L’Égypte est au milieu du cyclone. Ses voisins sont en guerre, son économie est fragilisée par la crise en mer Rouge. Tewfick Aclimandos analyse les défis actuels du pays.
Politologue et historien, Tewfick Aclimandos est chargé de cours à l’université du Caire et à l’université française d’Égypte. Il est l’un des analystes les plus acérés de l’Égypte contemporaine. Pour Conflits, il fait le point sur les derniers développements en cours sur la scène intérieure et les agissements du Caire sur la scène arabe et africaine.
Propos recueillis par Tigrane Yegavian
Il semblerait que l’Égypte peine à se relever des conséquences de la crise du Covid et de la guerre en Ukraine. Dans quelle mesure l’élection présidentielle – peu médiatisée et éclipsée par la guerre à Gaza – de décembre 2023 a-t-elle joué un rôle « de soupape de sécurité » ?
L’élection présidentielle égyptienne a eu lieu dans un contexte, si j’ose dire, inespéré pour le pouvoir. Quelques mois auparavant, la sévérité de la crise économique, la hausse du coût de la vie et l’immigration massive étaient les principaux sujets de préoccupation de l’opinion publique, et le pouvoir était très critiqué sur ces dossiers – à tort ou à raison, peu importe. Mais la guerre de Gaza a, pendant quelques mois, changé la donne. Le refus égyptien d’accueillir les centaines de milliers de Gazaouis a été celui du pouvoir et celui de l’opinion, toutes sensibilités confondues ou presque (j’excepte les Frères musulmans) : soit parce que cet exode était une nouvelle nakba[1], soit parce que l’on pensait que les Palestiniens seraient forcément revanchards et créeraient toutes sortes de problèmes, soit parce qu’on craignait pour le Sinaï. N’oublions pas que la présence palestinienne en Jordanie ou au Liban ne s’est pas toujours bien passée. Plus généralement, je crois que la politique égyptienne sur ce dossier est mieux acceptée par l’opinion qu’on le dit. Paix froide, sans normalisation avec l’État hébreu, aide aux Palestiniens à Gaza. Pour faire court, pendant quelques mois, mettons du 8 octobre jusqu’à la fin janvier, l’opinion était derrière le président, et tenait des discours du style « dans ce contexte, mieux vaut avoir un militaire à la tête du pays ».
Depuis 2022, l’inflation a affaibli l’économie égyptienne en contribuant à détériorer la balance des paiements, à creuser le déficit et la dette (95 % du PIB) et à réduire l’investissement dans le pays. Comment l’Égypte arrive-t-elle à tenir ? Grâce au soutien des pétromonarchies du Golfe, des États-Unis, aux revenus du canal de Suez et au tourisme ?
La situation de l’économie, je crois, s’explique par une combinaison, d’une part, de choix qui avaient une rationalité politique et sociale, permettant par exemple une forte diminution du taux de chômage, tout en étant économiquement très risqués et, d’autre part, par l’évolution du contexte régional et international et son impact : Covid, guerre en Ukraine, emballement des cours des denrées alimentaires, les divers conflits régionaux (ne pas oublier la guerre au Soudan). Pour répondre à votre question : le tourisme était une source de revenus essentielle, mais les taux de change artificiels (avant la dernière dévaluation) avaient un impact négatif sur les virements des expatriés. Les attaques houthis en mer Rouge ont fortement diminué les revenus du canal de Suez, mais la guerre n’a pas affecté les rentrées du tourisme, ou très peu. En revanche, après la dévaluation, les virements des expatriés ont augmenté de plus de 60 % et, cette dernière année, l’aide économique du Golfe et les investissements des fonds souverains de ces pays ont eux aussi très nettement augmenté. L’UE apporte une aide qui n’est pas négligeable. Il faut toutefois reconnaître que la situation sociale demeure très critique : emballement du coût de la vie, manque de débouchés pour les jeunes en général et les jeunes femmes en particulier, et, en ce qui concerne les retraités, épargne d’une vie qui a perdu les deux tiers voire plus de sa valeur, médicaments cruciaux qu’on ne peut trouver pendant plusieurs semaines, sans mentionner, pour tous, les coupures de courant assez longues en juin et juillet derniers.
La population égyptienne continue de croître de façon très rapide. Cette année, le seuil des 114 millions d’habitants a été franchi. Qu’est-ce qui explique cette croissance tenant compte des défis existentiels dont fait face Le Caire pour nourrir sa population ?
