L’art oratoire plonge ses racines dans l’Antiquité. Il est de plus en plus enseigné dans le supérieur où de nombreux concours sont organisés.
Fiona Rossette-Crake, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
Il y a deux ans, j’avais été contactée, à ma grande surprise, par des chercheurs britanniques pour participer à une étude autour de l’épreuve du « Grand Oral » du nouveau baccalauréat. Ces chercheurs en rhétorique d’outre-Manche s’intéressaient à la place grandissante de l’oral en France, actée désormais dans nos programmes scolaires.
Il n’y a pas si longtemps, une telle démarche aurait été impensable. En effet, la France s’est toujours caractérisée par une culture scolaire de l’écrit, vu comme un moyen privilégié pour développer sa pensée et défendre ses idées – là où, justement, les pays de langue anglaise tendaient à miser sur l’oral.
C’était bien plutôt aux États-Unis et non en France où, dès le plus jeune âge, on initiait les élèves à la communication orale – depuis les séances quotidiennes en primaire de « show and tell » (littéralement « montrer et dire », exercice où l’élève montre et parle d’un objet de son choix devant la classe), jusqu’aux clubs, à l’école secondaire et au-delà, de joute oratoire.
Pendant ce temps, on laissait l’élève français s’aventurer sur le terrain insolite et épineux de « l’exposé oral ». De cette expérience, il ne sortait pas en général indemne et le malaise perdurait lorsque, en arrivant par exemple en cours d’anglais dans le supérieur, il faisait preuve d’un « manque remarquable de présence à autrui et d’engagement interactionnel ».
Mais tout cela a changé avec le rebond d’intérêt qu’a connu partout dans le monde la prise de parole en public, activité qui s’est renouvelée ces vingt dernières années sous l’influence de la vidéo en ligne – à tel point que les chercheurs en rhétorique parlent d’un « boom de l’art oratoire » et du nouveau statut de l’oral, qui revient au centre de la vie publique. Depuis les « TED Talks », dont le site Internet fut lancé en 2007, jusqu’aux prises de parole sur les réseaux sociaux de Volodymyr Zelensky dès le début de la guerre en Ukraine en 2022, nous avons dorénavant affaire à un « orateur numérique ».
Des formats prisés par le monde politique
Et si ces nouveaux formats originaires, pour la plupart, de pays de langue anglaise, ont valorisé la pratique de la prise de parole quasiment partout dans le monde, l’engouement a été particulièrement prononcé en France. En témoigne l’essor de concours d’éloquence, et de livres et films ayant pour sujet l’art oratoire. Fait moins souvent souligné : ce sont des acteurs de la vie politique française (et de sensibilités bien différentes) qui sont parmi les premiers à expérimenter en alliant prise de parole et technologie.
Lors de la campagne présidentielle de 2017, Jean-Luc Mélenchon crée l’événement en déployant son hologramme pour un « multi-meeting » où il parle de manière simultanée dans 12 lieux différents. Il renouvelle l’expérience lors de la campagne de 2022, et innove encore avec un meeting immersif et olfactif où images et parfums sont diffusés.
Quant à l’exploitation des réseaux sociaux, elle intervient dès le premier mandat d’Emmanuel Macron, qui diffuse des prises de parole par la vidéo en ligne (son compte Instagram date de 2016, son compte YouTube de 2017), en adoptant notamment le format vertical (format « selfie »). Quant à Jean-Baptiste Djebarri, ministre des Transports, il attire alors l’attention pour son utilisation de TikTok.
Il convient alors de s’interroger sur les raisons de cet enthousiasme pour la prise de parole qui semble particulièrement marqué à l’intérieur de l’hexagone – ce qui, face à sa culture scolaire de l’écrit, pourrait surprendre. Cependant, l’art oratoire peut s’analyser comme le prolongement de l’art de la conversation « à la française », emblématique des salons français du XVIIIe siècle, et de cette prédilection pour l’échange des points de vue, pour le débat contradictoire et la négociation qui explique pourquoi le français fut longtemps la langue de la diplomatie.
C’est sans doute ce qu’avait pressenti Declan Mc Cavana lorsqu’il a fondé la French Debating Association (FDA), qui organise des tournois de joute oratoire, d’abord entre grandes écoles et universités, et ensuite entre écoles secondaires, association qui fête ses 30 ans cette année.
Une communication « incarnée »
Une autre raison, plus générale et d’ordre anthropologique, tient à la spécificité du canal oral. Selon la thèse du linguiste américain et philosophe Walter Ong, l’oral est, contrairement à l’écrit, empathique et participatif ; il joue sur la résonance vocale du sens et entretient un lien intrinsèque avec l’expérience humaine. Par ailleurs, dans le contexte de la prise de parole en public, il s’agit d’un locuteur clairement identifié, dont on entend la voix et dont on voit le corps. Nous avons affaire à un corps qui parle.
