<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Le Vatican et le refus des blocs

9 avril 2024

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Jean-Paul II en Pologne, le voyage comme acte diplomatique. Setboun photographe, Sipa.

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Le Vatican et le refus des blocs

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Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le pape François s’est retrouvé à plusieurs reprises sous le feu des critiques occidentales pour sa diplomatie jugée insuffisamment engagée en faveur du pays agressé. Or, cette attitude mesurée ne doit rien au hasard et exprime le refus du Saint-Siège de la logique des blocs, comme ce fut le cas pendant la guerre froide.

Article paru dans le numéro 49 de janvier 2024 – Israël. La guerre sans fin.

Commençons par rappeler que le Vatican n’attendit pas le brutal réveil des États-Unis en 1946-1947 pour avoir une conception lucide de la menace du communisme. En fait, sa guerre froide contre Moscou commença dès le début des années 1930, avec une intensification en 1937 au moment de la publication de l’encyclique Divini redemptoris, dans laquelle le pape Pie XI définissait le communisme comme « intrinsèquement pervers ». Il faut aussi rappeler que cette offensive doctrinale succédait à une phase de détente avec les Soviétiques, déroulée tout au long des années 1920, durant laquelle Rome chercha à négocier un modus vivendi, et pourquoi pas un concordat, avec le pouvoir moscovite. Le saint-père usa pour cette mission des services du nonce, Mgr Eugenio Pacelli (futur Pie XII), dont l’anticommunisme était pourtant proverbial. Le Saint-Siège était donc, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, sans aucune des illusions qui aveuglaient l’administration Roosevelt sur les buts de guerre soviétiques. Pie XII avait toujours vu d’un œil inquiet l’alliance des démocraties avec Staline dont on savait, au palais apostolique, qu’il raflerait la mise sur une grande partie de l’Europe, ce qui se réalisa effectivement, pour le plus grand malheur des peuples de l’Est.

Pie XII, un atlantiste prudent

Plusieurs millions de catholiques tombèrent ainsi, entre 1945 et 1948, dans l’escarcelle de Staline. Les persécutions ne tardèrent pas à s’abattre aussi bien sur les fidèles que sur les prêtres, avec un soin particulier apporté à l’arrestation des évêques, et ce, afin de couper les communications avec Rome. La menace s’avérait donc claire, immédiate et gravissime. Pourtant, Pie XII, dans un premier temps, n’exclut pas un dialogue avec l’URSS, dans une logique identique à celle à l’œuvre dans ses relations avec le IIIe Reich : négocier, y compris avec le diable, afin de garantir la préservation de l’Église contre l’oppression totalitaire. Des signaux furent envoyés en direction des communistes qui y répondirent par la violence des persécutions. Au même moment, le président Harry S. Truman, homme d’une grande piété, ouvrit les yeux sur la réalité de la menace soviétique sur l’Europe et le monde. La guerre froide commença, et le Saint-Siège s’y engagea sans aucune ambiguïté du côté des États-Unis. Pie XII approuva la doctrine Truman, le plan Marshal et la création de l’OTAN. Affamée et ruinée, l’Europe de l’Ouest constituait une cible pour Moscou, un espace d’invasion pour l’Armée rouge. Seuls les États-Unis étaient en fin de compte en mesure de la sauver. Il n’y avait donc pas à hésiter. Pour Pie XII, le choix était clair : « Être avec le Christ ou contre le Christ, voilà toute la question. »

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La presse soviétique, ses complices occidentaux et autres idiots utiles eurent alors beau jeu de dénoncer le pape fasciste, ancien complice des nazis, et l’Église auxiliaire de la réaction bourgeoise et matrice de l’obscurantisme. Pourtant, à y regarder de plus près, le positionnement atlantiste de Pie XII restait ambigu, en tout cas limité, certains historiens n’hésitant pas à le remettre totalement en cause. Qu’en est-il ? Il faut tout d’abord garder à l’esprit l’existence de plusieurs lignes diplomatiques au sein de la Curie. À côté des plus intransigeants occidentalistes existait un groupe plus neutraliste, plus favorable au rôle d’arbitre de la papauté, incarné par Mgr Montini (futur Paul VI) alors très influent auprès du pape. Ensuite, le pape lui-même ne comptait pas rabaisser le Vatican au rang d’aumônier des États-Unis en le plaçant sous leur protection exclusive. De toute façon, le monde bipolaire ne correspondait pas à la vision vaticane d’un ordre politique et social chrétien, sous la direction spirituelle du vicaire du Christ. Si le pape dénonçait le pacifisme, dont usait Moscou pour mieux désarmer moralement les peuples libres, il refusait sa bénédiction non seulement à la course aux armements, mais aussi au principe même d’un conflit armé. Ce pontife, que l’on disait obscurantiste, avait bien saisi la nature idéologique de la guerre froide : on ne détruisait pas une idée par une bombe, fut-elle nucléaire.

