Le Québec tente toujours de jouer une partition autonome au sein du Canada. Mais face aux défis culturels de son époque, cette autonomie semble de plus en plus difficile à maintenir. Entretien avec Philippe Lorange pour décrypter les tensions politiques et les combats culturels du Québec.
Philippe Lorange est candidat à la maîtrise en sociologie à l’Université du Québec à Montréal (UQÀM). Ses recherches portent sur la conscience nationale de la jeunesse québécoise. Il intervient régulièrement dans les médias et les revues sur le mouvement indépendantiste et le nationalisme québécois. Il collabore également à QUB Radio.
Propos recueillis par Paul Godefrood.
Il y a un peu plus de six mois, à l’occasion des élections générales, François Legault était reconduit à la tête du gouvernement québécois. Quel regard portez-vous sur son action depuis 2018 ? Peut-il faire bon usage de l’immense capital politique que son triomphe électoral lui a procuré pour imposer son « agenda culturel » sur des sujets comme l’immigration, la laïcité, l’usage du français, etc. ?
Depuis 2018, François Legault ne cesse de répéter qu’il est « fier » d’être Québécois et qu’il souhaite poser des gestes forts pour défendre la nation québécoise. Il a tenu des discours où il affirme sa crainte de voir le Québec s’assimiler à l’anglais dans un avenir proche, crainte, soit dit en passant, qui n’a rien d’irrationnel lorsque nous regardons les statistiques sur le statut du français, qui recule d’année en année, surtout à Montréal et dans ses banlieues, mais pas seulement.
Cela dit, que sont ces fameux gestes forts ? Trop souvent les paroles ne sont pas suivies d’actes, ou bien de gestes anémiques. Par exemple, le Québec accepte depuis une vingtaine d’années environ 50 000 immigrants permanents par année, ce qui est bien supérieur, toutes proportions gardées, à ce que reçoivent la France et les États-Unis1 Jacques Houle, Disparaître ?, Montréal, Liber, 2019. . Nous savons que le Québec n’a pas la capacité d’intégration pour accueillir une telle quantité de nouveaux arrivants aussi rapidement. François Legault lui-même l’a reconnu à demi-mot, affirmant qu’au-delà de 50 000 immigrants permanents, cela serait « un peu suicidaire ». Or, qu’a-t-il annoncé, tout récemment ? Qu’il augmenterait les seuils à 60 000 immigrants par année, comme si de rien n’était. Consent-il alors à être « un peu suicidaire » ?
Prenons cet autre exemple : son gouvernement veut « freiner le déclin du français », mais sa fameuse loi 96, qu’il nous présentait comme le projet le plus ambitieux depuis une quarantaine d’années en matière de langue, refusait d’intégrer toutes les mesures importantes prônées par les experts de la question linguistique. Grosso modo, la loi faisait tout, sauf l’essentiel, se résumant à renforcer le vernis français chez les entreprises, mais sans jamais s’en prendre aux sources principales de l’anglicisation. Sur ces questions et sur bien d’autres, le Premier ministre ne fait pas bon usage de son capital politique, et ce, même s’il domine largement l’Assemblée nationale.
En 2015, François Legault déclarait que trois options s’offraient aux Québécois : « le fédéralisme du statu quo des libéraux. La souveraineté et le pays imaginaire des péquistes. Et le nationalisme de la CAQ, qui incarne le changement et une identité québécoise forte, mais à l’intérieur du Canada. » Considérant les résultats du Parti libéral et de divers mouvements souverainistes aux dernières élections, diriez-vous que le nationalisme est aujourd’hui la seule option viable pour le Québec ?
Tout d’abord, entendons-nous sur la signification du mot « nationalisme » au Québec. Il n’a pas du tout le même sens qu’en Europe, où il est souvent associé à un chauvinisme belliqueux. Ici, il s’agit d’un credo politique qui affirme simplement que le premier lieu d’appartenance des Québécois est le Québec et non le Canada.
Ensuite, pour répondre à votre question, je ne crois pas que le nationalisme de François Legault se distingue beaucoup du fédéralisme canadien. Trop souvent le Premier ministre annonce vouloir se tenir devant le gouvernement fédéral pour défendre les intérêts du Québec, mais il revient les mains vides, se contentant d’avoir au moins essayé. Par ailleurs, François Legault n’essaie pas de trouver un nouveau statut constitutionnel pour le Québec ou encore un accord spécial sur des questions névralgiques comme l’immigration.
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Je crois donc que le simple nationalisme, du moins celui de François Legault, ne mène qu’à un cul-de-sac. Il nous mène collectivement de défaite en défaite alors que le temps presse. Nous n’avons plus le luxe d’attendre que les choses aillent mieux dans les prochaines décennies, car bien au contraire elles iront de mal en pis. Le Canada souhaite augmenter son immigration de manière astronomique, voulant un pays habité par 100 millions d’habitants d’ici 2100 alors que la population actuelle du Canada est de 38 millions. Sous la nouvelle pression migratoire, le Québec est condamné à devoir toujours augmenter davantage ses seuils d’immigration, ayant pour résultat de voir reculer sa langue et sa culture.
