<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Le vieux monde face aux crises. Compte rendu des assises stratégiques du Cnam 1/2

8 octobre 2021

Temps de lecture : 8 minutes

Photo : Le vieux monde face aux crises. Compte rendu des assises stratégiques du Cnam 2/2. Crédit photo : CC BY 3.0

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Le vieux monde face aux crises. Compte rendu des assises stratégiques du Cnam 1/2

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« Le vieux monde se meurt, le nouveau tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ». C’est sous l’égide de cette formule issue des Cahiers de prison de Gramsci que se sont tenues, le 21 septembre 2021, les XIe Assises nationales de la Recherche stratégique, hébergées par le pôle sécurité et défense du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM). Cet article revient sur les premières interventions et tables rondes de ces Assises, il sera suivi d’un deuxième.

Compte-rendu réalisé par Alban Wilfert

 

Sous patronage de la présidence de la République, de Matignon et de plusieurs ministères, et en collaboration avec le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), ces Assises ont eu lieu au CNAM pour la deuxième année consécutive.

Visant non seulement à l’étude des enjeux de sécurité et de défense, mais à l’élaboration de réponses aux « enjeux régaliens liés à la protection des citoyennes et citoyens et de nos intérêts », comme l’a précisé Olivier Faron, administrateur général du CNAM, elles ont réuni un panel d’universitaires et de chercheurs aussi bien que d’officiers, journalistes et élus. Cet esprit de dialogue entre expertise et pratique s’est illustré dans l’organisation des prises de paroles, à raison de six tables rondes d’au moins trois intervenants, pour deux communications individuelles plus une conclusion.

À l’image de l’actualité, le maître mot de ces réflexions était celui de « crise ». Le terme krisis désignait, en grec, le « jugement » ou la « décision », avant le latin ne l’associe au domaine médical, comme pour se référer à la manière dont l’État aborderait une situation épidémique. Or, dans le cas français, l’État semble avoir donné lieu à la nation et non l’inverse, les dirigeants et leurs administrateurs ayant travaillé à éviter la désintégration d’un pays divers, a rappelé Alain Bauer, responsable scientifique du pôle sécurité et défense du CNAM. En saluant par la même occasion « le courage et la détermination de celles et ceux qui sur la ligne de front, opérationnelle, comme sur le terrain des idées et des concepts, comme aussi dans les administrations centrales, ont pu et su souvent relever le défi de la gestion d’une crise totale qui n’est pas encore terminée », le professeur a mis en évidence, en filigrane, une constance de cet état de fait. Il en a toutefois souligné le caractère inédit, la crise étant en l’occurrence non seulement sanitaire, mais « environnementale, criminelle, cyber, informationnelle diplomatique, industrielle ».

La crise sanitaire liée au Covid-19 a donc été mise en perspective avec d’autres crises et les problématiques de défense et de sécurité.  Cette intrication entre la crise et les crises fut au centre des premières tables rondes de la journée.

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Crises sanitaires et environnementales : les deux faces d’une même pièce ?

La première table ronde, modérée par le professeur Patrick Boisselier, est revenue sur les liens de plus en plus évidents entre problématiques de santé et questions environnementales.

Depuis deux siècles, la population humaine a connu une multiplication par sept, résultant en une surconsommation des ressources et en un bouleversement des écosystèmes et en une concentration dans les villes. Dans les pays riches, cette urbanisation est facteur de bétonnisation quand, dans les pays pauvres, elle est synonyme d’urbanisation anarchique avec des bidonvilles insalubres. Un tel environnement pollué est propice à l’apparition de pathologies venues, entre autres, des sols contaminés. De la sorte, l’accroissement du peuplement urbain démultiplie les chances d’apparition de maladies nouvelles, dont le Covid-19 n’est que le représentant le plus récent, après Ebola et le Chikungunya, tandis que la pression sur l’environnement en favorise la transmission inter-espèces. Si le réchauffement climatique peut permettre l’éradication de certaines maladies, d’autres se feront jour dans des régions comme la Sibérie.

