Le jeu vidéo est la plus jeune industrie culturelle, mais aussi la plus importante, avec un marché supérieur à ceux de la musique et du cinéma réunis. La professionnalisation de ce divertissement a donné lieu à une nouvelle activité économique : l’e-sport.
Oihab Allal-Chérif, Neoma Business School
Les compétitions internationales de jeux vidéo attirent une audience considérable, que ce soit via le streaming online ou lors d’événements physiques. En France, 10,8 millions de personnes pratiquent ou regardent l’e-sport, en faisant un secteur prometteur pour les investisseurs et les annonceurs. La France souhaite renforcer sa présence en soutenant l’écosystème national et en créant de nouvelles grandes compétitions.
Cependant, la pratique de l’e-sport garde une image élitiste et excluante. Le coût et la qualité du matériel nécessaire en font une discipline réservée aux classes sociales les plus élevées – un PC de gamer coûte plusieurs milliers d’euros, sans parler du clavier, du micro, de la caméra… Mais depuis 2020, l’e-sport sur mobile, bien plus accessible, a atteint plus de 51 % du marché mondial, dépassant à lui seul tous les autres supports réunis : PC, console, arcade, cloud et réalité virtuelle. Bien qu’elles représentent 53 % des pratiquants réguliers de jeux vidéo en France, seulement 10 % des joueurs professionnels sont des femmes, dans un environnement qui peut parfois s’avérer sexiste.
Pourtant, dans certains pays en développement, l’e-sport est un moyen de favoriser la diversité, de valoriser les communautés, et de permettre l’ascension sociale. Bien que les ressources et les infrastructures y soient moins importantes, neuf des vingt pays qui dominent l’e-sport en termes de revenus sont des pays émergents : la Chine, la Russie, le Brésil, l’Ukraine, la Thaïlande, la Pologne, Taïwan, les Philippines, et la Malaisie. Près de la moitié des revenus mondiaux de l’e-sport proviennent de ces pays émergents. Cet article se focalise sur les pratiques au Brésil et en Inde.
L’e-sport mobile dans les favelas du Brésil
Au Brésil, l’accès à Internet est à la fois coûteux et très rudimentaire en périphérie des grandes villes et le matériel informatique coûte plus cher que dans les pays occidentaux avec un salaire minimum proche de 200 euros. Grâce au jeu mobile, le Brésil est le deuxième pays au monde juste après les États-Unis qui a le plus de spectateurs uniques mensuels sur Twitch avec 16,9 millions. Les adolescents des favelas et des quartiers populaires voient dans l’e-sport un moyen de sortir de la pauvreté. Ils forment des communautés de joueurs où ils s’entraident pour progresser et s’efforcent de créer un écosystème favorable dans lequel ils pourront générer des revenus.
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Le jeu Free Fire qui rassemble 71 % des joueurs brésiliens est le plus populaire car son fonctionnement ne nécessite qu’un smartphone ordinaire et une connexion Internet stable. Ce jeu de battle royale qui mêle survie et tir selon la mécanique du last man standing (dernier survivant) et qui ressemble beaucoup à Fortnite s’appuie sur une base de plus de 196 millions de joueurs actifs mensuels et 13 millions quotidiens pour concurrencer des jeux puissants sur mobile comme Call of Duty et PUBG (anciennement PlayerUnknown’s Battlegrounds).
La ligue professionnelle brésilienne de Free Fire est très active et produit de nombreux champions, dont le streamer Nobru, vainqueur du championnat du monde en 2019, qui compte 15 millions de followers sur Instagram et autant sur YouTube. Cerol, autre célèbre joueur de Free Fire, a été élu meilleur streamer du pays en 2019. Mais les nouveaux rois de Free Fire sont les membres de l’équipe brésilienne Loud, qui en plus d’être leader sur Twitch, est le premier collectif e-sport au monde à atteindre le milliard de vues sur YouTube. Cette entreprise qui a connu une croissance fulgurante a été créée par le champion Bruno « PlayHard » Bittencourt, Jean Ortega, et Matthew Ho.
PlayHard a recruté les meilleurs jeunes joueurs de Free Fire et convaincu les parents et les marques du potentiel de l’e-sport pour développer Loud. PlayHard souhaite favoriser une meilleure visibilité de la population noire sous-représentée parmi les streamers et créateurs de contenus. Il a particulièrement encouragé les jeunes femmes à devenir pro-gameuses, ayant perçu le fort potentiel commercial de l’e-sport féminin. En 2023, Loud a annoncé la formation d’une équipe inclusive composée de femmes cisgenres et transgenres, et de personnes non binaires. Loud est aussi à l’initiative de nombreuses actions humanitaires dans les favelas pour fournir du matériel informatique aux enfants et aux jeunes et leur proposer des formations aux nouvelles technologies numériques.
