Éditorial du numéro 38. Le terrain ne ment pas ; pas toujours. Un dossier consacré au nucléaire civil et militaire.
Y aurait-il d’un côté les géopolitologues de terrain et de l’autre ceux des bibliothèques ? Ceux qui sont au plus près des événements, des acteurs, des lieux face à ceux qui compulsent les livres, les statistiques, les données ? Si on forçait le trait, on pourrait dire une géopolitique de l’aventure et une autre de salon. L’opposition est factice. L’homme qui veut comprendre un pays ou une zone a besoin de l’arpenter, en voiture ou à pied, besoin aussi de rencontrer les populations, les humbles et les élites, d’échanger et de confronter les points de vue. Mais il ne peut s’affranchir de la lecture, de l’analyse froide des chiffres et des lettres, du recul permis par le silence de la bibliothèque. Louis XVI n’a jamais vu l’océan Indien ; cela ne l’a pas empêché de planifier avec Lapérouse l’expédition de découverte de cette partie du monde. Dans ses Lettres sur l’Algérie, Tocqueville, qui a beaucoup voyagé, constate que les militaires et même les colons, installés sur place parfois depuis longtemps, ne comprennent pas toujours le pays où ils sont, réalisant ainsi des erreurs funestes. Le terrain oui, mais pas le nez dans le sable, ou cloisonné entre expatriés ou autochtones pensant comme les expatriés. Combien de services, pourtant implantés depuis 20 ans en Afghanistan, n’ont pas vu la prise imminente de Kaboul par les talibans ? Combien d’Européens dans les colonies, n’ont pas compris le mouvement de décolonisation ? La bibliothèque permet la hauteur, la distance, la froideur toutes nécessaires à l’analyse.
De l’importance du voyage. Être au plus près du terrain, c’est parfois s’immerger dans un livre. Lire Joseph Kessel pour comprendre Les Cavaliers afghans, les trafiquants d’esclaves en Somalie et en Éthiopie, la révolte des Mau-Mau au Kenya. Lire Ryszard Kapuscinski, qui a parcouru l’Afrique, pour en comprendre Ébène et Le Christ à la carabine. Thucydide et Xénophon, Vidal de la Blache et sa connaissance fine des terroirs français, les voyages de Bougainville, qui nous transportent dans le temps et l’espace. Le livre conduit au terrain, fait voyager, rêver et imaginer, aide à comprendre les cultures et les mentalités. Le voyage passe aussi par les musées. À Vienne, le musée d’Histoire de l’art fait sentir la réalité de l’Empire d’Autriche, avec ses trésors des Flandres et d’Italie. Le pavillon de la Sécession rappelle le bouillonnement intellectuel d’une capitale qui a irrigué le début du XXe siècle. Le musée, le bâtiment historique, le site naturel remarquable n’ont pas pour fonction d’être vus ou photographiés, mais d’être compris pour ce qu’ils sont, dans leur espace et dans leur temporalité. Visiter les musées de son pays, c’est s’approprier son histoire ; visiter les musées des autres pays, c’est comprendre les autres histoires. Là aussi se trouve le terrain, dans les vitrines regroupant armes et casques, épées et couteaux, dans les statuaires et les objets du quotidien dont regorgent, par exemple, les salles du Louvre et de l’Ermitage. Ainsi, grâce aux voyages intérieurs permis par les bibliothèques et les musées, on peut parfois mieux comprendre un pays que ceux qui y vivent, sur le terrain.
Éveil intellectuel. Sur le terrain, beaucoup y ont été et n’ont rien compris. Combien d’intellectuels ont fait le voyage en URSS ou chez Mao, sans voir la pauvreté et la servitude ? Combien partent avec des regards et des pensées étriqués, ne voyant que ce qu’ils veulent voir ? Est-ce l’autre que l’on cherche sur le terrain, ou bien soi-même dans les habits de l’autre ? Y va-t-on pour confirmer des présupposés ou pour être prêt à se faire bousculer et interpeller, être disponible à l’éveil intellectuel ouvert à ce qui est ? Le même danger guette celui qui demeure en bibliothèque : chercher dans les données et les statistiques ce qui confirme son jugement a priori. La géopolitique, avant d’être du terrain, doit être de l’humilité. Voir ce que l’on ne voulait pas voir, reconnaitre que l’on s’est trompé, revenir sur des affirmations erronées. Non pas tant le terrain que l’étonnement et l’éveil au monde.
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