La capacité de commandement n’est pas innée : elle se travaille et se développe tout au long de la vie. La formation des pilotes de chasse français en est l’illustration : il existe un processus de construction de l’identité du pilote de combat français pour acquérir les attributs « être un leader » et « avoir du leadership ».
Lieutenant-colonel Jean-Baptiste BLANC. Officier stagiaire de l’École de guerre, 30e promotion
On pourrait croire que les leaders inspirants, et les personnes faisant preuve d’un leadership remarquable, détiennent naturellement ces attributs, bien souvent perçus comme des atouts innés. En réalité, ces forces sont à construire au fil du temps. Elles n’ont rien d’un don, se travaillent et proviennent du développement progressif et laborieux d’un capital humain ainsi que d’un capital social.
Cette idée peut être illustrée en analysant le cas du pilote de chasse en escadron opérationnel. Car il existe un phénomène de construction progressive et structurée de l’identité du pilote de combat français, qui acquiert au fil d’une longue et exigeante formation les attributs qu’exige sa spécialité : « être un leader » et « avoir du leadership ».
Leader et leadership : deux qualités distinctes, qui se développent, et s’appuient sur l’identité1
Aussi surprenant que cela puisse paraitre de prime abord, les notions de leader et leadership ne doivent pas être confondues. « Être un leader » et « avoir du leadership » sont deux attributs bien distincts.2
La qualité de leader peut, en effet, être appréhendée sous le prisme du capital humain, fondé sur des compétences interpersonnelles. Motivation, maîtrise de soi et conscience de soi en constituent les trois axes fondamentaux. À ces compétences viennent s’ajouter la créativité et la capacité à développer une vision.
L’attribut de leadership est, quant à lui, à envisager sous l’angle du capital social, structuré selon deux familles d’aptitudes : la conscience sociale (empathie, sens du service, conscience politique) et les compétences sociales (esprit d’équipe, talents relationnels, aptitude à gérer les conflits, capacité à fédérer et orchestrer le changement). Autrement dit, le leader c’est la vision ; le leadership c’est le talent d’emmener les autres derrière soi, l’art de convaincre et de fédérer. Le leader c’est le rapport aux idées ; le leadership c’est le rapport aux autres. Le leadership, c’est un mécanisme d’influence entre un leader et ceux qui décident de le suivre. C’est un processus vivant, permanent, amoral3, conatif4, et épuisant, car l’adhésion des autres n’est jamais acquise et toujours à reconquérir.
Qui plus est, des travaux de recherche récents soutiennent la thèse que les attributs de leader et de leadership se développent dans le temps. Ces caractéristiques, jusqu’ici considérées comme innées, sont en définitive améliorables à force de travail et de pratique. Le charisme, apanage du leadership, en est un exemple frappant. Ce trait repose en effet en partie sur des qualités et techniques corporelles et physiques qui se maîtrisent et se perfectionnent (posture, tenue, regard, voix, respiration, élocution, intonation se travaillent). Bien qu’une prédisposition naturelle puisse exister, la part acquise apparait déterminante. Elle s’inscrit dans un cercle vertueux qui prend sa source dans la confiance en soi et repose sur la dimension identitaire de l’individu.
Enfin, pour se réaliser véritablement, la construction du leader et du leadership doit s’accompagner d’une transformation identitaire personnelle5. Celle-ci implique de mobiliser des caractéristiques profondes chez l’individu, qui accepte et assume de réaliser une mue, un véritable changement d’identité professionnelle et identitaire, selon plusieurs étapes d’évolution.
Cas d’étude : le singulier métier de pilote de chasse
Comme tous les combattants militaires, l’engagement du pilote de chasse est singulier. Il rejoint les armées pour un jour incarner « la pointe du glaive », le bout de la chaine opérationnelle en mesure de déployer la force légitime de l’État français. Il est, dès son engagement, conscient qu’il devra risquer sa vie en survolant des zones hostiles, et fort probablement donner la mort au nom de la Nation. C’est un métier qui demande notamment d’avoir un goût prononcé de l’action, un attrait irrésistible pour la troisième dimension, un profond sens des responsabilités, la volonté de s’engager au service d’une cause commune supérieure : la protection des Français et la défense de leurs intérêts.