Ces relations systémiques entre environnement et santé a été mise en évidence par l’OMS (Organisation mondiale de la santé) dans les années 1990, a rappelé Élisabeth Toutut-Picard, présidente LREM de la commission santé et environnement de l’Assemblée nationale et ancienne directrice d’hôpital. Avec la notion de « health environment », la bonne santé ne relève plus seulement de l’hygiène de vie individuelle, mais d’impacts environnementaux et psychosociologiques. La santé humaine, mais aussi celle des animaux et des écosystèmes est influencée par la détérioration des milieux naturels et l’omniprésence du changement climatique : 75% des pathologies émergentes proviennent du monde animal, par zoonose, à l’instar, probablement, du Covid-19. Si on les soigne mieux que par le passé, ces pathologies sont de plus en plus nombreuses. Il en va de la défense du territoire et de la santé, et ce y compris au-delà des frontières : cette question est donc de nature stratégique. C’est à ce titre qu’a été créé en 2010 le Groupe Santé Environnement, réunissant 150 parties prenantes aussi bien administratives qu’associatives et aujourd’hui présidé par Élisabeth Toutut-Picard, face au problème de gouvernance auquel sont confrontés en France des corps y travaillant sans harmonisation.

La crise sanitaire liée au Covid-19 présente toutefois une spécificité sur le plan des interactions avec l’environnement : la soudaineté. Alors qu’il a fallu du temps pour que soit ressenti l’impact des pics de pollution ou même celui de maladies comme Ebola (quatre mois d’incubation) et le virus du SIDA (jusqu’à dix ans), permettant donc d’identifier la pathologie et lutter contre elle, cette crise a émergé très rapidement. Cependant, a fait remarquer Arnaud Fontanet, professeur en santé et développement au CNAM et membre du Conseil scientifique sur le Covid-19, cette crise était annoncée : depuis plusieurs décennies, les scientifiques s’attendaient à l’émergence d’un virus respiratoire. Cette anticipation fut insuffisante, condamnant à la réactivité face à un virus qui mute au contact de l’homme. Les leçons de cette crise doivent être tirées pour préparer à la gestion des prochaines : si, depuis le lendemain du SRAS en 2005, il est obligatoire d’indiquer le foyer d’une épidémie, une harmonisation prochaine, un effort de coordination doivent être envisagés pour mutualiser les stocks de produits essentiels et les diriger aux endroits essentiels, à l’échelle européenne. 

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Crise sanitaire, crise de confiance

Cette émergence soudaine nous a fait sortir de l’ordre du discours, pour gagner notre quotidien : le réel a fait effraction, a souligné Cynthia Fleury, philosophe et professeure titulaire de chaire Humanités et Santés du CNAM. C’est l’expérience d’une vulnérabilité systémique qu’il nous a été donné de vivre, nous forçant à tolérer l’incertitude et à renoncer à nous projeter et de prendre du recul sur l’événement. On peut y voir, pour reprendre les mots de l’historien Georges Vigarello, une « extension du domaine de la fatigue »[1]. Il s’agit aussi du grand retour du biopouvoir : face à l’effraction de la mort, la défense de la vie relève du domaine strictement sanitaire, induisant un état d’exception, faute d’avoir su nous emparer démocratiquement de la crise. Enfin, la pandémie a induit une « infodémie », au sens de la saturation de la désinformation, des phénomènes déjà existants de « post-vérité » et de conspirationnisme. Tout cela appelle à la refondation d’un pacte entre science et société, le « mode de véridiction » (terme de Michel Foucault) de la démocratie étant le discours scientifique, et l’État de droit le partenaire du logos.

À la crise de la santé environnementale s’est intriquée une crise de la confiance, selon le diagnostic de Stéphane Foucart, grand reporter chargé de la couverture des sciences pour Le Monde. Le Covid-19 est couvert par la presse de manière intense et même disproportionnée au regard de la mortalité et de la morbidité, suscitant bien plus d’informations que le tabac qui, pourtant, a un bilan humain du même ordre. De même, la fertilité masculine, en forte baisse depuis une cinquantaine d’années, fait l’objet de publications scientifiques et de vécus individuels, mais de très peu de discours publics, alimentant une forte défiance dont on mesure aujourd’hui l’ampleur. Il est, sur ce point, éloquent de constater la large superposition des cartes de la réticence vaccinale et celles de l’agriculture biologique en France. Science académique et science réglementaire font l’objet de dissensus qui vont croissant.

