Le monde viticole en danger. Entretien avec Stéphane Gradassi

15 janvier 2024

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Photo : (c) unsplash

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Le monde viticole en danger. Entretien avec Stéphane Gradassi

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Il y a un an, nous avions interrogé Stéphane Gradassi sur les pénuries qui touchaient le monde viticole. Un an plus tard, un état des lieux est nécessaire pour mesurer les fragilités du monde du vin. Si les stocks de matière première sont de nouveau au beau fixe, la consommation de vin chute, fragilisant toute une économie et un secteur culturel.

Propos recueillis par Emmanuelle de la Serre

Stéphane Gradassi est directeur de Cap10, une conciergerie dans le domaine viti/vinicole et de packaging de liquides alimentaires.

L’année dernière, vous aviez évoqué une pénurie de taille concernant les approvisionnements des vignerons, en particulier vis-à-vis des matières sèches. La situation aujourd’hui est-elle toujours aussi critique ?

Non, la situation s’est améliorée en fin d’année pour plusieurs raisons : l’une, depuis l’été 2023, concerne le gros ralentissement du marché du vin et des spiritueux. Celui-ci a été plus important que les pénuries, donc le marché s’est complètement retourné, par un ensemble de facteurs conjugués. Il en a résulté que le marché des matières sèches, lui, s’est inversé : par exemple, le marché du verre, qui était le plus touché par cette pénurie, s’est complètement retourné à partir de l’été 2023.

Pour poser le fonctionnement de la verrerie, ce sont des industriels qui fonctionnent 7 jours sur 7, et 24 h / 24. Le verre est de la matière en fusion, donc une verrerie ne peut jamais s’arrêter sauf si on décide de le faire : auquel cas on gèle un four, ou on arrête les vignes. Ainsi, les stocks sont remontés très rapidement chez les verriers On est en effet revenu sur des stocks de verres qui étaient « au stade de 2019 » c’est-à-dire avant le Covid. Puisque le marché des spirites s’est effondré, on est passé d’un stade « très inquiétant, voire alarmant » pour les vignerons et les négociants en termes de fourniture de matière sèche, à aujourd’hui un marché qui est largement excédentaire, sur-excédentaire, même.

Aujourd’hui, le fait que le marché soit excédentaire ne veut pas dire qu’il le restera. Les verriers et les fournisseurs ont dû faire face, au cours de la pandémie, notamment lors du premier confinement, à des ventes nulles. Parce que lorsqu’il y a un confinement total, personne n’achète. Les fournisseurs ont alors fait leur bilan sur leur stock, qu’ils ont réduit : ils n’avaient pas de ventes, donc ils devaient réduire leur charge. Et en particulier chez les verriers, les charges en matière de stock de bouteilles sont énormes. Ça représente des centaines de millions de bouteilles. Donc ils se sont aperçus qu’avec moins de stock, on gagnait de l’argent.

Les pénuries étaient dues à plusieurs phénomènes : à la fois la guerre en Ukraine, l’inflation du coût d’énergie, mais aussi et surtout, le monde des matières sèches aujourd’hui est très hégémonique, et géré pratiquement exclusivement par des gros financiers. Tous appartiennent à des fonds d’investissement ou sont côtés en bourse, ce qui signifie que lorsqu’on parle économie, aujourd’hui, quand on est coté en bourse, le relationnel entre vous et moi représente 1%, le bilan représente 99%.

Donc en 2024, le marché des matières sèches fonctionne bien, notamment sur le verre, qui sera régulé : avant on était en sous-capacité, c’est-à-dire que la demande était supérieure à l’offre. Aujourd’hui on se retrouve avec un marché du vin et des alcools qui est atone, donc on a une offre qui est supérieure à la demande. Mais comme aujourd’hui les fournisseurs ne veulent plus avoir de stock, que font les verriers actuellement ?

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Ils arrêtent des vignes ou des fours parce qu’ils vont tenter de réguler le marché. Un industriel, financier qu’il soit, ne veut pas perdre ce qu’il a gagné, donc ne veut pas rebaisser les prix. Alors il cherche à arrêter ses capacités pour que le marché puisse se niveler.

Mais alors, quels sont les facteurs explicatifs de ce retournement du marché du vin ?

Le marché du vin est en pleine restructuration, on le voit à travers ce qu’on vit avec le dry January (janvier sobre, ou mois sans alcool) qui provient des USA. On commence à ranger l’alcool au rang des cigarettes : de la même manière que fumer tue, l’alcool va tuer : il empêche de dormir, provoque des maladies cardio-vasculaires…

La presse lynche l’alcool. Par ailleurs les jeunes ont un nouveau mode de consommation très différent des précédentes générations : aujourd’hui, un jeune consomme un peu plus de bière, boit plus de produits naturels. On s’aperçoit qu’aujourd’hui, il y a donc une forte décroissance du vin rouge. Le vin blanc, quant à lui, commence à remonter alors que les marchés de vin blanc étaient relativement atones. Le rosé, lui, est un vin de mode, et qui dit mode dit zapping (c’est-à-dire qu’il est éphémère). On s’aperçoit que le rosé reste, certes, mais que des vignerons arrivent à créer des vins beaucoup plus sympathiques sans aller à des consommations qui sont chères.

