La mort au combat du maréchal Idriss Déby Itno, le 20 avril 2021, a momentanément plongé le pays dans l’incertitude et la crainte de l’instabilité politique. Si la succession de son fils a permis d’éviter au pays un chaos social, l’année 2024 sera cruciale pour la suite de la transition politique.
Article paru dans le numéro 50 de mars 2024 – Sahel. Le temps des transitions.
C’est en combattant une colonne rebelle venue du sud de la Libye que le maréchal Idriss Déby Itno (1952-2021) a trouvé la mort, après trente années à la tête du Tchad. Pour comprendre les raisons de la guerre, un retour dans l’histoire est nécessaire afin de prendre la mesure des rivalités politiques et des enjeux régionaux que représente le Tchad au Sahel.
Le « verrou tchadien » à l’épreuve de ses voisins
Depuis 2021, le Tchad fait en effet figure d’un îlot de stabilité au centre d’une zone particulièrement instable. À l’est, le Soudan connaît une violente guerre ethnique, qui se prolonge au Darfour et dont certains groupes tentent d’établir des ramifications au Tchad. Au nord, l’effondrement de la Libye, à partir de 2011, a enclenché un processus d’instabilité majeure, notamment au Fezzan, vaste région désertique du sud-ouest de la Libye peuplée majoritairement de Toubous, d’Arabes, de Touaregs, où se sont basés des groupes militaires opposés à N’Djamena. Aujourd’hui diminués, ces groupes ont pu mener des attaques régulières contre la capitale tchadienne, comme celle d’avril 2021. À l’ouest, le Tchad est voisin du Niger, qui subit une poussée djihadiste, et voisin également du Nigéria, qui a certes réussi à se débarrasser de Boko Haram, mais qui voit naître d’autres groupes criminels sur son sol. Au sud, c’est la Centrafrique, qui est de nouveau entrée dans un chaos de grande ampleur. Au milieu de cette géographie déchaînée d’instabilité, le Tchad fait donc figure de pays stable, notamment grâce à la continuité politique mise en place par Idriss Déby Itno depuis sa prise de pouvoir en 1990 ainsi qu’à la réputation de l’armée tchadienne. Si le verrou tchadien venait à rompre, les conséquences seraient dramatiques pour l’Afrique du Sahel et l’Afrique centrale, mais aussi pour l’Europe.
La Libye et le Fezzan, refuges des rebelles tchadiens
La dislocation de la Libye, consécutive du renversement de Kadhafi en 2011, a vu la formation d’une vaste zone grise où prospérèrent les groupes djihadistes, criminels et les opposants aux gouvernements établis, dont celui du Tchad. Souvent financés par la Turquie, qui rêve de se recréer un empire ottoman au Maghreb, ou par des pays du golfe persique qui se veulent mécène du djihad international, ces groupes armés ont prospéré en se vendant au plus offrant. En octobre 2018, le général Haftar, après être parvenu à s’imposer comme l’homme fort de la Libye, effectua une visite officielle au Tchad où il promit, en échange d’un soutien de N’Djamena, de combattre les rebelles basés au Fezzan. Libye et Tchad avaient des intérêts communs à lutter contre ces troupes déstabilisatrices, notamment parce qu’elles se vendaient comme mercenaires à la ville de Misrata, opposante farouche du général Haftar. En janvier 2019, deux neveux rebelles du maréchal Itno, Timan et Tom Erdibi, fondèrent l’UFR (Union des forces de la résistance) et, combattus au Fezzan par le général Haftar, décidèrent de lancer un raid contre la capitale du Tchad. En vertu des accords militaires de défense conclus avec la France, l’aviation française intervint et détruisit la colonne de véhicule qui descendait vers la capitale tchadienne. C’était pour eux un nouvel échec après leurs tentatives de 2008 et 2009, qui s’étaient