Avec la même vision, AfroGames est le premier centre d’entraînement pour athlètes e-sport au monde à être basé dans une favela. Dans la zone nord de Rio de Janeiro, des centaines de jeunes vont se former pour devenir streamers et pro-gamers. Exclus de la société et immergés dans un environnement où la criminalité est la norme, ils voient dans l’e-sport un moyen de gagner leur vie honnêtement et de retrouver espoir dans l’avenir. AfroGames est soutenue par plusieurs marques comme la compagnie aérienne GOL, la boutique de jeux en ligne Nuuvem et le fabriquant de mémoire informatique Kingston. Plusieurs autres associations et académies d’e-sport se sont développées pour détecter et accompagner les meilleurs talents de l’e-sport brésiliens comme Fluxo, Neverest, et INTZ.
Le défi de l’inclusion par le jeu vidéo en Inde
L’Inde est aujourd’hui le pays le plus peuplé du monde, ayant dépassé la Chine en 2022, avec 1,4 milliard d’habitants, dont plus de 370 millions de jeunes entre 10 et 25 ans. L’Inde souffre d’un niveau élevé de pauvreté et d’analphabétisme. Le taux de chômage des jeunes dépasse 40 %. Même les titulaires d’un master ont du mal à trouver un emploi et, lorsqu’ils y parviennent, le salaire est très bas, ce qui les empêche de subvenir à leurs besoins. Les taux d’équipement en ordinateurs et consoles sont très faible, mais il y a 800 millions d’utilisateurs de smartphones, ce qui explique que l’e-sport soit essentiellement mobile.
Comme au Brésil, les jeux de battle royale tels que Free Fire, Fortnite et PUBG Mobile, sont les plus populaires, ainsi que Call of Duty, Valorant, DOTA 2 et League of Legends. La pandémie de Covid-19 a stimulé l’usage des smartphones et le recours aux jeux vidéo comme passe-temps. De nombreux jeunes ayant perdu leur job étudiant ont transformé cette épreuve en opportunité en devenant entrepreneurs ou champions d’e-sport. Ainsi, en Inde les revenus de l’e-sport ont plus que doublé entre 2021 et 2023.
L’un des avantages de l’Inde dans le domaine de l’e-sport est que le coût de l’accès à Internet est l’un des plus bas au monde. YouTube y est très puissant avec environ 450 millions d’utilisateurs actifs. En plus des 22 langues officielles, plus de 200 langues autochtones et des milliers de dialectes y sont parlés. Les marques souhaitent accéder à des ambassadeurs capables de promouvoir leurs produits dans les principales langues et à travers différentes communautés. Cela rend les streamers et les champions d’e-sports particulièrement intéressants d’un point de vue marketing, car ils peuvent générer un taux d’engagement très élevé de manière inclusive en termes de genre, de caste, de religion, et d’origine sociale.
C’est ce que propose Tushaar Garg, le fondateur et PDG de StreamO et Irony Esports. Expert en marketing sportif, il a travaillé pour plusieurs institutions, dont l’Indian Premier League Cricket, la plus grande ligue sportive d’Inde. En août 2020, il crée StreamO, une entreprise visant à développer de nouveaux espaces de rencontre inclusifs centrés sur le jeu vidéo, à faciliter la formation de communautés de super fans de champions d’e-sport, à aider à monétiser le contenu des créateurs dédiés au jeu vidéo et à connecter les marques avec des publics jeunes ayant un haut niveau d’engagement.
Ces marques incluent Amazon Prime, Netflix, Hyudai, Intel, Sony, Spotify et Puma. Plus de 5200 youtubeurs travaillent avec StreamO, ce qui représente plus de 100 millions d’abonnés. Grâce à StreamO, les streamers peuvent multiplier leur monétisation entre 10 et 20, selon la taille de leur communauté, ce qui leur permet de devenir eux-mêmes entrepreneurs, de développer leur structure, et d’avoir un impact positif sur la société et l’économie.
Des modèles à suivre
Bien que l’e-sport ne soit pas un exemple d’inclusivité en France et plus généralement dans les pays occidentaux, il est remarquable de constater que dans des pays comme le Brésil et l’Inde, des entrepreneurs audacieux utilisent le jeu vidéo comme un levier pour favoriser le développement social et la diversité. Malgré un manque de moyens et une maturité moins élevée, les efforts qui sont menés pour mettre en œuvre ces bonnes pratiques favorisent une société plus juste et plus inclusive dans ce secteur en plein essor.
Oihab Allal-Chérif, Business Professor, Neoma Business School
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.