<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> « Le Pays basque. Épine dans le pied espagnol ? ». Entretien avec Barbara Loyer

20 novembre 2023

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« Le Pays basque. Épine dans le pied espagnol ? ». Entretien avec Barbara Loyer

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Marquées par de nombreuses années de terrorisme et de meurtres, les relations entre le Pays basque et le reste de l’Espagne ont longtemps été très tendues. La France y a sa part de responsabilité, qui a longtemps fermé les yeux. Si le terrorisme a dorénavant disparu, la question de la nature de l’État espagnol est toujours un objet de débat politique. 

Article paru dans le numéro 48 de novembre 2023 – Espagne. Fractures politiques, guerre des mémoires, renouveau de la puissance.

Directrice de l’Institut français de géopolitique de 2010 à 2018, membre du comité de rédaction d’Hérodote, Barbara Loyer est spécialiste de l’Espagne et des mouvements nationalistes en Espagne et en Europe occidentale. Elle fut membre de la Casa de Velázquez et a publié deux ouvrages sur la géopolitique de l’Espagne.

Propos recueillis par Jean-Baptiste Noé.

Pour un pays jacobin comme la France, l’Espagne a de quoi surprendre avec son fédéralisme inscrit dans la Constitution et la grande autonomie laissée à certaines collectivités. À la mort de Franco, ce fédéralisme allait-il de soi ou bien fut-il une concession aux forces politiques basques et catalanes ?

La Constitution espagnole de 1978 ne crée pas une Espagne fédérale, elle ouvre seulement la possibilité pour les provinces de s’assembler en communautés autonomes. « L’État s’organise territorialement en communes, en provinces, et en communautés autonomes qui se constitueront. » L’article 2 stipule que l’Espagne est une nation indivisible. Le Sénat est configuré comme celui d’un État unitaire. Il y a dans la Constitution une voie lente pour atteindre l’autonomie (article 143) et une voie rapide (article 151) qui donne tout de suite plus de compétences si la majorité absolue des électeurs de chaque province l’approuve par référendum. Exception : les régions ayant déjà voté un statut d’autonomie avant la guerre civile de 1936, Galice, Pays basque, Catalogne, accèdent de manière automatique à la plus large autonomie. Les constituants se sont mis d’accord pour désigner sous le terme de « nationalités » ces trois territoires. Ils ont aussi inscrit dans une disposition additionnelle que la Constitution protège « les droits historiques » du Pays basque et de la Navarre, c’est-à-dire qu’elle reconnaît de fait des droits antérieurs à sa rédaction. L’ombre portée de la guerre civile a influencé ces choix, ainsi que la violence contemporaine de l’ETA. Les attentats font des dizaines de morts chaque année pendant la construction du système démocratique : 66 en 1978, 80 en 1979, 96 en 1980, puis entre 19 et 52 morts par an durant toute la décennie.

C’est l’action politique des élus et électeurs de certains territoires qui a eu un effet d’entraînement et abouti à la généralisation d’une décentralisation allant bien au-delà de ce qui était prévu. Grâce à une mobilisation de la classe politique locale et des électeurs, l’Andalousie obtint dès 1981 l’autonomie par la voie de l’article 151, comme les nationalités dites historiques. L’ensemble des autres provinces se sont assemblées en communautés autonomes par le biais de l’article 143. Cette évolution, surprenante pour les contemporains, et désordonnée, amena les deux plus grands partis, l’Union du centre démocratique et le Parti socialiste, à encadrer dès 1982 ce processus à travers une loi d’harmonisation. Des transferts réguliers de compétences et des moyens financiers eurent lieu vers les communautés autonomes, en 1983, 1987, 1992, 1997, 2002, 2009, 2021, en partie dans des négociations bilatérales avec les formations au pouvoir dans les régions, notamment avec les nationalistes catalans.

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En Catalogne, le Parti socialiste est fédéraliste et il a aujourd’hui une forte influence sur l’ensemble du PSOE. L’extrême gauche souhaite une reconnaissance du droit à l’autodétermination des peuples d’Espagne, c’est-à-dire amoindrir le pouvoir de l’État de légiférer pour toute l’Espagne. Le Parti populaire défend la Constitution telle qu’elle est. Le parti d’extrême droite Vox veut recentraliser le pays.