De fait, a déploré Stéphane Fouks, vice-président de Havas Group, nous sommes plus que jamais dans l’ère des faux experts, des « 65 millions d’épidémiologistes » dont chacun peut se prétendre expert grâce à son accès propre à l’information, qui n’est plus forcément le même pour tout le monde (l’heure n’est plus au journal de 20 heures qui réunissait nombre de Français chaque soir, chacun choisissant désormais ses médias préférés). Les débats, y compris au sein de la communauté scientifique – on l’a vu avec le docteur Raoult –, marquent la fin de « la » vérité scientifique, ce qui n’est pas sans effet sur l’opinion, et les médias y contribuent par l’organisation de leurs propres débats, télévisés. M. Fouks, conseiller en communication, y voit un changement de paradigme : désormais, insiste-t-il, on est passé de l’écrit à l’image et de la vérité au débat. En témoigne le triste exemple de la grippe de Hong Kong de 1968-1969, dont on ne se souvient guère alors qu’elle a causé un million de morts, la faute à une information essentiellement diffusée dans la presse écrite. Boris Johnson a bénéficié d’une opinion publique plus favorable que les dirigeants français alors que le bilan humain du Royaume-Uni est moins bon, signe de la dissociation entre politiques publiques et communication, en particulier sur le plan de la communication de crise. Il s’agit de passer de la verticalité à l’horizontalité, face non plus au public, mais aux publics, au pluriel. Aujourd’hui, tout ce qui est dit est susceptible de se montrer exposé, surtout dans le cadre du « clash » : l’accès aux messageries privées devient banal, au risque que la transparence se mue en Inquisition, c’est la dark communication. L’exigence de vérité ne signifie pas, selon Stéphane Fouks, qu’il faille tout dire. La légitimité se gagne par l’exemple, le « suivez-moi » plutôt que le « en avant ».

Le crime organisé : grand gagnant des crises

Comme les yakuzas ont tiré profit des mesures d’exception consécutives à la crise de 2008 pour capter du capital mobilier, comme Pablo Escobar a bénéficié de la crise en Colombie et construit un quartier qui porte désormais son nom, la crise sanitaire a marqué une opportunité pour le crime organisé.

Comme l’a souligné Frédéric Ploquin, grand reporter à Marianne, le trafic de stupéfiants, qui se développe à l’origine dans des quartiers en état de crise permanente et est au cœur du crime organisé dans le monde, n’a nullement faibli avec la pandémie. Au contraire, celle-ci l’a vu s’accroître, et le crime organisé s’est remarquablement adapté à la pandémie comme l’ont rapporté Europol et Interpol : on ne diffère pas son achat de stupéfiants, et la nature anxiogène des mesures de confinement en a favorisé la consommation. L’Europe a vu circuler sur son sol des « quantités sans précédent » de cocaïne, à « la pureté au plus haut niveau jamais atteint », sans d’ailleurs que le cannabis en pâtisse, a fait remarquer Christian Vallar, directeur du CERDACFF[2]. Cette augmentation du trafic s’est accompagnée d’une hausse des violences physiques et de l’usage d’armes lourdes, sans oublier la traite des êtres humains, dont pas moins de 55 nationalités ont été relevées : des proxénètes colombiens en ont délégué l’organisation à des réseaux français de prostitution.

L’économie légale est ainsi de plus en plus corrompue, à tous les sens du terme. Le phénomène de commerce de masques contrefaits est à ce titre évocateur, comme l’a détaillé en anglais Louise Shelley, professeure à la George Mason University, en Virginie. En impliquant des entreprises de l’économie légale, qui jugent le rapport bénéfices/risques favorable, les acteurs de ce crime organisé peuvent présenter une face légale, favorisant un dévoiement de cette économie et le gommage de l’étanchéité entre sphère légale et sphère illégale. Pas moins de 50 millions de masques ainsi contrefaits ont été confisqués, majoritairement produits dans les réseaux de contrefaçon chinoise, mais aussi en Turquie.

Des personnels de santé en manque de matériel ont pu n’avoir pas d’autre choix que de s’en procurer de la sorte, tandis que les prêts à usure monumentale accordés par les acteurs de l’économie informelle à des entreprises a pu servir de bouée de secours, quand les distributions alimentaires organisées par des mafieux ont suscité une certaine sympathie pour eux, faute de mieux. La volatilité de l’économie favorise le crime organisé. Pour Clotilde Champeyrache, maîtresse de conférences au CNAM, c’est ainsi que se développe le consensus social autour de ces réseaux, amenant d’ailleurs parfois à des situations compliquées, comme en Italie où un hôpital a été dissous en pleine pandémie pour avoir été par trop infiltré par la mafia.

En favorisant le télétravail, la crise a également vu le développement quantitatif comme qualitatif de la cybercriminalité, non seulement contre les particuliers, mais aussi contre des institutions comme des universités.

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[1] Georges Vigarello, Histoire de la fatigue du Moyen-Âge à nos jours, Paris, Seuil, 2020

[2] Centre d’Études et de Recherche en Droit administritatif, constitutionnel, financier et fiscal.

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