Je crois que les démographes n’ont jamais réussi à expliquer les évolutions des courbes démographiques. Aucune réponse n’a de prétention scientifique. Même Nasser n’avait pas réussi à convaincre les Égyptiens de limiter le nombre de leurs enfants. Si vous voulez un avis, un mélange de convictions religieuses ou se disant religieuses et de pseudo-pragmatisme : toute famille pense avoir au minimum besoin de deux garçons. Deux garçons, cela veut souvent dire quatre enfants. À présent, je crois comprendre que la progression démographique ralentit, les ménages étant de plus en plus pessimistes et dans la gêne.
Où en est-on avec le projet de construction de la nouvelle capitale administrative dont les travaux ont été lancés en 2015 ?
C’est le projet auquel le pouvoir est le plus attaché. Je crois qu’il ne sera pas affecté par les engagements pris par le régime, relatifs à la dépense et aux investissements publics. La première étape est terminée, plusieurs ministères et administrations ont pris possession de leurs locaux là-bas, 48 000 fonctionnaires y travaillent – et se plaignent du temps consacré au trajet. La nouvelle capitale est conçue pour être une smart city, connectée, avec beaucoup d’espaces verts, et pour devenir un hub technologique attractif pour les investissements étrangers. Les « nouvelles villes » ont désengorgé Le Caire, qui étouffait. Reste que le projet est impopulaire, et que de larges secteurs de l’opinion estiment qu’il n’aurait pas dû être prioritaire.
Comment l’Égypte, et plus particulièrement la péninsule du Sinaï, est-elle affectée par la guerre à Gaza ? Craignez-vous un débordement du conflit sur le territoire égyptien ?
L’État égyptien a réussi à stabiliser la péninsule, en affinant sa gestion des questions tribales, et à lancer des programmes de développements. La situation est nettement meilleure, sans être parfaite. Il reste, bien sûr, que Gaza n’est plus viable, et ne le sera pas pendant quelques années, voire plus, que des centaines de milliers de Palestiniens risquent de devoir partir, et que les Égyptiens n’ont pas envie de les accueillir, vu les précédents historiques.
D’un point de vue économique, le tourisme n’a pas trop souffert. Le canal de Suez, si. Les pays du Golfe se sont rapprochés de l’Égypte. Si votre question porte sur les relations entre la population et le régime, je vous dirai qu’on n’a pas de sondages, et de toute façon, ceux-ci ne seraient pas forcément fiables. Je suis d’avis que la population déteste Israël, mais ne veut pas de guerre, on peut même dire la refuse. À des moments, une forte majorité appuiera le régime (par exemple quand la question de l’accueil des Palestiniens est posée), à d’autres, elle pourra se demander pourquoi l’Égypte ne « fait pas davantage », ne « hausse pas davantage la voix », certains segments, dont la taille et l’importance varient, seront sensibles à l’accusation, fausse, qui parle de « connivence voire de complicité avec Israël », etc. La question centrale est : les événements de la dernière année vont-ils permettre à l’islamisme frériste égyptien ou au djihadisme égyptien de renaître ou de regagner un second souffle, ou vont-ils les décrédibiliser, car « porteurs de destruction totale » ? Les analystes et commentateurs sont partagés, et évidemment, beaucoup dépendra de l’issue de la guerre. Autre question : à la suite de cette guerre, un djihadisme palestinien encore plus radicalisé verra-t-il le jour, et cherchera-t-il à s’en prendre à l’Égypte ? Il est évident que la question se pose, ou qu’elle se posera.
Quel rôle joue la diplomatie égyptienne dans les négociations entre le Hamas et Israël, qu’est-ce qui la distingue de l’action du Qatar ?
Disons qu’il semble qu’au moins un des défunts « plans Biden » était en fait un plan concocté par l’Égypte, avec une différence que je crois mineure, entre les moutures égyptienne et américaine, sur le nombre d’étapes du règlement. Disons que la question de Gaza est vitale pour l’Égypte, et que la priorité absolue pour elle est l’arrêt des combats à Gaza et la garantie d’une aide humanitaire massive. Au moins deux facteurs cruciaux entrent en ligne de compte : la sympathie massive de l’opinion égyptienne pour la population de Gaza, et la peur de voir les Palestiniens s’installer dans le Sinaï. Les questions relatives au « processus menant à un État palestinien, à une solution à deux États » sont très importantes, mais, en sens contraire, en parler maintenant fournirait un prétexte au gouvernement israélien pour refuser tout accord. Cela étant, je dois insister sur le fait que l’Égypte veut une solution à deux États, qu’elle considère comme vitale pour ses intérêts nationaux – je lis ici et là que l’Égypte a intérêt à ce que le problème ne soit jamais réglé, mais c’est faux. Je ne suis pas capable de vous dire comment le travail est organisé, entre l’Égypte et le Qatar, sauf pour vous dire que les relations entre les deux pays se sont grandement améliorées.