Diplomate réaliste s’il en est, Pie XII opéra une nouvelle ouverture vers Moscou, avec sa lettre apostolique adressée aux peuples de Russie, le 7 juillet 1952, alors même que Staline vivait encore et que les relations Est-Ouest restaient très tendues. Il y faisait une claire distinction entre les gouvernements et les peuples, entre l’erreur condamnable et celui qui la commet. L’Église combattait le communisme et non le peuple russe, tel était le cœur du message pontifical. L’initiative ne reçut aucun accueil favorable du Kremlin. D’une manière plus globale, jamais le pontife ne crut à la sincérité de l’ambiguë coexistence pacifique prônée par Khrouchtchev, ni à la moindre détente avec le système soviétique, lequel donna, d’ailleurs, une preuve concrète de sa violence idéologique en écrasant l’insurrection de Budapest en 1956.

Une diplomatie de l’influence et de la patience.

Un rééquilibrage au cœur de la détente

Avec les pontificats de Jean XXIII (1958-1963) et surtout celui de Paul VI (1963-1978), la papauté opéra un changement diplomatique majeur en s’engageant dans une politique de dialogue avec les États communistes connue sous l’expression d’Ostpolitik. Elle correspondait à la période de détente que connut alors la guerre froide, au vent progressiste soufflant sur l’Église conciliaire et à la propre personnalité des deux pontifes. Notons bien que Paul VI n’était pas plus procommuniste que Pie XII n’avait été pronazi. Mais il se trouvait, comme son prédécesseur de la Seconde Guerre mondiale, confronté à un terrible dilemme : la confrontation directe avec le système totalitaire, avec les catacombes pour l’Église, ou le dialogue avec le bourreau afin de le convaincre de ne pas frapper. Paul VI opta sans réserve pour la négociation, reçut au Vatican plusieurs dirigeants communistes qui avaient pourtant du sang de martyrs sur les mains – ce que personne ne lui reproche aujourd’hui, ce dont seuls des ingénus s’étonneront – et écarta, voire étouffa les voix qui, depuis l’Église du silence à l’Est, protestaient contre ces compromissions.

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Sans nul doute, la démarche de Paul VI était justifiée afin de préserver les fidèles et de trouver un modus non moriendi pour eux. Le problème se situe toutefois dans la très maigre récolte de ces discussions : de fragiles accords signés avec la Hongrie, la Yougoslavie et la Pologne, qui ne mirent pas fin à l’oppression antireligieuse. Les Soviétiques, de leur côté, refusèrent toujours de discuter. On notera aussi la grande proximité de cette situation des années 1960-1970 avec celle d’aujourd’hui sur le dossier chinois : une persécution de grande ampleur et une Église schismatique, l’obligation de discuter avec Pékin pour y mettre un terme via la signature d’un accord, les critiques des grandes figures ecclésiastiques chinoises et la poursuite de l’œuvre de destruction de l’Église.

Le paradoxe est que l’arrivée au pouvoir de John F. Kennedy ne constitua pas un élément favorable, le jeune président catholique veillant avec un soin scrupuleux à garder ses distances avec les Monsignori romains. Le quaker Richard Nixon allait se montrer beaucoup plus ouvert. Mais comme ses prédécesseurs, il se heurta aux blocages des églises protestantes. De toute façon, l’Ostpolitik correspondit à une prise de distance du Saint-Siège avec la politique américaine, à une réaffirmation de son autonomie diplomatique, notamment au moment de la conférence d’Helsinki (1973-1975) dont elle fut partie prenante, et à une participation au grand mouvement tiers-mondiste. C’était clair, la papauté cherchait, comme la France ou les Non-Alignés, à dépasser la logique de la guerre froide et la structuration du système international en blocs rigides et antagonistes. Paul VI espéra avec force en sortir et renforcer le rôle d’autorité morale de la papauté. Or, s’il marqua des points incontestables, ni lui, ni personne d’autres d’ailleurs, ne pouvait s’extraire du carcan bipolaire.

