<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Le political warfare ou la guerre par le milieu social

18 janvier 2022

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Photo : La rencontre de Marc-Antoine et de Cléopâtre, Trevisiani. L'Art, une autre forme de guerre sociale. Crédit : W

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Le political warfare ou la guerre par le milieu social

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Alors que les rivalités de puissance s’exacerbent, « la limite entre la guerre et la paix s’estompe […]. Nous évoluons désormais dans un continuum compétition-contestation-affrontement ». Dans son ordre du jour du 22 juillet 2021, le chef d’état-major des armées, le général Burkhard, a brisé le tabou français des affrontements sous le seuil du feu. Les Anglo-Saxons ont un nom pour cela : le political warfare. C’est-à-dire « la guerre par le milieu social ».

En 1941, les Britanniques créent le Political Warfare Executive (PWE), destiné à prendre l’ascendant sur l’Allemagne dans le champ des idées et des perceptions. En plus des opérations de propagande classiques, cet organisme élabore des opérations complexes, destinées à façonner le comportement des dirigeants ennemis grâce à une étude méthodique de leur caractère. Dès 1942, la Psychological Warfare Division anglo-américaine favorise la diffusion des savoir-faire britanniques outre-Atlantique. Washington crée la même année la Psychological Warfare Branch et l’Office of War Information (OWI) pour « saper la volonté de résistance ennemie, à démoraliser ses forces et à entretenir le moral »des populations favorables aux Alliés. Avant même la fin de la guerre, l’OWI reçoit la tâche de populariser l’American dream et le mode de vie qui en découle, y compris en Allemagne. À contrepied des méthodes de propagandes totalitaires, il ne cherche pas à atrophier l’esprit critique, mais à séduire l’opinion en la nourrissant d’informations objectives choisies. C’est un succès, certes facilité par la terreur qu’inspirent les Russes en contrepoint.

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Une guerre couverte

Mise en sommeil une fois la paix revenue, cette approche sociale et psychologique du combat connaît un nouvel élan pendant la guerre froide. Elle s’intègre désormais dans un cadre plus large. George Kennan expose ce qui est devenu la définition de référence du political warfare dans une note secrète, aujourd’hui déclassifiée, du 4 mai 1948 : « L’application logique des principes de Clausewitz en temps de paix. Plus largement, le political warfare est l’emploi de tous les moyens à la disposition d’une nation, à l’exception de la guerre, pour atteindre ses objectifs, pour accroître son influence et son autorité, et pour affaiblir ceux de ses adversaires. De telles opérations sont à la fois couvertes et affichées. Leur domaine s’étend des actions ouvertes, telles que les alliances politiques, les mesures économiques (comme les programmes de réformes économiques) et la propagande “blanche”, jusqu’aux opérations couvertes comme le soutien clandestin d’éléments étrangers “amis”, les opérations psychologiques “noires” et même le soutien aux mouvements de résistance souterrains dans les États hostiles. » Kennan n’a inventé ni l’expression ni la chose. Elles viennent des Britanniques. C’est d’ailleurs à l’application de ces principes qu’il attribue « la création, le succès et la survie » de leur empire.

Lorsqu’il définit le political warfare, Kennan est conscient que les Américains doivent surmonter plusieurs blocages culturels : « L’attachement populaire au concept d’une différence fondamentale entre la guerre et la paix », « une tendance à considérer la guerre comme une sorte de situation sportive distincte de tout contexte politique » et « une réticence à reconnaître les réalités des relations internationales ». Ils y parviennent pourtant rapidement, avec la volonté et la faculté d’adaptation qui les caractérisent.

Leurs premières opérations couvertes interviennent dès la fin des années 1940, « dans le but de (1) saper la force des moyens étrangers, qu’il s’agisse de gouvernements, d’organisations ou d’individus, qui sont engagés dans des activités inamicales envers les États-Unis, et (2) de soutenir la politique étrangère des États-Unis en influençant l’opinion publique à l’étranger dans un sens favorable à la réalisation des objectifs des États-Unis ». Ces opérations secrètes englobent « tous les moyens d’information et de persuasion à l’exclusion de la contrainte physique ». Mais, s’inspirant de la culture britannique, les Américains apportent plus largement « une réponse intégrée aux menaces autres que la guerre conventionnelle ». C’est-à-dire que l’ensemble de leurs actions politiques ou militaires, mais également économiques ou culturelles, s’accordent dans une vision stratégique globale. Leur principal théâtre d’activité est l’Europe occidentale.

