L’eau, paradigme essentiel de la géopolitique de l’Ouzbékistan

7 août 2023

Temps de lecture : 8 minutes

Photo : Ouzbékistan. Crédit photo : Pixabay

Abonnement Conflits

L’eau, paradigme essentiel de la géopolitique de l’Ouzbékistan

par

Région aride et soumise à de très fortes variations climatiques, l’Asie centrale doit sans cesse trouver de nouvelles ressources en eau. C’est notamment le cas en Ouzbékistan. La politique hydraulique est un effet majeur pour ce pays.

Quentin Vercruysse

Jusqu’à la chute de l’URSS, la répartition de l’eau en Asie centrale était pilotée par Moscou et s’effectuait au sein d’un unique pays, l’URSS. Situés en amont des chaînes de montagnes centrasiatiques, le Tadjikistan et le Kirghizstan libéraient durant l’été les eaux de leurs fleuves, offrant ainsi l’opportunité à leurs voisins de développer en aval leur agriculture et de conjurer les menaces de sécheresses éventuelles. Ainsi 90 % de l’approvisionnement en eau du Turkménistan, 77% de l’Ouzbékistan et 40% du Kazakhstan, étaient issu de ces deux pays. Dans le cadre de ce système de troc établi sous l’ère soviétique, les républiques d’Asie centrale « d’en bas » s’acquittaient de leur dette en échangeant des ressources énergétiques telles que gaz, pétrole ou encore charbon aux pays « d’en haut ». Ce système informel favorisa une agriculture florissante, vorace en eau, dans une région aride et donc peu propice à cet usage, et sans considération écologique. Mais au grand dépit de l’Ouzbékistan, ce compromis implicite fut progressivement remis en cause. Aujourd’hui l’eau est une des préoccupations premières de ce sous-continent, au cœur de la géopolitique des cinq États centrasiatiques.

L’Amou-Daria se jetant au sud de la mer d’Aral, avant son assèchement. (c) Wikipédia

Un déficit structurel d’une ressource vitale à l’économie ouzbèke

Au cœur des routes de la soie, l’Ouzbékistan est essentiellement alimenté en eau par les deux principaux bassins d’Asie centrale : l’Amou-Daria et le Syr-Daria. Ces deux cours d’eau se jetant in fine dans la tristement célèbre mer d’Aral, autrefois quatrième plus grande étendue aquatique intérieure au monde. Située à cheval entre l’Ouzbékistan et le Kazakhstan, cette mer fut en grande partie asséchée durant l’époque soviétique afin de métamorphoser les steppes désertiques de cette région en champs de coton et de blé – au détriment de l’Ouzbékistan, ces deux vastes bassins aquatiques naissants en dehors de ses frontières.

L’Amou-Darya, bassin à l’origine de 87% des flux alimentant la mer d’Aral, voit son débit constitué en majorité à la frontière entre l’Afghanistan et le Tadjikistan. En raison de pertes importantes dans ses zones arides, ainsi que de ponctions réalisées pour des besoins agricoles, seule une faible proportion atteint la mer d’Aral, jusqu’à moins de 10 % en période de sécheresse. Quant au bassin du Syr-Darya naissant dans les montagnes Kirghizes, contributeur général à hauteur de 13% pour la mer d’Aral, il ne lui consacre en fait qu’une faible proportion de son volume, moins de 5 % durant l’été, en vertu des mêmes facteurs de pertes. Cependant, la rapide régression des glaciers du Pamir et du Tian Chan, causée notamment en partie par les vents de sable provenant des zones asséchées de la mer d’Aral, risque à terme de réduire les débits de ces deux bassins.

L’Amou-Darya, bassin à l’origine de 87% des flux alimentant la mer d’Aral, voit son débit constitué en majorité à la frontière entre l’Afghanistan et le Tadjikistan. En raison de pertes importantes dans ses zones arides, ainsi que de ponctions réalisées pour des besoins agricoles, seule une faible proportion atteint la mer d’Aral, jusqu’à moins de 10 % en période de sécheresse.