Aujourd’hui, on est tous des consommateurs, on a tous un caddie à remplir et un budget à gérer. Et lorsque les vins deviennent de plus en plus chers, on parvient à trouver un bon rapport qualité/prix. Ce sont des vins faits intelligemment, donc le marché est en train de se restructurer. On l’a sur le marché des spirites : avec les grandes marques, mais aussi, de plus en plus, les vignerons, ou de grandes maisons de vins qui créent leur cognac, leur gin, leur vodka. Cela apporte un petit côté fun et exotique, et pour nous la nouvelle génération est en train de consommer des produits ayant une histoire, et pas des produits qui font du business.

Et puis aujourd’hui, tout est géré par des directeurs financiers qui vont profiter aussi de la situation en y voyant, peut-être, une opportunité d’augmenter les prix, ou d’ajouter de petites pénuries artificielles. Cela leur permettra de tendre le marché. Si le vigneron n’a plus de bouteilles, le directeur financier voudra qu’il le paye un peu plus cher pour faire du profit. Cela va faire remonter les cours en bourse, et finalement faire la joie des actionnaires et des fonds d’investissement.

Il y a eu tous ces acteurs-là qui se sont conjugués, et un autre acteur d’importance : l’inflation. Elle a été très importante, parce qu’elle représentait plus de 50% d’augmentation sur des matières sèches cumulées, ce qui est très important : ça concerne le coût du papier pour les cartons, l’aluminium pour les capsules, le transport. Tout l’univers des vignerons a été impacté par ces inflations, et les vignerons se sont retrouvés avec des produits qui avaient tous augmenté. Malheureusement, eux ne pouvaient pas répercuter l’intégralité des coûts. Donc c’était vous et moi, les consommateurs, qui trinquions à la sortie. Aujourd’hui, que font les industriels qui sont redevenus sur-excédentaires ? Pour l’instant, ils écoulent leurs stocks, sur un marché qui est relativement atone.

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À l’échelle nationale, quelles ont été les zones les plus touchées par ce phénomène ?  

Le marché des vins, notamment du Bordelais, a été presque cataclysmique. Et puis ça a touché toutes les régions vinicoles de France : en vin rouge, cela concerne principalement le Languedoc, la vallée du Rhône, ou encore les Côtes de Provence. Pour cette dernière région, on s’est aperçus qu’il y a aussi une grosse crise des rosés, qui s’est corsée notamment par rapport au fait que les Américains en ont moins bu.  C’est un marché qui était très porteur pour les côtes de Provence. L’effet covid s’est aussi fait ressentir : en 2022, il y a eu une énorme crise des conteneurs, ce qui a décalé les ventes de rosé d’une année aux États-Unis. Les Américains ont vécu sur un stock de vins précédent.

Y a-t-il des acteurs dans le monde viticole/vinicole qui restent épargnés, ou est-ce que tout le monde est touché par ce phénomène ? Qui sont véritablement les concernés ?

D’abord, nos clients, qui sont à forte notoriété, en développement, mais peu sur les grandes distributions, sont impactés sur certains de leurs marchés. Personne n’est épargné, mais ils comptent plusieurs cordes à leur arc. Il y a aussi les gros intervenants dans les fortes distributions, eux, je pense, sont fortement touchés, parce que la grande distribution française est fortement impactée par cette crise inflationniste. Bien sûr, il y a un impact sur le consommateur, mais en amont, les gros intervenants et fournisseurs de ces produits-là sont aussi fortement touchés.

Ce phénomène est-il également observable à l’étranger, ou bien le cas de la France est-il unique ?

Oui, tout à fait, il n’y a pas que la France. On le constate aujourd’hui sur la péninsule ibérique, sur l’Italie, sur tous les vignobles de l’est de l’Europe, comme en Allemagne. Tout le monde est touché. On voit moins ce phénomène sur le vin blanc, c’est pour ça qu’on a des vignobles en Bourgogne qui sont un peu plus épargnés. Mais ce ne sont pas des volumes aussi importants que des appellations du Languedoc, la vallée du Rhône ou Bordeaux, ou comme les grandes appellations d’Italie. Tout le monde est impacté parce qu’on est sur une crise européenne du marché du vin. On l’est aussi dans le monde entier. Les pays limitrophes de la France sont aussi impactés qu’elle, si ce n’est plus, en particulier l’Italie et l’Espagne, qui sont en matière de vin les plus gros producteurs.

Se pose alors la question du poids économique du vin dans la balance à l’échelle nationale : les exportations de vin sont un élément majeur du commerce extérieur. Pour donner un exemple, en 2022, le chiffre d’affaires relatif aux exportations de vin connaît un record de 10,6 milliards d’euros. Selon vous, aujourd’hui, au vu de la situation actuelle, quel impact aura ce phénomène sur le paysage économique national ?

