La question de l’acquisition d’une nationalité est aujourd’hui principalement envisagée sous le seul prisme du juridique. C’est donc tout naturellement que, plus largement, la notion de nationalité est perçue comme un simple statut administratif, fixé par des textes. La nationalité n’est alors rien de plus qu’un ensemble de formalités qu’il faut remplir, oubliant ses fondements philosophiques.
Pourtant, la réflexion sur les modalités d’acquisition de la nationalité est nécessairement juridique autant que philosophique.
Deux modèles juridiques, deux conceptions de l’homme et de la nation
La doctrine distingue classiquement deux modèles juridiques. Acquérir une nationalité est le fait du sang ou le fait du sol. C’est la distinction du ius sanguinis et du ius soli. Le ius sanguinis, c’est le droit du sang. C’est celui de la filiation, mais surtout de la famille. La nationalité s’acquiert alors pour l’enfant par la reconnaissance de celui-ci par ses parents. Le ius soli, droit du sol, c’est l’acquisition de la nationalité propre au lieu où l’enfant naît. Il y a, pour acquérir une nationalité, des techniques plus subtiles, des variantes, mais toutes découlent de ces deux notions.
La distinction de ces deux modalités ne signifie pas leur opposition, ni du point de vue juridique, ni du point de vue sociologique et historique. Par exemple, en France, ces deux moyens sont présentés comme complémentaires pour acquérir la nationalité. Au-delà même du juridique, droit du sol et droit du sang sont profondément liés, car dans la plupart des sociétés humaines, la nation, ou du moins l’appartenance à une communauté, relève tout autant d’un espace que d’un lien familial.
Voilà pourquoi il faut réfléchir au sens profond de cette dichotomie, pour être en mesure de la dépasser. Réfléchir à la nationalité, c’est penser les concepts de famille et de terre, les deux éléments qui fondent la nation. L’acquisition de la nationalité par le sang versé est un exemple frappant de l’impératif de subtilité dans cette étude : cela pourrait relever tant du ius soli que du ius sanguinis. Celui qui verse son sang pour une terre paie un tribut qui l’intègre dans une communauté, dans une famille.
Histoire de la nationalité en France
Pour ce qui est du cas français, un bref historique s’impose. Les historiens du droit opposent généralement l’Ancien Régime aux systèmes post-révolutionnaires. Avant la Révolution, la question de la nationalité se posait assez peu. Mais on considérait généralement qu’est Français celui qui est né en France et surtout qui y demeure. C’est finalement la Révolution qui aurait posé un autre fondement, celui du jus sanguinis, le droit du sang. Par la suite, les différents régimes ont adapté les moyens d’acquisition de la nationalité au contexte politique ainsi qu’aux différentes vagues d’immigration. Le débat est donc ancien.
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Depuis la loi de 1998, les deux fondements de la nationalité se combinent. Le droit du sang reste la modalité privilégiée pour acquérir la nationalité française, avec l’acquisition automatique de la nationalité pour tout enfant né d’au moins un parent français, et ce qu’il soit né en France ou non. Le droit du sol permet pour tout enfant né de parents étrangers sur le territoire français d’être naturalisé à ses 18 ans, donc de manière différée, sous conditions tenant au temps passé en résidence sur le territoire par cet enfant ; cela est également possible avant la majorité, sur demande des parents. Il existe enfin un « double droit du sol », pour tout enfant né en France d’un étranger né en France. L’état du droit est donc relativement clair. Le droit du sang est le plus solidement ancré. Le droit du sol est en apparence plus exigeant, avec une logique de socialisation et d’adaptation censée accompagner le processus de nationalisation d’un individu depuis la loi de 1889[1].
Le cas de Mayotte
Le cas de Mayotte illustre particulièrement les enjeux du ius soli. On connaît la problématique de la tension migratoire sur ce département français, lequel exerce un effet d’attraction notable depuis les Comores, justement en raison du droit du sol français et de l’opportunité pour des parents d’offrir la nationalité à leurs enfants. La loi du 10 septembre 2018 a ajouté une exigence particulière au droit du sol pour le seul territoire de Mayotte : pour qu’un enfant né sur ce territoire puisse acquérir la nationalité française, l’un des parents doit être résident régulier depuis plus de trois mois avant la naissance (le gouvernement souhaite allonger ce délai à un an). Le délai de résidence régulière s’attache donc aux parents, et vient restreindre le droit du sol par le sang. Certes la restriction reste relative, mais elle témoigne des logiques qui, selon les conceptions philosophiques en présence et selon les nécessités du réel, s’affrontent ou s’unissent autour des questions de nationalité.
