre 1799).
[2] Voir rubrique « L’Histoire mot à mot », p. 32.
[3] Encore que plus de la moitié des vaisseaux perdus à Trafalgar soient espagnols, la France n’en perdant que neuf.
[4] Deux siècles plus tard, la France est toujours le 2e producteur mondial de sucre de betterave, dépassée seulement par la Russie – mais elle reste au premier rang pour les rendements et la production par habitant.