Le Kazakhstan apparaît au premier regard, même de spécialiste, comme une sorte d’angle mort de la recherche sur le terrorisme. En effet, à la relative rareté des attentats (31 entre 1992 et 2020, selon la Global Terrorism Database) correspond une très faible quantité de travaux scientifiques. Pourtant, à y regarder de plus près, quelques enseignements intéressants sont à tirer de ce cas peu étudié.
D’abord, ici plus encore qu’ailleurs, une réflexion à plusieurs échelles s’impose. Car le terrorisme au Kazakhstan s’inscrit dans une nébuleuse djihadiste qui s’incarne d’abord dans les flux et influences qui configurent la situation géopolitique de l’ensemble des pays d’Asie centrale (incluant donc également le Turkménistan, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Kirghizistan)[1]. Mais d’autres éléments interviennent aussi qui ne sauraient être négligés, à commencer par les routes de la soie qui relient la Chine à l’Europe méridionale. Elle est devenue depuis la fin de l’URSS un lieu de transit de toutes sortes d’influences et de marchandises, légales et illégales, au profit notamment de groupes criminels et, parfois, terroristes[2]. Ici, la proximité de l’Afghanistan (grand producteur d’opium désormais sous contrôle des talibans) est, bien entendu, cruciale, tout comme les relations intra et interethniques dans les zones tribales du Pakistan, haut lieu de l’incubation djihadiste régionale et mondiale.
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Un autre point qu’il faut envisager lorsque l’on s’intéresse au terrorisme au Kazakhstan relève de la géopolitique mondiale, et plus concrètement de la rivalité entre la Russie et les États-Unis dans la région. En synthèse, il s’agit d’un jeu complexe où divers acteurs s’emparent du risque terroriste dans des buts contrastés. Pour les États d’Asie centrale, cette menace justifie (comme ailleurs) des mesures liberticides variées, et permet notamment de restreindre des libertés publiques en matière d’information, tout en ouvrant la possibilité de criminaliser une partie des forces d’opposition. Dans ce contexte, l’assistance russe est très souvent demandée pour faire face à des réseaux djihadistes qui menacent également la Russie. En revanche, les États-Unis ont généralement sous-estimé le danger de l’islamisme violent dans la région[3], pour tenter plutôt de contrer l’influence russe d’une part, et d’autre part pour consolider leur présence dans la périphérie méridionale de la Russie à la suite de l’invasion de l’Afghanistan en 2001. Sachant que les relations des services secrets nord-américains avec certaines entités djihadistes sont plus qu’ambiguës, il semble qu’une sorte de compromis tacite se soit établi, réduisant le risque d’attentats à l’intérieur des pays d’Asie centrale sans pouvoir, toutefois, empêcher une dynamique transfrontalière et internationale plus ou moins contrôlée des entités djihadistes. Avant de traiter de quelques manifestations de ce « djihadisme d’exportation », il convient de faire une sorte d’état des lieux du terrorisme au Kazakhstan.
L’espace-temps du terrorisme au Kazakhstan
La carte de la figure 1 représente la distribution spatiale des 31 actions codifiées comme terroristes dans la Global Terrorism Database (GTD) entre 1992 et 2020. Il est impossible de mesurer, faute de données accessibles, l’adéquation entre les actes répertoriés par la GTD et le nombre réel d’incidents. En effet, il est possible que cette base de données, très dépendante des orientations de la politique des États-Unis, participe, implicitement ou non, de la sous-estimation de l’islamisme violent dont nous avons mentionné plus haut les causes principales. Ce soupçon étant par ailleurs renforcé par l’absence totale de données recensées en Ouzbékistan et au Turkménistan. Cependant, malgré ces inévitables limitations, la carte nous fournit quelques indications de base utiles sur le terrorisme au Kazakhstan mis en relation avec la localisation des minorités ethnico-linguistiques et les principales caractéristiques du territoire de ce pays.
Elle montre le caractère essentiellement urbain du terrorisme au Kazakhstan, ce qui est en conformité avec la spécificité de cette forme de communication violente. En outre, aucune relation claire ne se dégage entre la localisation des attentats et la présence de groupes ethnico-linguistiques particuliers. On peut donc simplement ici faire un constat factuel qui, étant donné le faible nombre de cas, renvoie à une explication de chaque incident qui sort du cadre de cet article.
