Guerre au cœur de l’Europe, l’affrontement en Ukraine rebat les cartes du monde slave et pose la question de la place de l’orthodoxie et du panslavisme. Après les douleurs de la guerre, une réconciliation est-elle possible ?
Ana Pouvreau, analyste géopolitique, spécialiste des mondes russe et turc. Membre du comité de rédaction de Conflits.
Dans un ouvrage récent intitulé La Crucifixion de l’Ukraine1, le théologien orthodoxe Jean-François Colosimo considère le président russe Vladimir Poutine et le patriarche orthodoxe russe Kiril, comme les fossoyeurs, à la fois de la Russie et de l’orthodoxie russe. « L’exterminateur de l’Ukraine est aussi le liquidateur de la Russie, écrit-il, ajoutant que le meilleur ennemi de la Russie aura été Poutine. Et le meilleur ennemi de l’orthodoxie, Kirill. »
En effet, la guerre en Ukraine, qui fait rage après huit ans d’un conflit sanglant dans le Donbass (2014-2022), est un exemple spectaculaire de guerre fratricide au cœur du continent européen, entre deux peuples slaves. En ce début d’année 2023, on compte ainsi plus de 200 000 morts et blessés avec un taux de mortalité chez les combattants, qui serait 60 fois supérieur à celui enregistré lors de la guerre du Vietnam.
Interviewé sur la guerre en Ukraine, le porte-parole de l’ambassade de Russie à Paris, Alexandre Makogonov, a reconnu lui-même qu’il était « vraiment atroce de voir comment les frères slaves s’entretuent sur le champ de bataille2 ». L’intelligentsia occidentale répond à cette situation en soutenant l’envoi d’armement, dans des proportions colossales, vers l’Ukraine. Elle condamne unanimement l’idéologie développée par Vladimir Poutine depuis son arrivée au pouvoir, idéologie qu’elle assimile à une mythologie meurtrière, comme tente de le montrer l’écrivain italo-suisse, Giuliano da Empoli, dans son livre Le Mage du Kremlin3, qui s’inspire du personnage de Vladislav Sourkov, conseiller de l’ombre du président russe.
Le renouveau de l’idéologie panslaviste et de ses corollaires, que sont le soutien au nationalisme et à l’orthodoxie russes, sont dénoncés en Occident comme le poison qui insuffle les visées néo-impériales de la Russie en Europe. Dans ce contexte délétère, on peut s’interroger sur l’avenir du panslavisme, tel qu’il fut réactivé par le pouvoir russe à compter des années 2000, en réaction non seulement à l’effondrement inouï de la société russe observée lors de la perestroïka et pendant les années Eltsine, mais surtout face au basculement d’anciennes républiques soviétiques telles que l’Ukraine, et des anciens pays satellites de l’Union soviétique dans le camp occidental.
L’affirmation panslaviste et le rejet de l’Occident
Selon le grand historien Francis Dvornik, « la notion d’unité slave ne date pas du xixe siècle avec la naissance du mouvement panslaviste russe comme on le croit souvent. Elle était présente dès le début de l’histoire des nations slaves et elle s’est perpétuée à travers le Moyen Âge jusqu’aux temps modernes. 4» Les peuples slaves forment une unité organique en Europe orientale que même la division religieuse n’a pas réussi à détruire car « ils constituent l’élément ethnique dominant de ces régions et, en outre quoique divisée dans les domaines géographique et culturel, ils possèdent tous de nombreux traits communs visibles dans leur histoire politique, leur civilisation, leur génie national et leur langue 5».
Élaborées en réaction à l’européanisation de la Russie menée à marche forcée notamment sous les règnes de Pierre le Grand (1682-1725) et de Catherine II (1762-1796), mais aussi sous celui d’Alexandre II entre 1855 et 1881, les idéologies slavophile et panslaviste ont visé, au xixe siècle, à montrer que la Russie constituait une civilisation à part entière distincte de la civilisation européenne.
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Rejetant l’idée de l’existence de racines communes entre ces deux civilisations, le penseur Nikolaï Danilevski (1822-1885), dans son ouvrage La Russie et l’Europe, considéré comme « le catéchisme le plus complet et le code du slavophilisme6 », écrit d’ailleurs : « À regret ou avec satisfaction, heureusement ou malheureusement, il faut avouer que la Russie n’est pas l’Europe. Elle ne s’est pas nourrie des racines dont l’Europe buvait les sucs bienfaisants et nuisibles sur l’emplacement même où s’était écroulé le monde antique ; elle ne s’est pas nourrie non plus des racines établies dans les profondeurs de l’esprit germain […] En un mot, la Russie n’a rien de commun avec ce qui est bon en Europe ni avec ce qui est mauvais. »
Danilevski bat également en brèche l’idée d’un universalisme de la culture occidentale. Aux antipodes de la philosophie des Lumières, il rejette l’idée d’une humanité en marche vers le progrès. Il n’y aurait en effet, selon sa théorie, non pas une civilisation universelle regroupant l’ensemble de l’humanité, mais bien plusieurs cultures distinctes possédant leur propre mode de développement et leur vision du monde particulière7. Il préconise de ce fait un retour au nationalisme (narodnost’) et un rejet total de l’influence jugée délétère de l’Occident sur la Russie. À cet égard, dans un de ses chapitres intitulés « L’Occident pourrit-il ? », il considère que la civilisation européenne constitue en fait un danger mortel pour la civilisation russe. En voie de pourrissement, le bloc civilisationnel germano-romain qu’est la culture européenne se doit de céder la place à la civilisation russe.