Aujourd’hui en sommeil, le terrorisme basque a longtemps endeuillé l’Espagne. Comment celui-ci fut-il combattu par Madrid ? Quelle stratégie fut adoptée, quels moyens mis en œuvre pour parvenir à l’éteindre ?

L’affaiblissement matériel de l’ETA est le résultat de l’action de l’État espagnol et de la coopération internationale, notamment après les attentats du 11 septembre 2001 à New York. La clé de cette défaite fut la destruction de sa capacité d’encadrement installée en France et qui a permis le fonctionnement efficace de l’ETA pendant des années : recrutement, entraînement, financement, fourniture d’armes et d’explosifs. On ne mesure pas assez l’importance qu’a eue la France pour expliquer la durée du terrorisme de l’ETA. Jusqu’en 1983, ses militants circulaient librement sur notre territoire. L’impôt révolutionnaire y était perçu impunément, les terroristes y préparaient leurs attentats et se mettaient à l’abri après les avoir commis. La coopération démarre vraiment dans les années 1990 et, entre 2000 et 2004, les opérations des polices espagnoles et françaises en France ont détérioré l’infrastructure de l’ETA (démantèlement du bureau de falsification de documents, d’une fabrique d’armes et d’explosifs de caches d’armes et d’argent, découverte de documents comptables).

La disparition du terrorisme basque est-elle la conséquence du succès de la politique de Madrid ou bien de la lassitude des populations basques ?

Les deux. L’année 1997 fut un tournant. Le 1er juillet, la garde civile trouva la cache souterraine, dans laquelle le fonctionnaire de prison José Antonio Ortega Lara était enfermé depuis 532 jours sans en être jamais sorti. Une réplique de sa prison de 3 mètres sur 2, et 1,80 m de haut, est aujourd’hui exposée dans un musée Mémorial des victimes du terrorisme, à Vitoria, capitale de la communauté autonome du Pays basque. Puis, le 13 juillet 1997, l’enlèvement du jeune conseiller municipal du Parti populaire, Miguel Angel Blanco (29 ans), a poussé des centaines de milliers de personnes au Pays basque à manifester pour supplier l’ETA de ne pas l’assassiner à la fin de l’ultimatum, en vain. En 2000, l’association Basta Ya ! (Ça suffit), créée en 1999 par des intellectuels basques, reçut du Parlement européen le prix Sakharov pour la liberté de conscience, ce qui a augmenté l’impact de son activité contre le terrorisme et « le nationalisme obligatoire ». En 2003, lorsque le parti Herri Batasuna, bras politique de l’ETA, fut interdit en vertu de la loi sur les partis politiques votée en 2002 par le Parlement espagnol, à une écrasante majorité, aucune manifestation importante de protestation n’eut lieu au Pays basque.

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L’ETA disposait-il d’une véritable idéologie et vision politique ou bien sa seule revendication était-elle l’autonomie par rapport à Madrid ? 

L’ETA est indépendantiste. L’ETA qui a tué jusqu’en 2011 rassemble les militants qui pensaient qu’imposer l’indépendance par la terreur était efficace et donc légitime. En 1983, la branche de l’ETA appelée « politico-militaire » a décidé de s’intégrer dans la vie politique démocratique après l’arrivée des socialistes au pouvoir en Espagne. Le groupe dit « ETA militaire » regroupe ceux qui choisirent de poursuivre l’objectif national par le terrorisme. Arnaldo Otegi, actuel dirigeant de EH Bildu, quitta l’ETA PM en 1983 pour rejoindre l’ETA militaire. L’usage de la terreur entre les années 1980 et 2010 a sans doute enrayé la formation d’un secteur politique non nationaliste basque dans la communauté autonome, et fait le lit de la domination nationaliste basque actuelle. L’ETA avait aussi un discours dit de gauche. Elle était le centre d’un « Mouvement de libération national basque », nébuleuse d’associations défendant le féminisme, l’écologie, les droits sociaux, l’usage de la langue basque, les prisonniers de l’ETA. Aujourd’hui, EH Bildu, qui recueille cet héritage, se situe à gauche de l’échiquier politique par rapport au Parti nationaliste basque, démocrate-chrétien. Les deux formations ont le même objectif souverainiste, mais ont des programmes distincts au plan économique.