Et à l’avenir ? Ces résultats signalent-ils une aspiration nationaliste profonde, susceptible de faire émerger une voie pour une indépendance prochaine ? Ou au contraire, signifient-ils l’accoutumance à un Québec canadien ?
L’historien Michel Brunet notait, dans les années 1950, que les Québécois n’ont jamais vraiment eu le « sens national »2, entendez ici le sens du patriotisme. Dans la vie de tous les jours, les Québécois pensent d’abord au train-train quotidien, et leur fierté ne s’affiche que lors de la fête nationale ou bien lorsque le Québec est attaqué ou insulté.
La reconduction de la CAQ signifie-t-elle donc une « aspiration nationaliste profonde » ? Bien sûr que non. Seulement, ce parti a délivré la population d’un long règne de corruption et de mépris envers le Québec que furent les années du Parti libéral (2003-2018). Personne n’a envie de revenir à cette époque et la CAQ est vue comme le parti qui empêche de retourner aux années sombres. Il y a aussi que le sentiment populaire donne crédit à François Legault, qui donne l’impression générale qu’il fait un bon boulot. Notons également que la loi 21 sur la laïcité de l’État, adoptée en 2019, fut un bon coup qui a marqué les esprits. Cela faisait depuis 2006 que le Québec était entré dans une crise identitaire sérieuse concernant les symboles religieux, et aucun gouvernement n’arrivait à trouver un consensus pour régler le problème. François Legault a réussi à ficeler une loi qui convient à la bonne majorité des Québécois, bien qu’elle soit très faible par rapport à la législation française en la matière.
La présence de la CAQ signifie peut-être, en effet, une « accoutumance à un Québec canadien », pour reprendre vos mots. Faisant le constat d’une « démission tranquille »3 du Québec, le sociologue Jacques Beauchemin croit que les Québécois s’habituent à la résignation. Il y a bien du vrai là-dedans. Seulement, cette démission collective est tranquille, et non pas définitive et sans appel. Je crois qu’il faudrait peu de choses pour réactiver la conscience nationale des Québécois pour les mener vers l’indépendance. L’affaire est d’autant plus intéressante que les tensions entre le Québec et le Canada s’accentuent d’année en année, de telle sorte que le fameux « nationalisme » de François Legault, qui en est surtout un de façade, fait de moins en moins rêver. Les Québécois comprennent peu à peu que la seule sortie de secours, pour préserver la nation québécoise de l’assimilation, c’est l’indépendance.
En fait foi, le retour en force du Parti Québécois, qui, il y a moins d’un an, traînait bon dernier dans les sondages, récoltant à peine 9% des voix, et qui aujourd’hui est la deuxième option préférée des Québécois.
Quel regard portez-vous d’ailleurs sur les mouvements souverainistes ? Sur les efforts de Paul Saint-Pierre Plamondon, à la tête du PQ, qui continue de vouloir rebâtir le camp du oui, quitte à agréger des électorats qui divergent radicalement sur le concept même de nation ?
Paul Saint-Pierre Plamondon est un vent d’air frais. Il tient un discours que plusieurs intellectuels nationalistes appellent de leurs vœux depuis une vingtaine d’années. Il a réussi à casser la paresse intellectuelle qui s’entretenait au sein du Parti Québécois, dont les orientations principales avaient tendance à désubstantialiser l’idée même de nation québécoise. Autrement dit, dans le PQ des années qui suivent le référendum, on essaie de convaincre les Québécois de faire leur indépendance pour des raisons écologiques, social-démocrates, féministes, et on évite soigneusement de parler d’identité et culture, de peur de passer pour des xénophobes. Paul Saint-Pierre Plamondon a mis un terme à la « mauvaise conscience »4 qui s’était emparée des souverainistes québécois, pour reprendre encore une fois une formule de Jacques Beauchemin, à la suite de la défaite référendaire de 1995. Le chef du Parti Québécois tient un discours solide sur la nécessité de réduire l’immigration, de défendre la laïcité de l’État et d’adopter des mesures fortes pour garantir l’avenir du français.
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Force est de constater que le pari de Paul Saint-Pierre Plamondon fonctionne. Il y a beaucoup d’électeurs souverainistes ayant voté CAQ en 2018 qui déchantent de ce parti, et qui reviennent progressivement au bercail en appuyant à nouveau le PQ. Les électeurs de la CAQ et du PQ sont sociologiquement les mêmes, donc l’idée qu’ils se font de la nation n’entre pas vraiment en contradiction. Ce sur quoi ils s’opposent, c’est jusqu’où il faut aller pour défendre la nation québécoise, et quelles sont les possibilités réelles d’avancement. L’autre parti souverainiste qui diverge réellement sur l’idée de nation, c’est Québec Solidaire (QS), qui est l’équivalent québécois de La France Insoumise. Ce parti rejoint surtout les universitaires et les francophones de Montréal, les « bobos ». Leurs représentants se disent officiellement souverainistes, mais disons que l’indépendance est leur dernière priorité, bien après le féminisme, l’antiracisme, les questions sociales et écologiques.
