Depuis le renforcement des sanctions occidentales contre la Russie en 2022, les relations militaires et sécuritaires entre Téhéran et Moscou ont connu un saut qualitatif, notamment dans les domaines de l’espace, des drones et de l’aéronautique. Sur le plan économique, la guerre d’Ukraine pousse les deux États à mettre en place des systèmes de contournement des sanctions pour éviter que les pressions occidentales ne les marginalisent encore davantage. En matière sécuritaire, leur coopération bilatérale s’étend de plus en plus à la sphère régionale (Caucase du Sud, Syrie et Afghanistan notamment).
Une relation économique en progrès mais encore limitée
Sur le plan économique, on observe – avant même l’invasion de l’Ukraine – une hausse des échanges bilatéraux. En 2021, ceux-ci avaient retrouvé leur niveau de 2011, soit environ 3,5 milliards de dollars – augmentation de 38 % par rapport à l’année 2020. Une hausse qui semble s’accélérer depuis le début des hostilités russo-ukrainiennes.
Ces chiffres demeurent néanmoins très éloignés des objectifs des conservateurs iraniens au pouvoir, qui souhaiteraient porter ces échanges bilatéraux à 10 milliards de dollars par an. Cela n’empêche pas, en outre, les deux pays de se faire concurrence pour les exportations de pétrole vers le marché asiatique, voire européen en cas de détente Bruxelles-Téhéran sur le dossier nucléaire.
En dépit de ce nouvel élan économique, la relation peut être qualifiée d’entente tactique et conjoncturelle. En effet, il ne s’agit pas d’un véritable partenariat stratégique, contrairement à ce qu’affirment les dirigeants de la République islamique, car l’Iran a bien plus besoin de la Russie que l’inverse.
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Les fondamentaux de la relation bilatérale, qui voit les deux pays interagir « dans le besoin », ne sont pas remis en cause par le nouveau contexte international. Ce qui a changé, c’est la priorité donnée par Moscou à ses relations avec Téhéran dans un contexte de tensions accrues avec l’Occident.
C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre la décision du président Poutine de se rendre à Téhéran en juillet 2022 pour sa première visite hors de l’espace post-soviétique après le début de la guerre d’Ukraine pour une rencontre tripartite Russie-Iran-Turquie en présence du président Erdogan.
Le rapprochement en cours est donc conjoncturel et fondé sur les besoins des deux partenaires. Les dynamiques de rapprochement économique sécuritaire et économique pourraient néanmoins remettre en cause la notion d’« entente illusoire » utilisée par la chercheuse Nicole Grajewski pour définir cette relation bilatérale.
L’approfondissement économique recherché par les deux partenaires se heurte au défi que représente l’objectif d’une dé-dollarisation de leurs échanges économiques, au problème lié à des relations bancaires difficiles et au peu d’empressement des diplomates russes de lancer le projet d’accord global de partenariat pour les vingt prochaines années entre les deux pays.
Cet accord bilatéral d’une durée de vingt ans, mentionné par le président Raïssi lors de sa visite à Moscou le 19 janvier 2022, est en cours de négociation, Moscou affichant désormais sa volonté de parvenir à un résultat positif au cours des prochains mois.
Une alliance stratégique est-elle possible ?
L’objectif de Téhéran est donc bien de construire une alliance stratégique avec Moscou. Il s’agit, pour le régime iranien, d’investir dans sa relation avec la Russie pour éviter tout dialogue direct avec Washington. La principale raison pour laquelle les Iraniens ne souhaitent pas avoir un dialogue direct avec Washington est liée à l’héritage idéologique révolutionnaire khomeyniste, qui désigne les États-Unis comme principale menace pour la sécurité nationale du régime iranien. Lors des dix-sept derniers mois de négociations nucléaires sur un retour des États-Unis dans l’Accord sur le nucléaire, les dirigeants iraniens ont systématiquement consulté bilatéralement leurs homologues russes à chaque moment clé des pourparlers. La Russie souhaite éviter que l’Iran devienne une puissance nucléaire militaire mais refuse de mettre en œuvre ou de soutenir les sanctions économiques unilatérales occidentales et s’oppose à tout recours à l’option militaire pour atteindre cet objectif.
L’alignement stratégique entre les deux pays recherché par la partie iranienne, qui se manifeste par une prise en compte des intérêts russes dans la définition de la stratégie internationale de Téhéran, s’explique d’abord par la posture anti-américaine adoptée par Téhéran depuis 1979. Celle-ci a contraint la République islamique à trouver un modus vivendi avec Moscou dans le cadre d’une relation entre une puissance régionale (l’Iran) et une puissance internationale (l’URSS puis la Russie).
Ce déséquilibre est désormais moins visible en raison des sanctions économiques qui frappent la Russie. Cependant, au-delà de la solidarité de circonstance entre États sanctionnés, l’implication iranienne dans la guerre d’Ukraine à travers la possible utilisation par l’armée russe de ses drones sur le théâtre ukrainien risque d’accroître encore davantage l’isolement de la République islamique sur la scène internationale.
Vers un isolement accru de Téhéran ?
En refusant de condamner la guerre russe en Ukraine, Téhéran s’expose également à une tiers-mondisation accélérée de sa stratégie internationale. Il existe donc un risque pour la République islamique de tomber dans le piège russe à l’instar de certains pays africains. La neutralité proclamée peut aussi à tout moment basculer en co-belligérance de l’Iran aux côtés de la Russie en raison de son soutien militaire actif aux activités militaires russes en Ukraine.
Enfin, l’affaiblissement du rayonnement économique international de la Russie, conséquence de sa volonté de confrontation systématique avec Washington, peut certes contribuer à l’émergence d’un ordre international post-occidental en poussant Moscou à rechercher des alternatives à sa dépendance vis-à-vis du système financier américain. Cet espoir des dirigeants de la République islamique risque néanmoins de se heurter à des limites économiques qui entraveront ces objectifs idéologiques.
In fine, il apparaît que le développement socio-économique de l’Iran nécessite une hostilité moindre avec Washington – et ce, quel que soit le niveau des relations entretenues avec Moscou. En d’autres termes, si Moscou peut continuer à garantir sur le plan sécuritaire la survie de la République islamique en coopérant militairement et dans des domaines sensibles (nucléaire, transfert de technologies de double usage, coopération dans le domaine cyber, livraison d’équipements militaires et leur modernisation), la coopération irano-russe n’est pas une condition suffisante pour sortir l’Iran d’une décennie de stagnation économique.
Clément Therme, Chargé de cours, Sciences Po
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.