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L’engagement est singulier, le parcours de formation l’est également. Entre le tout premier vol d’instruction et l’obtention de la première qualification utile, celle de pilote de combat opérationnel, il faut compter trois années de travail assidu, de persévérance, d’erreurs et de remise en question quotidiennes. La formation est riche et complète, elle exige l’assimilation rapide de connaissances techniques et règlementaires, de savoir-faire pratiques pointus, inculqués au simulateur et en vol, mais aussi d’un certain savoir-être adapté à l’environnement et aux particularités du métier. De nombreuses qualités et vertus sont à détenir et développer promptement pour réussir dans cette voie : détermination, combativité, persévérance, honnêteté intellectuelle, humilité, maîtrise de soi, esprit d’équipe, sens de la mission, goût du risque…
Certaines compétences à acquérir sont naturellement très techniques. Mais d’autres traits, dont le potentiel doit se développer au cours du parcours, apparaissent liés au capital humain (individuel) et au capital social (relationnel) du futur pilote chef de patrouille.
La fabrique du leader et le développement du leadership, au fil de la carrière du pilote de chasse
Le parcours de formation d’un pilote de chasse dans les armées françaises est particulièrement bien structuré. Il est progressif et exigeant dans de multiples dimensions. Cette seconde partie met en lumière le développement, au fil du temps long, des attributs de leader et leadership lors de la fabrique d’un pilote de combat.
Un recrutement sélectif concentré sur les qualités techniques, scientifiques et psychomotrices
Au commencement, le processus sélectif de recrutement des pilotes de chasse repose essentiellement sur des tests de connaissances ou d’aptitudes techniques et psychomotrices.6
Au cours de quatre jours d’épreuves, les candidats sont évalués sur la coordination motrice, l’orientation et la capacité de structuration spatiale, le raisonnement arithmétique, ainsi que la performance intellectuelle liée aux capacités d’aptitude verbale, d’aptitude au raisonnement logique et de vitesse de traitement. Des tests psychomoteurs évaluent encore la coordination des jambes, la capacité de division d’attention et la facilité d’apprentissage. Des épreuves sportives, et des tests de culture scientifique et du niveau d’anglais sont également réalisées. Pour parfaire la sélection, un inventaire de personnalité est conduit, analysant l’individualité du candidat sous l’angle des prérequis psychologiques adaptés à la singularité du métier de pilote de combat. Enfin, un entretien de groupe doit permettre d’apprécier les aptitudes et le potentiel à évoluer en équipe pour résoudre un problème. Deux entretiens individuels viennent clore la sélection et mesurer le niveau de motivation du jeune volontaire et son aptitude générale à exercer le métier.
Sur quatre journées donc, deux épreuves seulement s’intéressent aux aptitudes sociales et humaines détenues. Le recrutement recherche de futurs techniciens capables d’apprendre vite. Les attributs de leader et leadership sont très peu étudiés à ce stade. Ils devront être développés au fil de la formation et de l’évolution du pilote, principalement recruté sur son potentiel à apprendre à « savoir-faire ».
Une formation longue et exigeante qui oblige à développer des traits de leader et démontrer du leadership
La fabrication du futur leader et le développement de son leadership commencent dès le début de sa formation militaire et aéronautique, et grandissent sur le temps long du parcours professionnel, collectif et humain qui doit mener à la réussite.
L’objectif final recherché est l’obtention d’un chef de patrouille compétent, crédible et responsable, capable d’emmener en mission de guerre dans son aile trois avions, ou plus. À tous les stades de la formation, aucun instructeur ne perd de vue cette ambition concrète, cette exigence finale. En effet, mener des équipiers au combat, survoler des territoires hostiles et risquer sa vie pour porter la puissance aérienne, tout cela ne saurait se faire efficacement sans un leadership équilibré au service de la mission.
Ainsi, au quotidien, sans même s’en rendre toujours compte, de nombreuses qualités individuelles et relationnelles sont scrutées, inculquées, transmises par l’exemple et par une culture prononcée du feed-back dur et sans détours. Les qualités propres au leader sont ainsi travaillées et constamment exigées des plus jeunes par l’équipe de cadres :
- Capacité d’adaptation, humilité et remise en question ;
- Confiance en soi, courage et honnêteté intellectuelle ;
- Maîtrise de soi, équilibre et épanouissement personnel.