La libération de la Russie de l’influence de l’Europe est possible par le biais du retour de tous les peuples slaves dans le giron de la Russie, d’où l’idée d’une union des peuples slaves au sein d’une fédération panslave sous la houlette de la Russie, base du panslavisme. À partir de 1848, la question de l’unité des peuples slaves est débattue sans relâche lors de congrès panslaves notamment à Vienne, Breslau, Prague et Moscou. En 1857 est fondée la Société d’assistance aux Slaves. Dans les Balkans, cette idée est accueillie avec soulagement par les Slaves qui perçoivent la Russie en puissance libératrice face au joug ottoman, comme ce fut le cas lors de la guerre russo-turque de 1877-1878. Nikolaï Danilevski, de même que Fédor Dostoïevski théorisent même de faire de Constantinople – qui serait renommée Tsargrad – la capitale d’un État panslave.
Pour Maryse Dennes, spécialiste de philosophie russe, le panslavisme s’est souvent identifié à une récupération de l’héritage byzantin dans et par le monde slave, ce qui a conduit à une vision messianique de la question de l’union des Slaves, à laquelle s’est ajoutée une perspective eschatologique puis millénariste : « Ce furent les Serbes puis les Bulgares qui, avant les Russes, prétendirent à cette représentation et à cette récupération. Les Russes ont récupéré l’idée de troisième Rome et cette récupération millénariste a coïncidé avec les visées impériales de la Russie.8 »
L’expansion suivie de la chute du panslavisme russe aux xxe et xxie siècles
Paradoxalement, c’est après la Seconde Guerre mondiale que les idées panslavistes de Danilevski trouvent leur incarnation dans l’établissement de l’alliance militaire qu’a été le pacte de Varsovie9. Manque évidemment à cette alliance qui a regroupé de nombreux pays à majorité slaves : la Yougoslavie, en raison de la politique de neutralité observée par Tito depuis sa rupture avec Staline en 1948. À cet égard, le spécialiste des Balkans Alexis Troude juge que celle-ci est loin d’incarner de manière réussie le panslavisme : « L’idéal yougoslave, écrit-il, n’a duré que quelques années après 1945, avant de se fracasser sur le mur du pacte de Varsovie. À partir de 1948, la grande majorité des communistes yougoslaves qui étaient internationalistes se sont retrouvés dans l’opposition et certains même dans le camp de travail de Goli Otok. Ce fut un véritable échec économique et politique qui a débouché sur des guerres fratricides. »
Dans le projet expansionniste de l’Union soviétique, l’Église orthodoxe russe a joué un rôle important. Comme le rappelle Jean-François Colosimo, l’Église orthodoxe russe a vécu, dans la période soviétique, une purge massive. En témoignent la perte de 600 évêques, 40 000 prêtres, 120 000 moines et moniales entre 1917 et 1941 et la destruction de 75 000 lieux de culte. Cependant, l’instrumentalisation de l’Église orthodoxe russe par Staline après l’invasion nazie a contribué à maintenir la mainmise soviétique sur les pays d’Europe de l’Est, par le biais du Patriarcat de Moscou. Dans la période postsoviétique, le Patriarcat de Moscou est la seule institution couvrant encore l’ancien territoire de l’ex-URSS.
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Avec la création en 2019 de l’Église orthodoxe d’Ukraine, rattachée au Patriarcat de Constantinople, l’Église orthodoxe ukrainienne qui était restée liée au Patriarcat de Moscou a perdu un grand nombre de paroisses. Pour Jean-François Colosimo, cette perte est dramatique pour le patriarche Kirill, « car il prétendait avoir une hégémonie sur le monde orthodoxe du fait que l’Église russe c’était la moitié des clercs, des moines, des moniales, des paroisses, des monastères, et en plus avec les ressources financières, politiques et diplomatiques du Kremlin. Mais malheureusement pour lui, si le Patriarcat de Moscou c’était la moitié de l’orthodoxie, l’Ukraine c’était la moitié du Patriarcat de Moscou. » D’où le véritable danger pour l’avenir de l’orthodoxie mondiale10. Second schisme orthodoxe en Ukraine : en mai 2022, l’Église orthodoxe ukrainienne a elle-même rompu ses liens avec le Patriarcat de Moscou, en raison de son désaccord avec la position du patriarche Kirill sur la guerre en Ukraine11.