Lorsque l’on s’intéresse à la temporalité des actions au Kazakhstan, comparée avec celle des deux autres pays pour lesquels on dispose de données, on aboutit au graphique 1 qui complète l’approche de base du sujet.
Graphique 1. Temporalité du terrorisme en Asie centrale suivant la GTD, 1992-2020.
Ici, le cas du Tadjikistan, où une situation proche de la guerre civile marque les années qui succèdent l’effondrement de l’URSS (et donc l’indépendance du pays), se détache nettement. De même, la décennie qui suit l’année 2001 est particulièrement calme, sans doute partiellement en rapport avec la présence de bases militaires nord-américaines dans la région, destinées à assurer la logistique des opérations visant, avec le succès que l’on sait, à imposer la démocratie et la prospérité en Afghanistan. Et la timide reprise de l’activité terroriste que l’on constate à partir de 2011 est probablement à mettre en rapport avec l’essor spectaculaire de l’insurrection afghane vers cette date, comme nous l’avons montré dans des travaux antérieurs[4].
La réalité et les manifestations les plus importantes du djihadisme kazakhstanais, à part quelques épisodes sporadiques en 2011 et 2016[5], sont donc à chercher ailleurs, et parfois très loin.
Un terrorisme d’exportation
Si le Kazakhstan est, on l’a vu, le théâtre d’une faible activité terroriste, il existe pourtant une nébuleuse islamiste violente qui a disséminé en Afghanistan et dans les zones tribales pakistanaises d’abord, puis dans l’espace contrôlé par l’État islamique ensuite.
Sur ce dernier terrain de djihad, le nombre des combattants kazakhstanais varie suivant les estimations, mais il est raisonnable de le situer aux alentours d’un millier. Ce chiffre n’est nullement négligeable et pose la question de leur destin après la perte de l’assise territoriale de l’EI. Mais avant cela, entre 2010 et 2011, un des groupes djihadistes kazakhstanais les plus structurés dans la mouvance d’al-Qaïda, les « Soldats/Armée du Califat » (Jund al-Khilafah), installés dans les zones tribales pakistanaises, se sont fait connaître internationalement en 2012 en revendiquant une série d’attentats commis… en France.
Il est, en effet, maintenant bien établi que c’est ce groupe, alors commandé par un Tunisien disposant aussi de la nationalité suisse, qui a entraîné et inspiré un certain Mohammed Merah, l’auteur des attentats de Toulouse et Montauban qui marquent le début de la récente campagne d’actions djihadistes en France[6]. On se trouve donc là, à nouveau, devant l’une des caractéristiques qui rend le djihadisme kazakhstanais assez remarquable. À savoir une faible activité locale qui s’accompagne d’un rayonnement international méritant de retenir l’attention.
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[1] Pour une approche d’ensemble de la région, on peut consulter : Isabella Damiani, Géopolitique de l’Asie centrale, PUF, 2013.
[2] Sur ce point, voir : Liana Eustacia Reyes, Shlomi Dinar, « The Convergence of Terrorism and Transnational Crime in Central Asia », Studies in Conflict & Terrorism, vol. 38, no 5, 2015, 380-393.
[3] Cette réalité est bien prise en compte dans : Didier Chaudet, « 2016 : le jihadisme centrasiatique au miroir du “jihad” syrien », Outre-Terre, no 48, 2016, 150-170.
[4] Notamment : Hervé Théry, Daniel Dory, « L’espace-temps du terrorisme et de l’insurrection victorieuse en Afghanistan », Conflits (en ligne), 15 novembre 2021.
[5] Sur la nature de ces séries d’attaques, voir : Dina Sharipova, Serik Beissembayev, « Causes of Violent Extremism in Central Asia : The Case of Khazakhstan », Studies in Conflict & Terrorism, 2021, (preprint en ligne).
[6] On trouvera des informations utiles sur ce point dans : Éric Pelletier, Jean-Marie Pontaut, L’Affaire Merah, Michel Lafon, 2012, (p. 215-222) ; Alex Jordanov, Merah. L’itinéraire secret, Nouveau Monde, 2015, (p. 139-159).