De mon point de vue de directeur de Cap10, nous disons auprès des fournisseurs de matière sèche qu’il ne faut pas laisser tomber la filière vinicole. Elle est aujourd’hui la première filière excédentaire du commerce agroalimentaire français.

Le fait qu’il y ait aujourd’hui une forte décroissance c’est-à-dire une remise en question de toutes les valeurs du métier de vigneron aura effectivement un impact. On le voit aujourd’hui au niveau de l’Italie, qui connaît une forte décroissance au niveau du vin. Elle est passée du 1er producteur en vin mondial au deuxième, c’est la France qui l’a devancée (pour la première fois, c’est historique : la récolte française a été très bonne en 2023). Concernant le marché du vin, il est bon d’avoir une très bonne récolte, mais sur un marché en décroissance, cela pose des problèmes. Aujourd’hui, vous avez des intervenants qui tirent la sonnette d’alarme, si je peux évoquer le cas de Monsieur Samuel Montgermont, qui est directeur d’une grande maison de négoce. Il explique qu’il faut que la filière vinicole se remette en question.

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On l’a vécu dans le Languedoc il y a vingt ans de cela, mais il y a eu dans le Languedoc une crise où il a fallu des primes à l’arrachage, et aujourd’hui le principe est le même : lorsqu’il y a une crise il faut qu’on adapte nos charges, nos sociétés. Le monde du vin en particulier, comme celui des spirites, va devoir s’adapter à une nouvelle donne. Cela concerne les années futures, pas exclusivement 2024. Il faut bien compter cinq ou six ans. Le marché sera celui des alcools, du vin notamment. Pour moi l’année 2024 est le démarrage d’une année de transition et d’improvisation. L’acquis ne demeure pas et se cultive, et il faut pouvoir se remettre en question.

Nous sommes dans un monde où tout se crée et évolue très vite. Lorsqu’un produit vit, il vit instantanément et très peu de temps. Prenons la mode vestimentaire, les collections sont rapidement modifiées, sur un ou deux mois. On est dans une génération de zapping, et le vin rentre pour moi dans ce phénomène-là.

Quelles sont les solutions que vous préconisez, et quels outils Cap-10 propose-t-il ?

Aujourd’hui, dans notre métier, on a deux approches en tant que concierges : des clients nous confient leur négociation de prix, leur recherche d’approvisionnement, leur création de packaging, ou leur recherche de solutions, en permanence. Mais par ailleurs, depuis deux ans, on a aussi la vocation de porter secours à la filière vinicole pour leur trouver des solutions.

C’est vrai qu’aujourd’hui, quand un fournisseur vous fait défaut, il faut avoir un réseau assez important pour trouver la solution. Donc on mobilise nos équipes pour arriver à dépanner beaucoup de vignerons et de négoces sur la France entière. Il arrive que certains se retrouvent sans bouteille, sans capsule, sans bouchon. Donc c’était une de nos fiertés : on a beaucoup apprécié la monnaie qui a été rendue par les vignerons, qui ont salué le fait qu’on soit solidaires avec eux pour les aider à trouver une solution.

Quand vous faites face à un fournisseur qui n’a pas de produit, il vous laisse livré à vous-même. Le fournisseur ne va pas vous dire d’aller voir son concurrent. Au sein de l’entreprise, nous avons ce réseau-là et nous permettons de trouver aussi encore des fournisseurs, des distributeurs, des clients entre eux, donc on a mis en place une forme de chaîne de solidarité par ce réseau qui a permis de dépanner beaucoup de clients.

Il s’agit de faire découvrir et de faire monter en valeur des sociétés parce que l’humanisme revient dans nos relations. Quand vous êtes un bon financier, l’information aujourd’hui est fortement digitalisée et tout passe par Internet. Mais nous, chez Cap10, on va avoir beaucoup d’humanisme avec nos clients. En d’autres termes, rien ne remplace la relation humaine. On est là pour mettre les clients en alerte, et leur dire : il faut absolument que vous ayez des back-ups, il faut cultiver votre singularité et vous sécuriser. Tout est très tendu actuellement. Lorsque vous êtes un petit vigneron ou une maison de négoce, aller chercher des marchés dans le grand export, cela ne se fait pas du jour au lendemain. Donc nous on est là pour leur dire : on va vous apporter toutes les solutions pour vous garantir d’avoir toutes les matières dont vous avez besoin.

Aujourd’hui aussi, on insiste beaucoup au niveau de nos clients sur la singularisation. Dans un marché atone, lorsqu’il est difficile de se faire une place, il faut se démarquer : être singulier, créer, c’est-à-dire qu’il ne faut pas rester prostré dans son bureau. Il faut créer des produits et susciter l’intérêt. Il vaut mieux agir que subir.

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