La CIA y finance discrètement la gauche non communiste pour couper l’herbe sous le pied de Moscou. Elle intervient notamment lors des élections générales italiennes de 1948 au profit des chrétiens-démocrates contre les communistes. Son but est de cultiver une contestation réformatrice pour couper et contrecarrer le radicalisme communiste. En France, elle favorise la création du syndicat Force Ouvrière afin de diviser les forces de la CGT. Ailleurs dans le monde, elle utilise ses ONG et l’aide humanitaire comme vecteurs d’influence – notamment l’USAID.

Les États-Unis favorisent l’émergence d’un écosystème social qui leur soit favorable. S’il permet la reconstruction de l’Europe, le plan Marshall entraîne également sa mise sous tutelle tout en contrant magistralement la propagande soviétique : sommées de choisir, les masses optent pour la société de consommation de préférence à la lutte des classes. La CIA mène parallèlement des opérations de guerre économique couverte, domaine où les États-Unis vont rapidement exceller, couvrant un large spectre de l’espionnage industriel à la prédation financière par rachat d’actifs clés, en passant par le renseignement économique.

Enfin, une offensive culturelle sans précédent prépare l’américanisation de l’Europe. Dès 1949, le philosophe américain Sidney Hook voulait ainsi « rééduquer » les Français. Mais il faut procéder prudemment dans des sociétés démocratiques ouvertes qui ont « développé une forte immunité contre la propagande ». Par conséquent, les opérations informationnelles américaines « devraient être aussi silencieuses et subtiles que possible et le label des États-Unis ne devrait généralement pas être autorisé à être visible ». La CIA se met à l’œuvre en s’appuyant sur l’Office of International Information and Cultural Affairs. Elle finance une politique d’influence directe sur les intellectuels européens par le biais du « Congrès pour la liberté de la culture » et de ses différentes revues, dont Preuves en France, où écrivait notamment Raymond Aron. La CIA va jusqu’à assurer « la promotion des expositions d’art expressionniste abstrait pour contrer le réalisme socialiste », assimilant l’abstraction à « l’idéologie de la liberté et de la libre entreprise ». Par un renversement radical planifié et conduit avec brio, l’imaginaire américain se libère de ses racines européennes et, au contraire, se met à irriguer le Vieux Continent. New York remplace Paris comme capitale intellectuelle et artistique du monde.

Lorsque la guerre froide s’achève, Washington a réussi la plus formidable opération de political warfare de l’histoire. L’URSS s’est disloquée. D’autre part, l’Europe est durablement enfermée dans une véritable « culture de la dépendance ». Plusieurs décennies de « pénétration psychologico-politique » l’ont convaincue de son incapacité, voire de son illégitimité, à assumer son autonomie stratégique, tandis que la subordination structurelle de ses outils de défense la cantonne au rôle de supplétif des États-Unis.

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Le political warfare aujourd’hui

Après la décomposition de l’URSS, les Américains ont considéré la supériorité de leur modèle comme un fait acquis. Aucune remise en cause systémique n’étant plus possible, croyaient-ils, ils ont délaissé le political warfare au profit de la défense de leurs intérêts économiques à court terme, se laissant même griser par leur force militaire.

Le retour de la Russie sur la scène internationale et la mise en œuvre de la doctrine Gerasimov, du nom du général qui l’a conçue, les ont pris de court. À dire vrai, la doctrine Gerasimov est davantage la réappropriation et la modernisation de savoir-faire perdus qu’une véritable innovation. Elle repose sur la conviction que « les règles de la guerre ont profondément changé. Le rôle des outils non militaires pour atteindre des objectifs politiques et stratégiques a grandi et, dans bien des cas, ils ont dépassé le pouvoir des armes en termes d’efficacité ». Les « guerres de nouvelle génération » nécessitent ainsi « une approche holistique qui embrasse tout un panel d’outils politiques, militaires, informationnels et économiques à travers différentes situations et localisations ». Loin de minimiser l’importance de la puissance militaire, elle affirme « l’importance de l’addition des outils non cinétiques et asymétriques ». La gestion russe de la crise en Crimée, en 2014, en est une démonstration parfaite.