Les mouvements autonomistes et indépendantistes basques sont restés espagnols et n’ont pas prospéré côté français. À quoi attribuez-vous cela ? Est-ce dû à un désintérêt du Pays basque français ou bien au fait que les Basques espagnols ont concentré leur action uniquement en Espagne ?

Le mouvement indépendantiste basque devrait améliorer ses résultats en France dans les années à venir grâce à la dissolution de l’ETA. En 2022, les candidats présentés par la coalition Euskal Herria Bai ont recueilli au premier tour environ 10 % des suffrages exprimés et ils deviennent des alliés nécessaires pour former des majorités municipales. La classe politique locale, tous partis confondus, a par ailleurs obtenu la création d’une agglomération de Bayonne dont les limites territoriales correspondent au département basque qu’elle réclame depuis les années 1970. L’identification de la population à un territoire qui est seulement basque (le département des Pyrénées-Atlantiques comprend le Pays basque et le Béarn), la croissance de l’apprentissage de la langue basque dans des structures associatives, la création d’un diplôme universitaire « journalisme en langue basque », et de nombreuses initiatives de la part d’une société civile très mobilisée pour le développement économique, écologique et linguistique du Pays basque, devraient, en toute logique, concourir à une progression de leurs résultats.

La distinction entre autonomisme et indépendantisme n’est pas nette, car de nombreux militants sont investis dans des actions sectorielles concrètes et peuvent se rassembler sous l’adjectif « abertzale » sans se projeter dans ce débat. Les revendications locales pour l’accessibilité du logement ou contre le recul du foncier agricole au profit des zones urbanisables prennent une dimension identitaire bien que celle-ci n’en soit pas le moteur. Le parti EH Bai, qui se positionne pour la souveraineté et l’indépendance du Pays basque, participe de ces mobilisations sectorielles. Il est l’alter ego en France du Parti indépendantiste basque espagnol, issu de l’ETA, EH Bildu. De nombreux militants de l’ETA ont eu le statut de réfugiés dans notre pays. Ils y évoluent dans un milieu militant familier. Ils ont, avec le soutien d’associations françaises, comme celle des « Artisans de la paix », mis en route une stratégie de blanchiment de l’ETA en France. Ils diffusent une version de son histoire qui légitime le choix du terrorisme en décrivant l’Espagne comme un pays non démocratique et l’idée qu’il y a lieu d’être reconnaissant aux terroristes d’avoir rendu les armes malgré la répression qu’ils ont subie.

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Le Pays basque espagnol dispose notamment d’une autonomie fiscale qui lui permet d’adapter sa politique économique en faveur des entreprises et de la compétitivité interne. Quelles en sont les conséquences pour la région par rapport aux autres régions d’Espagne ?

La communauté autonome basque a le PIB par habitant le plus élevé d’Espagne après Madrid. La Navarre, qui dispose du même avantage fiscal, vient juste derrière. Le système permet à l’administration fiscale autonome de lever les impôts, y compris la TVA, et de reverser à l’État une part correspondant aux investissements nationaux dans ces territoires autonomes, ce qui leur laisse une marge de négociation importante. L’ampleur de ces avantages fiscaux suscite des controverses d’experts. La part reversée par la communauté autonome basque est évaluée sur la base d’un pourcentage calculé en 1981, alors que l’écart de richesse s’est depuis creusé en faveur de ces deux communautés. Avec ce système, elles reversent en fonction des dépenses de l’État dans leurs territoires et non de leurs revenus, ce qui diminue leur contribution à la solidarité entre les communautés autonomes. Les ordres de grandeur de l’excédent qui serait perçu par le gouvernement de la communauté autonome basque par rapport aux autres communautés autonomes sont de l’ordre de plusieurs centaines de millions d’euros. Cela donne une marge de manœuvre à la classe politique locale pour mettre en œuvre des politiques sociales.