soldées par un exil au Qatar. La situation n’était pas réglée pour autant. En Libye, le général Haftar fut mis en difficulté à Tripoli, ce qui le contraignit à se replier vers l’est du pays, et à relâcher la pression sur le Fezzan. Aussitôt, les groupes rebelles réinvestirent la région afin de s’attaquer de nouveau au Tchad. Ils furent notamment armés par la Turquie et financés par des pays arabes. En avril 2021, c’est sous l’appellation d’une nouvelle bannière, le FACT (Front pour l’alternance et la concorde au Tchad) que des soldats, essentiellement Toubous, lancèrent une nouvelle offensive. Plutôt que de piquer au centre du Tchad, ils longèrent la frontière avec le Niger, afin de prendre N’Djamena sur son flanc ouest, là où ses fortifications sont moins développées. L’armée tchadienne partit à leur rencontre afin de les défaire et, c’est en les combattant, que le maréchal Idriss Déby Itno fut grièvement blessé et qu’il décéda quelques jours plus tard de ses blessures. Son fils s’était lui aussi porté au contact de l’ennemi, qu’il contribua à faire fuir. Idriss Itno est un soldat aguerri, qui a conduit des opérations au Mali et a gagné la bataille d’Am-Dam contre une coalition rebelle, menée par Timan Erdimi. Dorénavant, seul un groupe rebelle demeure en Libye, les FACT, les autres s’étant ralliés à N’Djamena. Lors de l’attaque de 2021, ils avaient bénéficié du soutien des Russes de Wagner, ce qui n’a pas empêché leur échec.
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Le Soudan et le Darfour, zone de déstabilisation du Tchad
L’instabilité au Tchad provient aussi des soubresauts politiques de son voisin soudanais, qui mène une guerre longue au Darfour. La guerre prit un tournant majeur en 2003 quand plusieurs groupes se structurèrent, tels l’ALS (Armée de libération du Soudan) et le MJE (Mouvement pour la justice et l’égalité), qui installèrent leurs bases arrière dans l’est du Tchad, là où l’armée régulière du Soudan ne pouvait pas intervenir. Protection contre le Soudan certes, mais déstabilisation du Tchad, qui subit les contrecoups de la guerre menée par son voisin. C’est dans cette région grise que s’installèrent aussi plusieurs forces coalisées contre le maréchal Idriss Déby, équipées et financées par le Soudan. Parmi les chefs rebelles se trouvait le propre neveu d’Idriss Déby, Timan Erdimi, qui dirigeait alors le RFC (Rassemblement des forces pour le changement). Regroupant autour de lui une force hétéroclite d’opposant au gouvernement de N’Djamena, il lança une offensive en janvier 2018 à partir de leurs bases de l’est, contournant la garnison d’Abéché afin de fondre sur la capitale. Équipées de façon trop légère, les troupes rebelles furent défaites par l’armée tchadienne, qui disposait notamment de blindés et d’hélicoptères. L’échec de l’offensive contraignit Timan Erdimi à se réfugier au Fezzan, pour préparer un nouveau coup d’éclat.
L’avènement d’une transition inclusive
La mort au combat du maréchal Idriss Déby Itno change complètement la donne politique. Alors que dans les autres pays de la bande sahélienne, les transitions politiques sont le fait de coups d’État orchestrés par des militaires, au Tchad, celle-ci est provoquée par la mort du chef de l’État. Elle est donc contrainte par les événements et se fait dans le cadre légal en vigueur au Tchad. Idriss Déby avait remporté l’élection présidentielle du 11 avril dès le premier tour, mais avait dû affronter le soulèvement des troupes rebelles basées au Fezzan, qui déclenchèrent leur opération dès l’annonce des résultats, qu’ils contestèrent. Neuf jours plus tard, le président tchadien était tué au combat.