En outre, additionnellement à ces deux flux, l’Ouzbékistan peut compter sur 94 importantes nappes phréatiques, dont 13 transfrontalières, qui ne permettent pas toutefois d’atteindre une véritable souveraineté hydrologique.

Le delta de l’Amou-Daria en 1994. (c) Wikipédia

Facteur aggravant cet état des lieux préoccupant en matière de ressources propres, l’Ouzbékistan est le plus grand consommateur de ressources en eau de la région. Pays le plus peuplé d’Asie centrale (36 M hab.) et en plein essor économique, son agriculture représente plus d’un quart de son PIB et plus de trois-quart de sa consommation nationale d’eau. Les plantations de coton, notablement, nécessitent une forte alimentation en eau au printemps et en été. Or, faisant face à une détérioration constante des infrastructures hydrauliques, la majorité des cultures reste inefficiente dans l’utilisation de l’eau. Face à ces problèmes techniques, mais aussi financiers et institutionnels affectant les moyens d’irrigations, face à la renégociation des quotas définis à l’ère soviétique entre républiques centrasiatiques, face aux nécessités liées au développement économique du pays et face aux objectifs de production agricole et à la pression démographique rurale, le gouvernement ouzbek a décidé de créer un ministère de l’Eau en 2018. Placée au cœur des problématiques écologiques, cette administration a également pour mission d’atténuer les effets pervers naissants du manque d’eau. Par exemple la dangereuse salinisation des sols agricoles centrasiatiques, issue de l’expansion des terres irriguées, toucherait jusqu’à 50% des terres cultivables.

En eaux troubles : un manque de solutions propice aux tensions régionales

Pleinement conscient du problème, Tachkent cherche avant tout des solutions internes. Depuis 2003, une loi présidentielle instaure un cadre institutionnel de gestion de l’eau, censé être mieux en accord avec la réalité hydrologique ouzbèke. Les autorités s’efforcent de réduire les pertes dues aux fuites en remplaçant des moyens d’irrigation souvent dépassés par des technologies plus modernes, tels que le goutte-à-goutte ou encore l’étanchéisation des canaux actuels. Des mesures sont prises dans cet esprit afin d’améliorer la connaissance en temps réel des débits des cours d’eau ainsi que les niveaux et les volumes des nappes phréatiques.

Cependant, bien qu’une politique nationale soit indispensable, aucune solution satisfaisante ne pourra être trouvée sans une coopération avec les pays situés en amont des cours d’eau, ainsi qu’avec les autres pays en aval. Des accords de coopération ont bien été signés, tels que l’accord d’Almaty en 1992 ou celui concernant l’utilisation des ressources hydro-énergétiques du Syr-Daria en 1998. La Communauté économique centre asiatique (CECA), émanation de la Communauté économique eurasiatique (CEEA), s’est également penchée à maintes reprises sur cette problématique. Malheureusement, malgré ces initiatives louables et certains succès émanant notamment du Fonds international de sauvetage de la mer d’Aral, ces accords semblent peu respectés, la coordination entre les pays d’Asie restant insuffisante.

En outre, les efforts réels déployés par la communauté internationale – l’Union européenne et l’ONU organisant régulièrement des missions dans la région – ces initiatives ne paraissent pas porter tous les fruits espérés. À titre d’illustration, la Convention sur l’eau, créée par la Commission économique des Nations unies pour l’Europe, fut signée uniquement par le Kazakhstan et l’Ouzbékistan. Contrairement à un droit maritime plus développé, la législation internationale en matière de cours d’eau reste hélas encore embryonnaire.