Étant donné le fait que ni le PSOE ni le PP ne parviennent à disposer d’une majorité, ce sont les partis régionalistes qui se retrouvent dans la position de faiseurs de rois. Ce pouvoir majeur est disproportionné par rapport à leur poids électoral. Cela ne risque-t-il pas de faire basculer la politique espagnole dans une logique de chantage à la majorité et d’exacerber les tensions régionales ?

Ce sont des partis indépendantistes qui se trouvent dans la position de faiseur de rois. Ce sont même les sept députés d’un parti, Junts per Catalunya, dont le président, Carles Puigdemont, est actuellement réfugié en Belgique, car il est passible de prison à la suite de la tentative de sécession qu’il a dirigée en 2017. Pour voter l’investiture, les partis nationalistes de Catalogne négocient, au maximum, le droit à l’autodétermination, au minimum, l’amnistie des personnes condamnées ou poursuivies pour les faits liés à la déclaration d’indépendance de 2017. La gauche parlementaire est aujourd’hui acquise à l’idée qu’il faut définir l’Espagne comme un État plurinational. La représentation géopolitique de l’Espagne comme un État plurinational accompagne souvent, chez les électeurs de gauche, la conviction que cet État devrait être une république. Leur idée est que la monarchie a été rétablie par le dictateur Franco à la fin de son règne, et que son existence est le dernier témoignage de la défaite républicaine de 1936. Il y aurait une revanche à prendre encore sur ce passé. Les citoyens s’opposent donc non seulement sur des questions territoriales, mais également sur la nature du régime : monarchie et unité d’un État au fonctionnement déjà très pluraliste, ou République fédérale, voire confédérale, et pluri-nationalisme. La sécession catalane de 2017 a fait apparaître un parti nationaliste espagnol d’extrême droite, Vox. Fondé fin 2013, Vox recueille 47 182 voix en 2015, mais passe à 2,6 millions aux premières élections de 2019 (après la déclaration d’indépendance catalane), et à 3,6 millions aux deuxièmes législatives de 2019. Il connaît en juillet 2023 un reflux de 600 000 voix, mais reste le troisième parti derrière le PSOE et le PP et juste devant une coalition, Sumar, constituée d’une quinzaine de partis d’extrême gauche et régionalistes ayant pris la suite de Podemos. Comme on l’a dit, Vox souhaite à terme revenir à un État unitaire administrativement décentralisé. Le Parti populaire défend l’actuel système des autonomies.

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D’un point de vue géographique, ce sont les régions situées en périphérie de l’Espagne qui sont attirées par l’indépendantisme, Madrid étant à la fois le cœur politique de l’Espagne et son centre géographique. Ce fait géographique vous semble-t-il pertinent pour comprendre les tensions espagnoles ou bien d’autres facteurs entrent-ils en jeu ?

Il y a des facteurs historiques plus anciens, notamment le partage de la péninsule en deux grands royaumes, d’Aragon et celui de Castille. Le mariage d’Isabelle et Ferdinand (1469) les a rassemblés, mais de nombreuses différences ont perduré, des conflits ont eu lieu, provoquant l’émergence de représentations géopolitiques adverses, cristallisées au xixe siècle en nationalismes, et fixées par la guerre civile et la dictature franquiste. L’histoire des relations de la monarchie avec chacune des régions d’Espagne est particulière, et l’État espagnol dans la longue durée n’a jamais imposé de centralisation durable. La Catalogne et le Pays basque ont été les deux grands moteurs industriels de la péninsule au xixe siècle, ce qui a relégué la région capitale à un rang subalterne sur le plan économique, et créé des frustrations dans les bourgeoisies catalane et basque, puissantes économiquement, mais faibles politiquement. Ce retard a été rattrapé au cours du xxe siècle, et le PIB de la région capitale est aujourd’hui le premier d’Espagne en volume et par habitant. En 2022, Madrid a capté 50 % des investissements étrangers en Espagne, le Pays basque 16 %, la Catalogne 11 %.

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