Au lendemain de la mort du maréchal, son fils Idriss Déby (né en 1984) prend la tête du Conseil militaire de transition (CMT). Préalablement, il fut désigné par les chefs militaires après que le Président de l’Assemblée nationale eut refusé d’assurer la présidence du pays et leur ait demandé de désigner une personne capable de maintenirl’intégrité du Tchad. La situation du pays est particulièrement instable : non seulement le chef de l’État vient de décéder, mais il subit une attaque militaire qui impose une mobilisation. Aidé par l’armée, qui annonce une fermeture des frontières et un couvre-feu, le CMT prend la direction du gouvernement et annonce la tenue de nouvelles élections dans une période de 18 mois. En août 2022, Idriss Déby ouvre un Dialogue national inclusif souverain (DNIS) entre le gouvernement, l’opposition civile et les groupes rebelles. L’objectif de ce dialogue est de permettre l’organisation d’élections démocratiques et libres et de trouver une sortie de crise pour éviter un déchirement du pays. Le DNIS conclue ses travaux en octobre 2022 et le CMT est dissous. Mahamat Idriss Déby devient alors président de la transition, jusqu’à ce que soient organisées de nouvelles élections, qui se tiendront au plus tard à la fin de l’année 2024. En quelques mois, le jeune président sera parvenu à rassembler autour de lui des acteurs nombreux de la vie politique et militaire du Tchad, dont des opposants farouches, grâce au dialogue. Cette réussite est inédite dans le pays et marque très certainement une rupture profonde avec le mode de gouvernance passé.
Tout l’enjeu du mois d’avril 2021 a été d’éviter une dislocation du Tchad et donc un effondrement du pays. Menacé par des rebelles qui tentent de prendre le pouvoir, le gouvernement doit à la fois assurer la transition politique et la stabilité sécuritaire. Lors de sa prise de pouvoir, Mahamat Idriss Déby garantit tous les traités internationaux, contrairement aux autres pays africains qui, à la suite des coups d’État, ont dénoncé les accords en cours. Les Tchadiens ne souhaitent pas revivre les années difficiles de la décennie 1980, quand plusieurs coups d’État furent organisés et que le pays était tiraillé entre plusieurs forces contradictoires. D’où le soutien assez large apporté au conseil de transition. Quant au président de la Cour suprême, Samir Adam Annour, il a veillé à ce que la législation reste en vigueur et à ce que les associations et les partis politiques puissent continuer à exister en assurant la continuité de l’État. Les grandes institutions sont restées, permettant une transition politique sans à coup. Le 24 décembre 2023, le projet de nouvelle constitution a été approuvé par référendum avec 86% de oui. C’est une autre étape clef vers le retour au pouvoir des civils, annoncé pour 2024. Autre moment important, le ralliement de l’ancien opposant Succès Masra, qui a été nommé Premier ministre en janvier 2024. Cette nomination « surprise » confirme la capacité du président à privilégier le dialogue et l’intérêt supérieur du Tchad.
Coopération Tchad / France
Depuis l’indépendance du Tchad en 1960, la coopération économique et militaire entre les deux pays n’a cessé de se déployer, notamment à travers plusieurs opérations d’assistance. Opération Manta (1983-1984) Le Tchad était menacé par des rebelles venus de Libye, armés par Mohammed Kadhafi, et des troupes libyennes proprement dites. L’opération Manta fut déployée, mobilisant 3 500 militaires français, afin de répondre à l’appel du président Hissène Habré. Opération Épervier (1986-2014) En dépit des accords de 1984, les troupes rebelles basées en Libye attaquent le Tchad en 1986. Le président Hissène Habré fait de nouveau appel à la France, qui déploie l’opération Épervier. La France soutient le nouveau président Idriss Déby en 1990, qui permet la stabilisation du pays. L’opération Épervier demeure jusqu’en 2013, où elle est dissoute dans le dispositif Barkhane. Opération Barkhane (2014-2022) Le Tchad intègre le dispositif G5 Sahel, la principale base de la région étant celle de N’Djamena. En 2019, l’armée française intervient, à la demande du président Idriss Déby, pour neutraliser la colonne de rebelles venus de Libye et marchant sur la capitale. Au cours de ces différentes opérations, ce sont 158 militaires français qui sont morts au combat. Tchad et Liban sont à égalité pour le nombre de pertes militaires françaises en opération extérieure depuis 1963.
Tchad – Chronologie des événements
- 20 avril 2021 : Le maréchal et président Idriss Déby Itno meurt des suites de ses blessures reçues au combat.
Compte tenu du péril imminent et de la menace existentielle portant sur l’intégrité du pays, le président de l’Assemblée nationale décide de confier aux militaires le soin d’organiser la défense du Tchad. Les institutions politiques et la Constitution sont suspendues.