A lire aussi

La planète eaux-de-vie

L’équilibre trouvé à l’époque de l’URSS paraît ainsi désormais lointain. Bénéficiant de financements partiels de la Russie et de la Chine pour la construction de nouveaux barrages, le Kirghizistan et le Tadjikistan stockent davantage d’eau pendant les saisons printanière et estivale pour la production d’électricité hivernale. La forte progression de la démographie, couplée aux besoins d’eau qu’impose l’industrialisation, pourrait entraîner des rivalités entre les pays centrasiatiques. De nombreuses tensions régionales surgissent, autour par exemple du projet de barrage Rogun sur la rivière Vakhch au Tadjikistan. Ces tensions mettent en évidence les divergences d’intérêts et les possibles conflits liés à l’utilisation de l’eau. À cet égard, certains analystes émettent de sérieux doutes, liés aux risques sismiques dans la région, sur la fiabilité des grands barrages existants ou en projets au Kirghizistan et au Tadjikistan.

L’équilibre trouvé à l’époque de l’URSS paraît ainsi désormais lointain.

Moscou propose de jouer un rôle d’arbitre dans le débat sur le prix de l’eau au sein des anciennes Républiques soviétiques, en tenant compte des coûts de construction et d’entretien des infrastructures hydrauliques et de l’utilisation des ressources à des fins agricoles. Dans un premier temps, il serait opportun d’établir des indicateurs sur les principales infrastructures hydrauliques dans l’ensemble de l’Asie centrale, afin d’établir une gestion commune transparente prenant en compte les volumes disponibles et les degrés de pollution. Dans un second temps, il paraîtrait judicieux de créer une contribution des « pays aval » aux « pays amont » pour la construction d’ouvrages hydroélectriques, à condition que leurs besoins en eau soient pris en compte. L’Ouzbékistan devrait en toute logique recevoir une part des flux hydrologiques proportionnelle à sa démographie. De même, l’Afghanistan, avec une population de plus de 40 millions d’habitants, devrait se voir attribuer une part équitable des eaux du bassin de l’Amou-Daria. À cet égard, au grand dépit des nations centrasiatiques, les Afghans ont activement pris les devants.

Au fil de l’Amou-Darya : l’Ouzbékistan face à l’Afghanistan

À cette enseigne, afin d’irriguer les plaines septentrionales arides du pays, le gouvernement taliban a annoncé le 30 mars 2022 le lancement de la construction du canal Qosh Tepa, voué à détourner au profil de Kaboul jusqu’au tiers de l’Amou-Darya.

L’empressement des talibans à achever ce canal s’explique par plusieurs facteurs : d’une part, les plaines du nord de l’Afghanistan deviennent de plus en plus complexes à exploiter et nécessitent un volume amplifié d’eau ; d’autre part, l’insécurité alimentaire reste élevée en Afghanistan, le pays demeurant dépendant de l’aide étrangère. Or, l’irrigation de ces vastes terres et le développement général de l’agriculture permettront d’assurer, au moins partiellement, la souveraineté alimentaire de l’Afghanistan. Enfin, le canal Qosh Tepa devrait créer indirectement 250 000 emplois, dans un pays subissant une crise économique majeure et un fort taux de chômage chez les jeunes.

Bien que l’Afghanistan et l’Iran aient conclu un traité concernant le fleuve Helmand, Kaboul n’est partie à aucun accord sur les eaux transfrontalières avec ses voisins centrasiatiques du nord. Hors du « monde Russe », ayant créé des pratiques et des traditions propres en matière de gestion et de gouvernance de l’eau, l’Afghanistan n’a jamais été membre de l’accord d’Almaty de 1992.

À l’horizon 2028, 17 milliards de mètres cubes d’eau devraient être prélevés grâce à ce projet. S’il n’aura que peu d’impact sur le Tadjikistan, le canal Qosh Tepa pourrait rendre insurmontables les défis énergétiques à venir pour le Turkménistan et l’Ouzbékistan. La Lower Amudarya State Biosphere Reserve, inscrite à l’UNESCO, sera l’une des localisations les plus touchées sur le plan écologique. Les habitants de cette région, vivant essentiellement de l’agriculture et de l’élevage, pourraient être forcés à émigrer. En outre, une diminution de 15 à 20 % du volume de l’Amou-Darya amplifiera inévitablement la salinisation des sols, tandis que le volume et la fréquence des tempêtes de poussière devraient également augmenter. Seul motif d’espérance pour l’Ouzbékistan : la potentielle apparition de zones vertes dans le nord de l’Afghanistan pourrait permettre la réduction des tempêtes de poussière apportées par le vent afghan dans les parties méridionales de la région de Surkhandarya.