Les Russes ont identifié le véritable enjeu des luttes de puissance contemporaines. Publié en 2016, leur « concept de politique étrangère » proclame que « la lutte pour la domination dans la formation des principes clés d’organisation du futur système international devient la tendance principale de l’étape actuelle du développement mondial ». Ainsi, « la concurrence porte non seulement sur le potentiel humain, scientifique et technologique, elle acquiert de plus en plus un caractère civilisationnel en prenant la forme de rivalité entre les repères axiologiques ». Seulement, Moscou ne dispose plus de la formidable force d’attraction idéologique de l’Union soviétique. Son modèle socio-économique n’est pas propre à séduire les foules. Même en termes informationnels, les Russes sont devenus moins dangereux qu’on ne le suppose. En privilégiant la désinformation et la propagande à l’âge de l’information ouverte, ils exposent dangereusement leur crédibilité à long terme pour des gains immédiats douteux. Ils ne sont plus capables de structurer l’imaginaire ou de reprogrammer les biais cognitifs d’une cible, comme au temps de l’URSS – le roman de Vladimir Volkoff, Le montage, publié en 1982 sur les conseils du chef du renseignement extérieur français, Alexandre de Marenches, donne une idée de ce qu’ils pouvaient alors réaliser. La Russie est désormais réduite à employer des modes de guerre hybride, certes déstabilisants, mais pas structurants. Elle peut attaquer les sociétés rivales, voire contribuer à les disloquer. Mais ses capacités en termes de political warfare sont trop limitées pour les remodeler.

La menace chinoise a en revanche longtemps été sous-estimée. Sans doute les Américains auraient-ils dû lire La guerre hors limites, livre majeur où deux officiers supérieurs de l’Armée populaire de libération annonçaient le temps des guerres non militaires dès la fin des années 1990. La Chine a progressivement et discrètement tissé sa toile. Elle s’est imposée dans les structures internationales qu’elle a efficacement infiltrées, comme l’OMC. Lorsque c’était nécessaire, elle a créé des structures ad hoc, à l’image de la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures, qui concurrence directement le FMI sous influence américaine.

À la liberté, considérée comme anarchique, la Chine oppose le contre-modèle de l’harmonie, adossé à son formidable décollage économique. Elle a étudié ses rivaux pour, à son tour, conditionner leurs comportements. « Les Américains et les plus hautes sphères du gouvernement, du monde économique ou académique se sont révélés d’une surprenante vulnérabilité aux manipulations psychologiques de la République populaire de Chine. »

Face à ces menaces, les États-Unis ont décidé de réinvestir le political warfare. Les forces armées américaines ont joué un rôle moteur dans cette prise de conscience. L’US Army est ainsi à l’origine d’un rapport majeur de la RAND Corporation en 2018 sur le sujet, tandis que l’US Marines Corps a publié en 2020 sa propre étude sur le political warfare chinois et les moyens de le contrer.

Le nouveau concept stratégique britannique, articulé autour de l’intégration multidomaine et de l’engagement sous le seuil du feu dans la compétition globale, révèle également une mise en ordre de bataille outre-Manche afin de mener le political warfare de la manière la plus efficace.

Les trois guerres

Contrairement à l’idée commune, la guerre ne consiste pas à tuer des individus. C’est même paradoxalement l’inverse. Elle a pour but de réduire une entité stratégique à une addition d’individus privés de volonté collective. C’est à cette aune que se comprend le triptyque compétition-contestation-affrontement mis en lumière par le général Burkhard[1]. Il ne désigne pas un cycle de préparation, puis de dégradation des relations et enfin de choc. Les trois sphères sont concomitantes, mais distinctes, et la manière d’y combattre diffère.

Pour reprendre le vocabulaire kantien, le système stratégique contemporain s’articule en phénomène et en noumène. Le phénomène stratégique correspond aux effets produits par une société ou un groupe, il est une conséquence. Le noumène stratégique, lui, englobe les éléments constitutifs d’un groupe ou d’une société en tant que tels ; il désigne leur nature profonde et causale.

