La pandémie et la fièvre de l’opinion publique qui en découle ont renouvelé l’intérêt médiatique pour un secteur à la fois stratégique et mystérieux : celui des laboratoires pharmaceutiques. Éminemment stratégique, car de cette activité dépend la survie de millions de personnes et la santé de tous. Mystérieux, car l’obscurité secrète du laboratoire et la complexité des expériences qui s’y opèrent charrient avec elles toutes sortes de rumeurs et de craintes chroniques. Mystérieux aussi, car leurs activités captivent la plus grande attention des pouvoirs publics, avides d’économies pour leurs systèmes sociaux coûteux et soucieux d’éviter toute tragédie sanitaire via la mise en place d’un garde-fou de contraintes réglementaires. Même la formulation « laboratoires pharmaceutiques » est équivoque puisqu’en réalité ces entreprises n’exercent pas seulement des activités de recherche et développement, mais aussi de fabrication et de commercialisation de médicaments pour la médecine humaine et la médecine animale. Ces activités ne sont d’ailleurs pas uniquement pharmaceutiques non plus, car de nombreux acteurs ont diversifié leur expertise dans les domaines de la nutrition, des cosmétiques ou de l’équipement médical.
Un secteur complexe et stratégique
À la croisée de l’économique, du social et du politique, l’industrie pharmaceutique est au cœur d’enjeux variés : le vieillissement de la population, la démocratisation de l’accès aux soins et l’accroissement de la classe moyenne dans les pays émergents, l’essor des biotechnologies et l’alourdissement des coûts de recherche et développement ces dernières années, la concurrence des pays émergents sur le marché des génériques et le dumping juridique sur la protection intellectuelle, l’endettement des systèmes sociaux dans les pays développés… De surcroît, les laboratoires pharmaceutiques doivent répondre à ces enjeux de concert avec de nombreux acteurs aux intérêts souvent différents : pouvoirs publics, autorités de régulation, instances juridiques pour la protection de la propriété intellectuelle, assurances et systèmes de santé, distributeurs, chercheurs, hôpitaux, médecins, patients. La portée des enjeux et la multiplicité des acteurs qu’ils convoquent font de l’industrie pharmaceutique l’une des plus complexes et des plus stratégiques de l’économie mondiale.
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Un secteur historiquement occidental : du docte apothicaire aux « Big Pharma »
La pharmacie moderne s’enracine dans les découvertes scientifiques occidentales qui débutent à partir du xvie siècle, lorsque la chimie prend le dessus sur la botanique notamment avec le Suisse Paracelse. Puis significativement aux xviiie et xixe siècles, avec l’impulsion empirique donnée par des savants comme Giovanni Battista Morgagni, René Laennec, Jean-Nicolas Corvisart (médecin de Napoléon Ier) ou Antoine Lavoisier (guillotiné en 1794). Délaissant les grimoires d’alchimie des doctes apothicaires, les pharmaciens s’organisent progressivement en guildes en Italie et en coopératives professionnelles en France afin de réguler la profession.
Mais la véritable révolution du secteur s’effectue au début du xixe siècle avec la découverte progressive des principes actifs des plantes. Découverte en 1804 par les Français Derosne et Séguin, la morphine est isolée de l’opium pour la première fois en 1806 par le pharmacien allemand Friedrich Wilhelm Sertürner (il note dans sa publication que morphium vient de Morphée, car ses effets rappellent le dieu des songes de la Grèce antique). Toujours à partir de l’opium, Pierre Robiquet isole la codéine en 1832 et Georg Merck la papavérine en 1848. À partir de la noix vomique, Joseph Pelletier et Joseph Caventou isolent la strychnine en 1818 et la brucine en 1819 ; à partir de l’hellébore, la vératrine en 1819 ; et surtout la quinine à partir du quinquina en 1820.