Alors que la construction du canal Qosh Tepa progresse, les négociations entre l’Afghanistan, l’Ouzbékistan et le Turkménistan sur la répartition de l’eau de l’Amou-Darya deviennent cruciales pour Tachkent. Ni l’Ouzbékistan ni le Turkménistan n’ont reconnu officiellement le régime taliban, tandis que l’Afghanistan n’est réciproquement signataire d’aucun traité sur les eaux transfrontalières avec l’Asie centrale. Non seulement Kaboul revendique son « hégémonie hydrologique », mais souhaite également assurer sa souveraineté alimentaire. Cependant, l’Ouzbékistan et le Turkménistan disposent d’un certain pouvoir de négociation avec les talibans. Ces deux pays fournissent en effet autour de 80% de l’approvisionnement énergétique de l’Afghanistan et sont de surcroit au centre des routes de la soie, dont dépend l’approvisionnement de l’émirat islamique.

Perspectives 

La population ouzbèke a progressé de 20 millions d’habitants en 1991 à 36 millions en 2023. Le nombre annuel de naissances dans le pays a été multiplié par deux, d’un demi-million en 2000 à près d’un million par an désormais. Or, et c’est un enjeu crucial, vital et existentiel, l’Ouzbékistan rencontre de grandes difficultés à obtenir de ses voisins davantage de ressources en eau, sécurisées et constantes.

À titre d’illustration l’accord pour la période 2022-2023 entre les pays centrasiatiques, fixant théoriquement les limites de prélèvement en eau de l’Amou-Darya, chiffre ainsi le volume des échanges : sur les 55,4 milliards de mètres cubes prélevés, 23,6 milliards iront à l’Ouzbékistan, 22 milliards au Turkménistan et 9,8 milliards au Tadjikistan. Pourtant, la population de l’Ouzbékistan est sept fois plus élevée que celle du Turkménistan

Or, contrairement à Achgabat, Tachkent n’a pas à sa disposition une importante quantité de ressources fossiles à exporter. Le Turkménistan, disposant de la quatrième plus grande réserve de gaz naturel au monde et de ressources pétrolières, détient un avantage comparatif par rapport à l’Ouzbékistan dans ses négociations avec le Bichkek – le Kirghizistan ne produisant ni gaz, ni pétrole.

A lire aussi

Pedrollo : apporter l’eau au monde

Les principales perspectives pour l’Ouzbékistan à court terme semblent ainsi être la mise en place de solutions locales, pour une problématique pourtant régionale si ce n’est internationale. Toutefois, cette contrainte impose à l’Ouzbékistan une créativité nationale indispensable. Faisant face à un défi géographique structurel d’accès à l’eau, Tachkent n’a d’autre choix que d’innover et d’adapter à cette région les meilleures approches internationales en matière hydraulique. L’Ouzbékistan peut compter sur de nombreux modèles de réussites, tels que certains états du Golfe développant des techniques encourageantes pour favoriser l’agriculture dans les zones désertiques, ou encore Singapour excellant dans la gestion de l’eau en milieu urbain. La France, quant à elle, se positionne également en leader dans le domaine de l’eau grâce à ses excellents ingénieurs hydrauliciens et ses entreprises spécialisées dans l’étanchéisation et la modernisation les réseaux d’irrigations et de stockages. Un éventuel échange de compétences vertueux serait-t-il le futur vecteur des relations énergétiques avec Paris ? C’est en tout cas ce que les acteurs français et ouzbèkes de ce marché peuvent espérer.

Vous venez de lire un article en accès libre

La Revue Conflits ne vit que par ses lecteurs. Pour nous soutenir, achetez la Revue Conflits en kiosque ou abonnez-vous !

À propos de l’auteur
Quentin Vercruysse

Quentin Vercruysse

Voir aussi