De même, l’ensemble des instructeurs constitue un groupe qui requiert et impose un certain comportement social de la part des pilotes encore en formation, ce sont les attributs du leadership :
- Charisme, estime et affirmation de soi, courage physique ;
- Conscience culturelle, capacité d’écoute et d’observation ;
- Courage moral, esprit d’équipe et cohésion.
Force est de constater que toutes ces vertus et constructions psychologiques présentent un remarquable potentiel de développement. C’est ainsi, par la force d’un environnement extrêmement exigeant, et grâce à la volonté farouche de réussir à transformer une passion en un métier, que la fabrication du leader et du leadership s’opère chez le pilote, au prix d’efforts constants et répétés.
Une intégration en unité combattante dont le succès est lié à la confiance de ses pairs
Les opérations aériennes, à l’entrainement comme à la guerre, sont par nature des actions risquées. Il apparait naturel que la valeur confiance soit érigée en vertu cardinale au sein des escadrons de chasse. Les co-équipiers d’une patrouille en vol doivent pouvoir compter les uns sur les autres. Par conséquent, au-delà du savoir-faire indispensable à l’accomplissement du métier, le savoir-être occupe une place cruciale dans la réussite du parcours d’un pilote de chasse opérationnel. L’intégration d’un nouveau membre au sein de l’escadron ne déroge d’ailleurs pas à cet axiome. Être accepté par « la meute »7 repose dans tous les escadrons de chasse français sur trois piliers fondamentaux et complémentaires :
- « Avoir les connaissances »
Détenir et montrer qu’on possède les connaissances théoriques et procédurales requises par l’exercice du métier aéronautique.
- « Être bon en vol »
Être réactif, performant, à l’aise et à sa place. Faire preuve d’un comportement adapté et proactif au sein de la patrouille, dès la préparation de la mission au sol, et jusqu’à la fin du débriefing au retour du vol.
- « Exister au-delà de l’activité aérienne »
Être présent et apprécié par ses pairs en salle de repos de l’escadron le soir, dès la fin des heures officielles de travail, ou lors des réunions informelles de cohésion organisées par l’unité.
Réussir à intégrer le groupe revient donc à réussir à démontrer que l’on est digne de la confiance de l’ensemble de ses membres. Ainsi, les attributs relationnels et sociaux prennent-ils une place déterminante dans la fabrication, la réussite et l’intégration du pilote de chasse. Le développement sur le temps long des nombreuses vertus et compétences qui constituent et consolident les attributs de leader et leadership, permet d’obtenir la consécration finale : être projeté en opérations extérieures pour enfin Servir.
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En somme, les attributs de leader et leadership sont distincts et se construisent, grandissent, s’étoffent au fil du temps. Ce ne sont pas des dons, ils s’acquièrent et se développent suivant un processus progressif de façonnage des compétences individuelles et relationnelles. Le cas du pilote de chasse français permet de visualiser l’existence d’un processus social, institutionnel et traditionnel de construction d’une identité de leader et de capacité saisissante à faire preuve de leadership. Il devrait pouvoir servir d’exemple ou d’inspiration pour toute organisation voulant faire émerger des leaders solides capables de déployer un leadership inspirant.
1 « La fabrication institutionnelle du leadership : le cas de l’armée française. », Dr Gabriel Morin, 2018
2 Le professeur David V. Day a publié de nombreux articles et livres évalués par des pairs, portant sur les thèmes fondamentaux du leadership et du développement du leadership.
3 Indifférent, étranger aux prescriptions morales.
4 Qui se rapporte à la volonté et à l’effort.
5 Lord & Hall, 2005
6 Circulaire militaire relative aux modalités de candidature, et à l’organisation des épreuves de sélection des candidats au recrutement des élèves officiers sous contrat du personnel navigant, armée de l’Air et de l’Espace
7 Les membres d’un escadron de chasse et de ses escadrilles constitutives raisonnent et se comportent pour certains aspects sociaux selon des attitudes comparables à celles d’une de meute de loups. Ce terme peut paraitre péjoratif, mais il est la représentation fidèle d’une réalité assumée.