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La spécificité de Mayotte demeure critiquée. En 2018, pour contester la loi, des parlementaires avaient estimé que les conditions spécifiques d’acquisition de la nationalité sur ce territoire remettaient en cause plusieurs principes constitutionnels, notamment les principes d’indivisibilité de la République et d’égalité devant la loi. Le Conseil s’était alors appuyé sur le caractère exceptionnel de la tension migratoire sur le territoire mahorais, qui était de nature à justifier une telle distinction par rapport au reste du territoire français (Cons. const. 6 sept. 2018, n° 2018-770 DC)[2]. Ce débat autour de Mayotte montre que la question de l’acquisition de la nationalité suscite toujours un malaise profond. C’est une énigme pour certains, puisque le droit du sang est censé aller de soi, et que le droit du sol est régi par une logique de socialisation.
Déconnexion de la raison d’être
Droit du sol comme droit du sang souffrent en réalité d’un même mal : une déconnexion avec leurs raisons d’être. S’agissant du ius sanguinis, il perd peu à peu tout intérêt : la République, après avoir donné à la famille une place centrale dans l’acquisition de la nationalité, n’a cessé de détruire le concept même de famille[3]. Elle a posé un concept juridique sans lui fournir de bases philosophiques et morales, et en sapant dans le même temps les bases sociologiques de sa propre politique. C’est que ce faisant, la République a dissocié la famille du sang. Le ius soli, pour sa part, est déconnecté du sol. C’est le mal du déracinement. Le droit du sol n’a plus de sens si le « sol » est un concept mou et fuyant. Le ius soli de l’Ancien Régime était plus un droit de l’enracinement qu’un droit de la naissance. Il était courant de mourir dans le lit qui vous avait vu naître. Cet enracinement profond des individus avec un lieu donné allait également de pair avec la filiation, avec le sang. L’Ancien Régime était surtout une société de corps, largement autonomes mais complémentaires (villages, fiefs, provinces, corporations…) ; la « nationalité française » était alors comme le sommet d’un ensemble d’attaches territoriales bien ancrées et jalousement gardées. Et c’est là que repose toute la vacuité du système de ius soli moderne : sa logique de socialisation n’est pas aboutie, parce que ni les socialisateurs, ni les socialisés, ne sont enracinés. L’importance de cet enracinement, héritage grec, transparait dans l’analyse que fait Hegel sur Abraham. Georges Steiner se fait l’écho de ce raisonnement : « en quittant sa terre natale d’Ur, Abraham, à dessein, brise les liens naturels qui unissent une personne humaine à ses ancêtres et au lieu où ils sont inhumés ; il abandonne ses voisins et sa culture ». Il y a pour Hegel des liens transcendants dans la présence de l’homme dans un lieu, dans un environnement ; c’est sa nature d’être ancré au réel, et le lieu est la première expression du réel. Se déraciner est pour Hegel « comme la plus corrosive des aliénations, le plus destructeur des éloignements du reste de l’humanité et de l’intégration harmonieuse du moi ». C’est une ostracisation volontaire, une violation des lois fondamentales de la nature[4]. L’enracinement est donc la condition sine qua non d’un véritable ius soli, et cela n’a rien d’une chimère. L’histoire le montre, et la raison le démontre. Simone Weil analysait déjà tous les dangers d’un déracinement des hommes : « Des êtres vraiment déracinés n’ont guère que deux comportements possibles : ou ils tombent dans une inertie de l’âme presque équivalente à la mort, ou ils se jettent dans une activité tendant toujours à déraciner, souvent par les méthodes les plus violentes, ceux qui ne le sont pas encore ou ne le sont qu’en partie » [5]. Cela va dans les deux sens. De nouveaux venus déracinés tendront toujours à déraciner ceux qui sont présents ; c’est tout le problème de l’immigration massive et incontrôlée. Mais fondamentalement, c’est parce que les Français eux-mêmes sont déracinés que les nouveaux venus ne peuvent que le devenir. « Qui est déraciné déracine. Qui est enraciné ne déracine pas ». Alors, il suffit d’enraciner ! Mais « pour donner il faut posséder », et on ne possède pas ce que l’on rejette. Les Français doivent les premiers posséder leur sol, posséder leur sang, posséder leur histoire et leur culture. Ils doivent cesser de l’abaisser à la médiocrité.
Peut-être aussi oublie-t-on trop souvent le lien qui unit ius sanguinis et ius soli. Ce ne sont pas deux options qu’on peut choisir distinctement. Les deux procèdent d’une même force. Acquérir une nationalité n’est pas quelque chose qui doit se faire à la légère. L’enracinement est double. Car au fond, l’acquisition par le droit du sol suppose d’y entrer dans le sang, tout comme l’acquisition par le droit du sang suppose un ancrage au sol.
[1] François Héran, Parlons immigration en 30 questions, La Documentation française, 2021.
[2] Michel Verpeaux, « Mayotte, immigration irrégulière et contrôles d’identité », AJDA, 2023, p.243.
[3] Voir notamment Pierre de Meuse, La famille en questions, Éditions La Nouvelle Librairie.
[4] Georges Steiner, De la Bible à Kafka, Les Belles Lettres, Paris, 2022.
[5] Simone Weil, L’enracinement, Gallimard.