Jean-Paul II et le mythe de la sainte alliance avec Washington

Il fallut attendre l’écroulement de l’empire soviétique puis de l’URSS elle-même pour mettre un terme à la guerre froide. Si Gorbatchev et Reagan en ont été les deux principaux architectes, Jean-Paul II apporta à la diplomatie vaticane un souffle qui lui faisait défaut depuis le pontificat de Pie XII. Sans aucun abandon de l’Ostpolitik – ce que matérialisa l’arrivée au poste de secrétaire d’État du cardinal Casaroli qui en avait été le promoteur sous Paul VI –, le pape polonais réactiva l’offensive religieuse afin de renforcer la foi de l’Église du silence sur laquelle se briserait, à n’en pas douter, le matérialisme athée des régimes communistes. Il trouva en Reagan un homme de foi, grand admirateur du catholicisme et de son chef, qui accepta l’impensable : l’établissement de relations diplomatiques entre le Saint-Siège et la République étoilée. Certains commentateurs parlèrent alors d’une sainte alliance entre la Maison-Blanche et le palais Saint-Damase. L’analyse péchait par excès. On avait affaire davantage à une convergence et à un soutien réciproque que matérialisaient les rencontres au sommet, les échanges d’informations, le financement de la résistance catholique en Pologne, la condamnation des excès crypto-marxistes d’une partie de l’Église, notamment en Amérique latine. Une rencontre autour d’une même conception de l’homme en fin de compte. Jamais Rome ne fut aussi proche de Washington depuis 1948. Mais le Potomac ne se jetait pas pour autant dans le Tibre. Jean-Paul II maintint intacte la doctrine sociale de l’Église qui contrevenait aux politiques néolibérales anglo-saxonnes qu’il détestait, critiqua la politique de sanctions économiques chère aux Américains parce qu’elle ne pénalisait que les humbles, appelait à plus de justice sociale, condamnait la course aux armements. Une fois convaincu de la bonne foi réformatrice de Gorbatchev, le pape polonais accepta deux rencontres historiques, d’abord avec Mgr Casaroli à Moscou en 1988, puis avec lui-même au Vatican en 1989. Il entendait bien s’appuyer sur la nouvelle diplomatie de Gorbatchev pour la construction d’une Europe nouvelle et réunifiée. Bref, Jean-Paul II refusait lui aussi la logique des blocs qu’il condamna dans son encyclique de 1987, Sollicitudo Rei Socialis : « Chacun des deux blocs cache au fond de lui, à sa manière, la tendance à l’impérialisme […] ou à des formes de néocolonialisme. » Ainsi gardait-il toujours à l’esprit l’importance des relations Nord-Sud, comme on disait à l’époque.

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Or, la fin de la guerre froide n’accoucha pas, loin de là, à un alignement romain sur la politique des États-Unis à l’apogée de leur puissance. Jean-Paul II se dressa de tout son corps malade et souffrant contre les guerres « démocratiques » menées par Washington, tandis que Benoît XVI approfondit le dialogue avec la Russie poutinienne qui déboucha sur l’établissement de relations diplomatiques en 2009. Un acte incroyable quand on connaît la complexité, pour ne pas dire la dureté des relations entre le siège de Pierre et le patriarcat de Moscou ! Le pape François est l’héritier de cette histoire quand il rencontre le patriarche Kyrill en 2016 et quand il refuse de s’aligner sur les Occidentaux dans leur guerre par procuration contre la Russie.

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À propos de l’auteur
Frédéric Le Moal

Frédéric Le Moal

Docteur en histoire, professeur au lycée militaire de Saint-Cyr et à l’institut Albert le Grand (Angers).

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