Le CMT (Conseil militaire de transition), comprenant 15 membres, est formé. Sa mission est de restaurer l’ordre partout sur le territoire puis d’organiser le DNIS (Dialogue nationale inclusif et souverain). Une transition de dix-huit mois est annoncée avec des élections devant se tenir en octobre 2022.
Les membres du CMT désignent le général Mahamat Idriss Déby Itno à leur tête puis comme président de transition, assurant la fonction de chef de l’État.
- 4 octobre 2021 : Signature du pacte social triennal entre le gouvernement de transition et les organisations syndicales. Cet accord vise à apaiser les tensions sociales et à améliorer les conditions de vie des populations.
- 3 janvier 2022 : Création de la commission ad hoc du recensement et de la restitution des biens immobiliers des politico-militaires. Puis mise en place de mesures favorisant le déplacement de politico-militaires ne disposant pas de documents de voyage pour aider à la reprise du dialogue. Cette phase est une main tendue des autorités de transition à l’endroit des rebelles et politico-militaires.
- 8 août 2022 : Signature de l’accord de Doha pour la paix, initié en mars 2022 et placé sous la médiation du Qatar. Sont présents aux réunions des représentants du gouvernement de transition ainsi qu’une quarantaine de mouvements politico-militaires. L’accord permet d’aboutir à un cessez-le-feu général et d’envisager la tenue effective du DNIS. Cet accord est salué par la communauté internationale dont les États-Unis et l’Union européenne.
- 20 août 2022 : Le DNIS est lancé avec près de 1 400 participants incluant des membres du gouvernement, de l’opposition, de la société civile, du secteur privé, des chefs religieux et traditionnels.
- 8 octobre 2022 : Clôture du DNIS permettant d’envisager un avenir meilleur pour le Tchad, axé sur la paix et le développement du pays. Les autorités confirment plusieurs droits, dont celui de manifester.
- 20 octobre 2022 : Le jour de la date limite initiale de dix-huit mois pour la transition, l’opposition organise des manifestations qui dégénèrent. Des morts sont à déplorer de part et d’autre. Des personnes sont emprisonnées ou disparaissent.
- 12 décembre 2022 : Le président de transition se rend aux États-Unis au sommet Afrique – États-Unis sur invitation de son homologue, le président Joe Biden. L’Union africaine (UA) les ayant suspendus, le Mali, le Burkina Faso et la Guinée n’y sont pas invités. Comme l’UA, Washington estime que les militaires au pouvoir ont violé la Constitution de leur pays, en prenant le pouvoir par la force.
- 13 janvier 2023 : La Conorec (Commission nationale chargée de l’organisation du référendum constitutionnel) est créée. Les Tchadiens pourront voter contre ou en faveur d’un État unitaire fortement décentralisée lors d’un futur référendum.
- 31 octobre 2023 : Signature de l’accord de Kinshasa entre le gouvernement tchadien et le parti Les Transformateurs dirigé par Succès Masra, jusqu’alors en exil. L’opposant est autorisé à revenir au pays et à participer aux efforts en faveur de la réconciliation nationale. La RDC joue un rôle important dans les discussions. Son président, Félix Antoine Tshisekedi, a été désigné facilitateur pour le suivi de la transition au Tchad par ses pairs de l’Afrique centrale.
- 17 décembre 2023 : Référendum portant sur la nouvelle Constitution du Tchad posant la question de la forme de l’État. Les Tchadiens votent en faveur d’un État unitaire décentralisé malgré les appels à voter non ou au boycott.
- 1er janvier 2024 : Nomination de Succès Masra au poste de Premier ministre traduisant la volonté des autorités de transition de réconcilier l’ensemble du pays. Une amnistie générale avait été prononcée pour tous les Tchadiens, civils et militaires, impliqués dans les événements du « jeudi noir ».
- 13 janvier 2024 : Le MPS (Mouvement patriotique du salut) apporte son soutien au président de transition et l’investit comme candidat aux futures élections présidentielles.
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