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Dans un essai sur le cours magistral, le sociologue Erving Goffman l’associe à d’autres pratiques de communication qui ont lieu sur une scène, et qui impliquent « un sentiment d’accès préférentiel à la personne » du locuteur. De fait, le discours est incarné ; il doit être mis en scène. Il paraît alors plus véridique, plus sincère.
Depuis l’avènement de l’intelligence artificielle et le défi posé en particulier par ChatGPT, les collègues dans nos écoles et universités se tournent de plus en plus, pour l’évaluation des connaissances, vers la présentation orale et l’évaluation orale, valeurs plus sûres que l’évaluation écrite car il est plus difficile de tricher ou de faire semblant.
Contre-discours et démocratisation de la parole
En France, l’engouement oratoire peut également s’expliquer, à la lumière d’enjeux politiques et démocratiques, par un climat social particulièrement tendu. Par les nouveaux formats numériques, la prise de parole « publique » n’est plus réservée aux politiques et aux personnages publics ; désormais, tout individu peut y accéder.
La parole est ainsi portée par un éventail beaucoup plus diversifié d’acteurs sociaux, qu’il s’agisse de jeunes, de femmes, ou de membres de certaines minorités. Un exemple d’actualité : le concours « À voix égales », organisé pour la deuxième année consécutive par l’Académie de Montpellier, concours d’éloquence ouvert aux femmes de la fonction publique. La dimension de la parole comme moyen d’empowerment est bien mise en avant par cette locution verbale en français (et qui n’a pas d’équivalent en anglais), prendre la parole, qui souligne l’acte délibéré d’un locuteur agent, élevé au statut d’orateur.
Concernant les réseaux sociaux, nouvelle agora, je mène actuellement une étude portant sur l’« activisme numérique ». Un premier sondage effectué en France auprès d’étudiants de master révèle que 78 % de cette catégorie de jeunes consomment du contenu politique sur les réseaux sociaux. En parallèle, de jeunes créateurs de contenu français ont investi les réseaux pour porter un contre-discours au pouvoir en place.
Par exemple, l’activiste Gaeten Dagir fait partie de ceux qui, à partir du printemps 2023, au moment où le parlement discute de réglementer l’activité des influenceurs, attirent l’attention des médias français. Sur son profil Instagram, il se déclarait « politico-sceptique », « Vegan depuis 1792 », et il poste des contenus sous le slogan « La planète crame et nous on regarde Netflix ». J’étudie ses prises de parole sur Instagram depuis janvier 2023 et il est intéressant de noter que son nombre d’abonnés a plus que triplé en un an (de 60K en mars 2023 à 221k en mars 2024).
Entre créativité et formatage, les compétences de la nouvelle économie
Cultiver l’esprit et l’humour : il s’agit là d’une spécificité française par rapport aux créateurs de contenu issus d’autres aires culturelles, notamment de langue anglaise. Ce point est souligné par le diététicien et créateur de contenu français Charles Brumauld, qui utilise les réseaux sociaux pour élargir sa clientèle et prendre position sur des sujets de société qui lui tiennent à cœur. Ayant effectué de la veille par rapport à ses concurrents aux États-Unis et au Royaume-Uni de son secteur, il note aussi que, semblable à la chanson à texte « à la française », la prise de parole sur les réseaux français donne souvent lieu à un texte plus élaboré, et permet un jeu sur la langue qui laisse apprécier le « plaisir des mots ».
De manière assez paradoxale, ces prises de parole vues comme libératrices dissimulent néanmoins des rapports de forces bien particuliers. Si les réseaux sociaux laissent davantage de champs libres à la liberté et à la créativité, la première génération des formats numériques, à l’instar des TED Talks, tout comme la plupart des concours d’éloquence, relèvent d’un degré extrême de formatage et de structures très contraintes et de plus en plus concises.
Par ailleurs, ces mêmes formats participent très souvent à la promotion de soi, qui est mise au service de l’image de marque personnelle et qui s’avère désormais nécessaire pour se faire une place sur le marché du travail. Dans ce contexte, la mise à l’honneur dans les programmes scolaires, en particulier par le Grand oral du baccalauréat, de l’art oratoire – version 2.0 –, témoigne bien du changement de cap dans le rôle conféré à l’école, qui, par l’acquisition de « compétences », prépare désormais les élèves à la mise en concurrence qui les attend dans la nouvelle économie.
Fiona Rossette-Crake, Professeure en linguistique, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.