La Corne de l’Afrique reste un point de tension majeure avec l’Égypte qui soutient la Somalie pour contrer l’Éthiopie et le Somaliland qui ont convenu d’un accord maritime. Jusqu’où pourrait aller l’Égypte dans cette escalade ?
Les relations égypto-éthiopiennes sont empoisonnées par la question du barrage de la Renaissance et par les discours des médias officieux des deux pays, violents et acrimonieux. À Addis-Abeba, on a tendance à présenter l’affaire comme le stade ultime de la libération nationale, et en Égypte comme une menace existentielle et vitale très réelle, vu le fait que le Nil est ce qui fait vivre le pays et qu’il lui apporte l’essentiel de ses ressources en eau. Les passions, des deux côtés, sont virulentes. D’un point de vue géopolitique, le barrage de la Renaissance est un projet qui a pour objectif, entre autres, d’inverser le rapport de forces dans la Corne de l’Afrique en faveur de l’Éthiopie. Les diplomates des deux pays se détestent. Il ne reste qu’aucun des deux pays n’a intérêt à couler ou à saborder la force africaine en Somalie et son financement par les puissances occidentales, et que sur plusieurs dossiers, ils ont intérêt à travailler en commun, ou au moins à trouver un terrain d’entente, je pense au Soudan et à la mer Rouge. L’Égypte peut affirmer que sa présence en Somalie est à la fois dans le cadre prévu par l’Union africaine, et dans un cadre défini par la Ligue arabe, et donc dans une optique anti-terroriste. Je ne peux spéculer sur l’avenir, mais je pense qu’on peut dire que si l’Égypte avait souhaité l’escalade avec l’Éthiopie, celle-ci aurait eu lieu avant 2018. Mais le président al-Sissi, comme la plupart des militaires de la planète, n’aime pas la guerre et n’est pas belliqueux. Une guerre ne changera pas le fait que l’Éthiopie est l’État « source » du Nil. Une guerre contre l’Éthiopie risque de brouiller l’Égypte avec toute l’Afrique. Une guerre, c’est prendre le risque d’aggraver les drames humanitaires et, partant, la terrible question des réfugiés. Pour le moment, les Éthiopiens, malgré toute leur rhétorique enflammée, ont plus ou moins tenu compte des préoccupations égyptiennes, par exemple sur la rapidité du remplissage du barrage, tout en refusant tout engagement écrit, que l’Égypte souhaite. Je crois, cependant, que la question du barrage de la Renaissance va compliquer les relations entre les deux pays pendant très longtemps et restera une source de contentieux permanents.
Après une brouille de dix ans, l’Égypte et la Turquie ont décidé d’enterrer la hache de guerre. Quelles incidences un rapprochement égypto-turc aura pour la région ?
Le rapprochement turco-égyptien est un work in progress. Les deux parties le souhaitent, œuvrent pour, dialoguent, multiplient les efforts ; rapprochés par les événements post-7 octobre. Les progrès sont nets. Il est acquis qu’elles œuvrent pour l’arrêt des conflits israélo-arabes, d’une part, et pour l’intensification des échanges commerciaux entre elles, de l’autre. Elles souhaitent toutes deux trouver un accord sur la Libye et elles ont toutes deux des contacts avec tous les protagonistes, tant en Cyrénaïque qu’en Tripolitaine. Leurs positions de départ sont opposées, notamment sur la question des milices et des groupes armés. Mais elles souhaitent trouver un accord. Elles ont progressé, mais beaucoup reste à faire. Sur les questions « Est Méditerranée », l’Égypte ne remettra pas en question ses accords signés, qui sont conformes aux clauses du droit de la mer, mais il faut noter que son accord avec la Grèce est rédigé de telle sorte qu’il évite de prendre position sur les différends gréco-turcs. Le Caire n’exclut pas la possibilité d’être un médiateur entre les deux parties. Enfin, sur la question des Frères musulmans égyptiens et des chaînes de télé diffusant leurs messages anti-régime à partir d’Istanbul, Ankara a multiplié les gestes de bonne volonté, la situation, aux yeux du Caire, s’est considérablement améliorée, mais le contentieux n’a pas complètement disparu.
[1] Référence à l’expulsion des Palestiniens en 1948.
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