Le démantèlement du pacte de Varsovie en 1991 a marqué la fin du rêve panslaviste. La perte de l’Ukraine a été le dernier clou dans le cercueil de cette idéologie. Toutes les évolutions depuis 1991 traduisent le triomphe des recommandations du stratège américain Zbigniew Brzezinski en matière de politique étrangère vis-à-vis de la Russie. Sur le grand échiquier qui s’étend de Lisbonne à Vladivostok, Brzezinski, reprenant l’idée du géopoliticien britannique Halford Mackinder selon laquelle le continent eurasiatique serait le cœur du monde, considérait que « si l’espace central rompt avec l’Occident et se transforme en entité unifiée et dynamique ; si dès lors, il parvient à assurer son contrôle sur le Sud ou à former une alliance avec le principal acteur en Orient, alors la prépondérance américaine en Eurasie sera terriblement réduite 12». S’ensuivit le renforcement par les États-Unis de l’indépendance de pays tels que l’Ukraine ou des États baltes et l’élargissement de l’OTAN vers l’Est à partir des années 1990. « Sans l’Ukraine, écrivait Brzezinski, la Russie cesse d’être un empire, alors qu’avec une Ukraine subvertie puis subordonnée, la Russie devient automatiquement un empire.13 »
Pour Maryse Dennes, dans une Europe à nouveau scindée en deux et polarisée par la guerre en Ukraine, l’opposition d’une grande partie des pays européens à la politique menée par la Russie rend difficile une récupération de l’héritage de l’ensemble des Slaves par la seule Russie, et les Russes ne peuvent plus prétendre rassembler l’ensemble du monde slave. À présent, c’est plutôt l’union de la Russie avec la Chine qui est à l’ordre du jour. Cette tentation eurasiste au sein des cercles du pouvoir en Russie représente peut-être un péril plus grand pour l’Occident que celui du panslavisme.
Enfin, force est de constater que l’idéologie qui triomphera prochainement en Russie sera vraisemblablement hostile à l’Occident. Comme l’écrivait le philosophe russe Alexandre Zinoniev (1922-2006) dans son ouvrage L’Occidentisme : « Après avoir conquis une position dominante sur la planète, après avoir introduit l’humanité sur la voie de l’occidentisation et engendré des imitateurs, les Occidentoïdes risquent d’abandonner la scène historique en disparaissant physiquement ou en se dissolvant dans une masse humaine d’un type différent. Cela ne pourrait que donner naissance à un monde nouveau dans lequel il ne resterait plus de place pour le phénomène unique et inimitable appelé “Occident”14. »
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1 Jean-François Colosimo : La Crucifixion de l’Ukraine, Albin Michel, 2022. p. 263-270.
3 Gallimard, 2022.
4 Francis Dvornik, Les Slaves, histoire et civilisation de l’Antiquité aux débuts de l’époque contemporaine, Seuil, 1970, p. 10.
5 Ibid. p. 9.
6 « La doctrine panslaviste d’après N.J. Danilewski, résumé par J.J. Skupiewski », Saint-Pétersbourg, 1889, Bibliothèque russe et slave.
7 Ego Non, « La Russie face à l’Europe, géopolitique et panslavisme ». https://www.revue-elements.com/la-russie-face-a-leurope-geopolitique-et-panslavisme/
8 Maryse Dennes : Russie-Occident : philosophie d’une différence, Mentha, 1991. Elle est l’auteure d’une thèse de doctorat sur la Russie et l’Occident, qui va donner lieu à une prochaine publication.
9 Le pacte de Varsovie a regroupé à compter de 1955, l’Union soviétique, l’Albanie, la Bulgarie, la Roumanie, la Hongrie, la Pologne, la Tchécoslovaquie et la République démocratique d’Allemagne.
10 https://www.youtube.com/watch?v=gJFbcKf3xpM
11 « L’Église orthodoxe d’Ukraine, jusqu’ici affiliée au Patriarcat de Moscou, rompt avec la Russie », Le Parisien, 27 mai 2022.
12 Justin Vaïsse : Zbigniew Brzezinski, stratège de l’Empire, Odile Jacob, p. 328.
13 Brzezinski, Zbigniew: « The Premature Partnership », Foreign Affairs, mars-avril 1994, vol. 73, n° 2, p. 80.
14 Alexandre Zinoviev : L’Occidentisme, essai sur le triomphe d’une idéologie, Plon, 1990.