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Deuxième bouleversement, certains corps essentiels à la santé sont découverts, comme l’iode par le salpêtrier Bernard Courtois en 1811 ou le brome par le Montpelliérain Antoine-Jérôme Balard en 1826. Mais aussi des produits chimiques de synthèse comme le nitrite d’amyle isolé par ce même Balard en 1844, le chloroforme découvert concomitamment par le Français Eugène Soubeiran, l’Allemand Justus von Liebig et l’Américain Samuel Guthrie en 1831, ou encore l’aspirine découverte par l’Alsacien Charles Gerhardt en 1853.
Or très vite, les pharmaciens se retrouvent démunis face à ces principes actifs dont ils conçoivent l’intérêt majeur pour la santé, mais qu’ils ne peuvent se procurer aisément faute de sources fiables. C’est ici qu’intervient la première étape de l’industrialisation lorsqu’en 1830, Pelletier s’associe avec Robiquet pour fabriquer industriellement de la quinine au sein d’une maison de produits chimiques puis en 1834, lorsqu’Amans Dausse crée un laboratoire qui fabrique des extraits et conserve leur teneur en principes actifs. Elle se poursuit avec le Maison de droguerie Ménier (1815) et surtout la Pharmacie centrale de France de Dorvault (1852), qui engagent la mécanisation de la production des substances végétales et minérales et la standardisation de la qualité des produits obtenus pour assurer la confiance des clients.
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Cette évolution va en s’accélérant entre les années 1880 et la fin de la Première Guerre mondiale notamment grâce aux avancées de la chimie organique, aux travaux sur la microbiologie de Louis Pasteur (vaccins contre la rage, mais surtout traitements contre la diphtérie, le tétanos et la tuberculose qui sévissent dans les villes) et à l’amélioration des moyens de production. De plus, la croissance continue de la population urbaine lors de la seconde révolution industrielle alimente une demande soutenue, elle-même stimulée par des publicités offensives. Les premières grandes entreprises du secteur voient le jour comme Hoechst en Allemagne (produits de synthèse puis sérums et toxines) ou Burroughs Wellcome en Angleterre. Les groupes industriels commencent à vendre directement des spécialités pharmaceutiques, c’est-à-dire des produits fabriqués à l’avance, au grand dam des pharmacies qui sont petit à petit relégués à une fonction de comptoir et non plus de laboratoire.
La Grande Guerre révèle l’avance technologique des laboratoires chimiques allemands qui sont à la pointe de la recherche grâce à leurs partenariats avec les universités et au cadre législatif allemand qui stimule les innovations de procédés industriels de pointe. Conscients de leur retard et traumatisés par le manque d’indépendance stratégique pendant la guerre, les industries des autres pays occidentaux se concentrent et donnent désormais une place fondamentale à la recherche et développement (jusqu’alors, la recherche universitaire était assez décorrélée des pratiques industrielles en France par exemple). L’innovation au niveau industriel devient désormais le moteur de la concurrence. Elle est financée par des spécialités à succès, les blockbusters, vendus à une large population de clients potentiels qui sont le plus souvent des traitements prolongés à faible prix.
Puis les années 1950 sont marquées par de nouvelles innovations thérapeutiques – on parle même de « révolution thérapeutique » –, et l’apparition des systèmes de protection sociale. C’est le moment de la naissance des antibiotiques et de la cortisone qui sont portés sur le marché européen par les entreprises américaines qui y sont presque hégémoniques au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. En France, l’industrie pharmaceutique est petit à petit régulée notamment avec la loi de 1941 puis par l’Autorisation de mise sur le marché (AMM) de 1967.
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Confrontées à la concurrence des produits américains, les entreprises européennes sont contraintes de se concentrer davantage et d’innover toujours plus pour pénétrer les marchés étrangers. Alors même que l’industrie allemande a subi des destructions massives, les entreprises comme Hoechst, Bayer, Merck ou Schering se relèvent de la guerre avec une vivacité étonnante et se spécialisent sur les marchés les plus dynamiques comme les maladies cardiovasculaires, les maladies infectieuses ou les traitements hormonaux. Les entreprises anglaises et françaises mettent plus de temps pour redevenir compétitives, mais peuvent compter à partir des années 1950 sur la croissance de leur marché intérieur. En effet, la croissance démographique, la généralisation de la protection sociale dans des pays comme la France, l’élévation du niveau d’instruction sur les questions d’hygiène, l’exigence des populations occidentales en matière de santé avec l’émergence d’une société de loisir en quête de bien-être et l’acceptation de la contraception dans les mœurs sont autant de facteurs qui permettent la massification de la production et font du médicament un produit de consommation courante. En France par exemple, la consommation de médicaments est multipliée par trois entre 1950 et 1960 et presque quatre entre 1960 et 1970.