Dans la politique fédérale, le Bloc Québécois est assez populaire au Québec et talonne assez bien Justin Trudeau sur ses politiques. On présente souvent ce parti comme le frère du PQ, et c’est d’autant plus vrai que les militants entre les deux partis sont souvent les mêmes, mais le Bloc est un parti davantage timoré sur l’indépendance. Il est une sorte d’hybride entre la CAQ et le PQ, tout en penchant davantage vers ce dernier, mais il reflète bien le caractère ambivalent des Québécois. Ainsi entendons-nous parfois les élus bloquistes s’inquiéter pour la réputation du Canada à l’étranger, ou encore vouloir collaborer avec le gouvernement fédéral… les bloquistes ont de la difficulté à penser l’indépendance comme un combat de tous les jours, comme s’ils craignaient la rupture.
Le Canada est, comme les autres pays occidentaux, gagné par la révolution culturelle woke qui menace, partout où elle s’engouffre, de saper les fondations mêmes des communautés politiques. Mais, peut-être plus qu’aucun autre pays, le Canada semble la célébrer. Le Québec fait-il exception ?
Le Québec fait clairement exception par rapport au Canada. Plusieurs élites québécoises, qu’elles soient universitaires, médiatiques ou culturelles, suivent le courant woke, mais la population, elle, est très sceptique devant cette révolution culturelle. En témoigne la censure qui a eu lieu en 2020 sur le mot « nègre », qui a suscité un tollé au Québec, ou encore les discours sur le « privilège blanc » ou l’idée que le Québec serait une terre amérindienne « non cédée ». Pour tout ce qui touche leur identité culturelle, les Québécois opposent leur bon sens au wokisme. Après, le côté consensuel des Québécois fait en sorte que sur les questions sociétales, ils laissent passer beaucoup de choses, par peur du conflit et du débat. Ce qui a pour conséquence, en l’occurrence, de laisser le wokisme faire son travail de sape dans bien des domaines, que ce soit l’écriture inclusive, le pronom « iel », la théorie du genre en éducation, la présence des drag queens auprès des enfants. Ce n’est pas que les Québécois soient particulièrement en faveur de ces idées, mais ils les laissent passer avec indolence, en se disant que le monde change, qu’il faut bien s’adapter. Il faut dire aussi que plusieurs craignent d’élever la voix. Mais en dehors des questions sociétales, le Québec réagit au wokisme sur les questions qui touchent à sa culture. Là-dessus, il y a un point de divergence fondamental vis-à-vis du Canada anglais.
En 1967, le général de Gaulle lançait « Vive le Québec libre ! ». Que reste-t-il aujourd’hui, au Québec de cet épisode historique ?
De cet épisode il s’en est tiré un très beau documentaire de Carl Leblanc, intitulé Le Chemin du Roy. L’accueil du Québec à De Gaulle tout au long de sa route était d’un enthousiasme émouvant, on peut trouver aujourd’hui plusieurs photos de foules qui souhaitent voir et entendre le général. En 2017 fut commémoré le 50e anniversaire de ce discours, qui ne passe nullement comme un moment anecdotique dans l’histoire nationale. En 1939, Lionel Groulx, l’un des grands penseurs de notre condition nationale, écrivait que « rien n’émeut si fort les Canadiens français ni ne leur est plus nécessaire que la démonstration de leur existence. » C’est que les Québécois manquent de confiance en eux et ne savent pas très bien qui ils sont. Ils sont un peuple amnésique, dont le ressort de la transmission est cassé, et qui a trop souvent tendance à verser dans le mépris de soi. Ils ont l’impression d’être l’idiot du village mondial. Lorsqu’un chef d’État aussi respectable que Charles de Gaulle, et qui est en plus le président de la « Mère-Patrie », comme on disait autrefois, vient annoncer aux Québécois qu’ils existent et qu’ils ont le droit de mener une vie dans la liberté, c’est comme si la crainte et l’incertitude se dissipaient tout à coup. De Gaulle a légitimé l’action des indépendantistes québécois, qui à l’époque étaient encore groupusculaires et divisés. Le discours est bien inscrit dans la mémoire collective et est rappelé annuellement par les indépendantistes : il n’est pas impossible que ces simples mots auront eu une contribution non négligeable pour la suite des choses.
1 Jacques Houle, Disparaître ?, Montréal, Liber, 2019.
2 Michel Brunet, Canadians et Canadiens, Montréal, Fides, 1954.
3 Jacques Beauchemin, Une Démission tranquille : La dépolitisation de l’identité québécoise, Montréal, Boréal, 2020.
4 Jacques Beauchemin, L’Histoire en trop : La mauvaise conscience des souverainistes québécois, Montréal, VLB, 2002.