La guerre par le feu est la réponse cinétique à un affrontement direct. Son paradigme est le choc. Elle traite les phénomènes matériels, sensibles. Ses principes sont ceux des crises classiques entre États, ou entre un État et une organisation ou un groupe. Les intervenants sont clairement divisés entre amis, liés par la fraternité d’armes, et ennemis que l’on cherche à détruire physiquement.

Comme leur nom l’indique, les guerres hybrides se situent à l’intersection du noumène et du phénomène dans un contexte de contestation. Elles voient se livrer des combats indirects dans des zones de tension, souvent par le biais de « proxys » pour ne pas provoquer d’escalade militaire. Pékin use largement de ce type de coercition grise en mer de Chine, occupant les espaces maritimes avec ses flottes de pêche et aménageant des récifs coralliens en îles artificielles occupées militairement dans les zones maritimes contestées. La phase de contestation est indirecte, mais se joue entre acteurs identifiés dans des zones délimitées. Elle oppose des alliés et des adversaires qui cherchent à se perturber et à se neutraliser.

Le political warfare, lui, s’applique à la phase de compétition, qui est le nouvel état normal des relations internationales. Il remonte aux causes et vise la modification de la nature profonde de la cible. Il porte sur les mécanismes en eux-mêmes plus que sur leurs conséquences. Son objet est le noumène stratégique ; il ne répond pas à un acte hostile, mais il en interdit l’expression, voire la conception. Il agit sur l’identité, la volonté, les croyances, les capacités d’analyse et les comportements sociaux de la cible. Son paradigme est l’architecture stratégique. Multidomaine, il n’est pas réductible à un cadre géographique ou à des limites temporelles. Étranger aux catégories classiques amis/ennemis, il ne connaît que des acteurs et des cibles pour modeler à son avantage les structures relationnelles et cognitives de son environnement dans un cadre de compétition globale.

Le concept de political warfare n’est pas aisé à traduire en français. Les expressions de guerre politique ou guerre psychologique seraient trop restrictives. À la fin des années 1950, le colonel Némo a tiré les leçons de la défaite française en Indochine et initié l’étude de « la guerre dans le milieu social ». Le milieu social étant entendu dans son sens le plus extensif, c’est-à-dire comme l’ensemble des interactions humaines. En s’inscrivant dans ses pas, il semble que la traduction la plus juste du political warfare contemporain serait « la guerre par le milieu social », complément indispensable de la guerre hybride et de la guerre par le feu. Si ses résultats sont moins spectaculaires qu’un bombardement, ils sont plus durables et décisifs puisqu’ils déterminent une situation au lieu de réagir à des conséquences. La guerre par le milieu social n’est pas un affrontement à fleurets mouchetés. Elle est une guerre totale.

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Principales références :

Franck R. Barnett, lord Carnes, Political warfare and psychological operations, Rethinking the US approach, National Defense University Press, 1989.

Kerry K. Gershaneck, Political Warfare, Strategies for Combating China’s Plan to « Win without Fighting », Marine Corps University Press, Quantico, Virginia, 2020.

George Kennan, The inauguration of organized political warfare, note secrète du 30 avril 1948.

Linda Robinson, Todd C. Helmus, Raphael S. Cohen, Alireza Nader, Andrew Radin, Madeline Magnuson, Katya Migacheva, Modern Political Warfare, Current Practices and Possible Responses, RAND Corporation, Santa Monica, California, 2018.

Notes déclassifiées du National Security Council de 1945 à 1952.

Congressionnal Research Service, Russian Armed Forces: Military Doctrine and Strategy, 20 août 2020.

[1] Voir à ce sujet le numéro spécial no 13 Regards sur la guerre (octobre 2021).

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Photo : La rencontre de Marc-Antoine et de Cléopâtre, Trevisiani. L'Art, une autre forme de guerre sociale. Crédit : W

À propos de l’auteur
Raphaël Chauvancy

Raphaël Chauvancy

Officier supérieur des Troupes de marine, Raphaël Chauvancy est également chargé de cours à l’École de Guerre Économique, où il est responsable du module d’intelligence stratégique consacré aux politiques de puissance. Il est notamment l’auteur de Quand la France était la première puissance du monde et des Nouveaux visages de la guerre.
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