Avec l’accélération des échanges internationaux, de nouveaux groupes multinationaux se façonnent et s’imposent sur les marchés comme les Big Pharma. En 1973 naît le géant français Sanofi qui regroupe progressivement plusieurs acteurs majeurs du secteur pharmaceutique comme Synthélabo, Roussel-Uclaf et Rhône-Poulenc. Si le secteur pharmaceutique mondial demeure moins concentré que d’autres industries comme l’automobile par exemple, le modèle de croissance traditionnel bâti autour de lourdes dépenses en recherche et développement a effectivement imposé aux acteurs d’atteindre une taille critique.
Enfin, d’importants progrès sont réalisés sur la connaissance du génome (ADN) et dans les biotechnologies durant la révolution informatique des années 1990 et 2000. L’utilisation des nanotechnologies, de l’intelligence artificielle et des médicaments issus du vivant (immunothérapies, thérapies géniques, biomédicaments) à partir des années 2010 constitue un nouveau bouleversement pour le secteur. Les traditionnels blockbusters ont tendance à s’essouffler sur des marchés désormais matures et les grands groupes mondiaux sont confrontés à la concurrence montante des start-up technologiques – les fameuses biotechs.
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Le secteur pharmaceutique aujourd’hui : émergence de la Chine et de l’Inde
Pesant plus de 1 106 milliards de dollars en 2019, le marché pharmaceutique mondial continue d’être dynamique avec un taux de croissance annuelle moyen de 5,1 % depuis 2010. Indépendamment des répercussions de la crise de la Covid-19, il devrait continuer de croître à un rythme moyen de 3 à 6 % par an pour dépasser les 1 500 milliards de dollars d’ici 2023. Si cette croissance continue est nourrie par la demande émanant des pays émergents, l’industrie pharmaceutique est encore majoritairement dans les mains des acteurs occidentaux. À eux seuls, les États-Unis représentent 47,5 % des parts de marché et six des entreprises du top 10 mondial en termes de chiffres d’affaires (Johnson & Johnson, Pfizer, Merck & Co, Abvie, BMS et Lilly), bien loin devant les 23,2 % de parts européennes qui ne cessent de décroître. Le vieux continent peut toutefois compter sur quelques grands fleurons du secteur comme les suisses Roche et Novartis, le français Sanofi, l’allemand Bayer ou le britannique GlaxoSmithKline.
Si leurs laboratoires sont encore relégués au-delà du top 20 mondial, les principaux pays émergents (Chine, Inde, Brésil) ont l’avantage de combiner un poids démographique conséquent (à peu près 3 milliards d’habitants pour ces trois pays, soit près de 40 % de la population mondiale) et des budgets de santé en hausse constante. L’accroissement du niveau de vie de leurs populations et tout particulièrement le gonflement de leurs classes moyennes participe à faire grandir leurs marchés intérieurs toujours plus attractifs pour les grands groupes internationaux. Tandis que la Chine s’est désormais imposée comme le deuxième marché mondial avec 11 % des ventes en 2018, l’Inde est très bien positionnée sur le marché des génériques et des vaccins. De manière générale, les deux géants asiatiques se sont spécialisés dans la production des principes actifs – matières premières indispensables à la production des médicaments plus élaborés. En tant qu’activité la moins lucrative de la chaîne de valeur, la production de ces principes actifs a été progressivement abandonnée aux pays asiatiques où les coûts de production sont attractifs et les normes environnementales complaisantes. Il en découle une dépendance des pays occidentaux dans la production de leurs médicaments d’importance stratégique en cas de blocage des échanges internationaux, ce qui a récemment réactualisé le débat autour de l’autonomie stratégique.
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Toutefois, l’attractivité des pays émergents est encore à relativiser, car il n’est pas sans risque pour les laboratoires de s’y implanter. La faible protection de la propriété intellectuelle – souvent intentionnelle pour favoriser les transferts de technologies –, et la concurrence des entreprises locales soutenues par les pouvoirs publics restent à prendre en compte. L’Inde en particulier est devenue le champ de bataille des laboratoires internationaux pour étendre leurs droits de propriété intellectuelle. En 2013, la Cour suprême indienne a ainsi rejeté la demande de brevets déposée par Novartis sur son blockbuster Glivec contre le cancer, pointant du doigt le déséquilibre entre le régime de propriété intellectuelle en faveur des intérêts pharmaceutiques et l’impératif de la santé publique. La forêt de brevets qui protègent les produits des acteurs occidentaux est en effet un boulet pour l’innovation dans les pays émergents. Ceux-ci rappellent non sans raison que les pays industrialisés avaient eux aussi fait bénéficier leurs entreprises d’un régime allégé pendant leur phase de développement.
Enfin, les pays développés peuvent compter sur le vieillissement de leur population grâce à l’augmentation de l’espérance de vie. À l’horizon 2050, plus du quart de la population d’Europe et des États-Unis aura plus de 65 ans contre déjà 20 % aujourd’hui. Ce vieillissement s’accompagne naturellement d’une hausse constante des maladies chroniques et donc mécaniquement de la demande de médicaments pour les laboratoires. Il met néanmoins le financement des systèmes de santé publique sous une pression accrue ce qui peut avoir une répercussion à la baisse sur le prix du médicament.
Les groupes occidentaux s’orientent vers la médecine de spécialité
Confrontés à l’expiration des brevets de plusieurs blockbusters entre 2010 et 2012 (notamment Lipitor de Pfizer, Plavix de Sanofi, Zyprexa de Lilly…), les grands laboratoires pharmaceutiques ont progressivement réorienté leurs portefeuilles de produits vers les aires thérapeutiques à fort potentiel de croissance. Les ventes mondiales sont en effet soutenues par le lancement de traitements innovants dans la médecine de spécialité et tout particulièrement par l’oncologie (13,2 % du marché mondial en 2019), les antidiabétiques (8,8 %) et les maladies auto-immunes (7,9 %). L’oncologie, les immunosuppresseurs et la dermatologie sont annoncés comme étant les aires thérapeutiques les plus prometteuses des prochaines années (d’après Evaluate Pharma, l’oncologie devrait afficher un TCAM supérieur à 10 % d’ici 2024). Dans cette optique, les grands laboratoires multiplient les acquisitions de biotechs dans ces aires thérapeutiques stratégiques (par exemple, le rachat de Celgene par BMS en 2019 à hauteur de 74 milliards d’euros donnant naissance au nouveau leader mondial de l’oncologie). Dans le même temps, ils se désengagent d’activités traditionnelles comme les médicaments sans ordonnance ou la santé animale qui sont considérés comme des poids morts. Cette stratégie s’est révélée fructueuse puisque la vitalité des ventes de nouveaux traitements a plus que compensé le déclin des médicaments matures qui font face à la concurrence des génériques et des biosimilaires.
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Une autre tendance majeure est l’augmentation des dépenses de R&D et l’alourdissement conséquent du prix de développement d’un médicament. Ce dernier a même doublé en dix ans pour atteindre 2 milliards de dollars en 2018. En effet, les laboratoires pharmaceutiques dédient en moyenne 15 % de leur chiffre d’affaires à la R&D (la moyenne industrielle étant de 4 %). Cette intensité de R&D si prononcée s’est tout particulièrement développée ces dix dernières années pour deux raisons : d’abord la réorientation du portefeuille d’activité des principaux laboratoires occidentaux vers la médecine de spécialité a nécessité d’énormes dépenses en R&D, ensuite l’inflation de réglementations et de contraintes techniques presque partout dans le monde explique ce doublement significatif du prix du médicament.