« Le monde né dans les années 1990 touche désormais à sa fin ». Entretien avec Gérard Araud 

23 mars 2024

Temps de lecture : 9 minutes

Photo : Le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu s'exprime lors d'une conférence de presse au bureau du Premier ministre à Jérusalem, le 7 février 2024. (C) SIPA

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« Le monde né dans les années 1990 touche désormais à sa fin ». Entretien avec Gérard Araud 

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Dans son dernier ouvrage Israël. Le piège de l’histoire, l’ambassadeur Gérard Araud analyse l’actuel conflit au prisme des évolutions des sociétés israéliennes et palestiniennes. Un conflit qui dit aussi beaucoup du changement de monde et de l’incapacité des Européens et des Américains à être les maitres de celui-ci. 

Ambassadeur de France, en poste notamment en Israël (2003-2006), à l’ONU (2009-2014) et à Washington (2014-2019), Gérard Araud est l’auteur de Israël. Le piège de l’histoire (Tallandier, 2024). 

Propos recueillis par Jean-Baptiste Noé  

Pour fonder vos analyses, vous vous appuyez sur l’histoire et vous présentez les positions de chacun des camps, en essayant de comprendre pourquoi ils agissent de cette façon. Est-ce là une caractéristique de votre méthode d’analyse ? 

Lors de mes interventions médiatiques ou lors de mes prises de parole en tant qu’expert, je considère que mon rôle consiste à expliquer plutôt qu’à juger qui a raison ou tort. Mon objectif est de faire comprendre les raisons qui ont conduit à une situation donnée.

Ainsi, pour analyser comment nous en sommes arrivés là, l’histoire joue un rôle primordial. Il est bien plus pertinent de comprendre le raisonnement de figures telles que Poutine ou Netanyahou, plutôt que de les qualifier de « méchants ». Cela implique de reconstituer leur sphère cognitive, c’est-à-dire leur processus de réflexion, en tenant compte de divers éléments tels que l’histoire, la géographie et les personnalités en jeu.

À partir de cette analyse, je m’efforce de me mettre à la place de l’autre pour mieux appréhender les décisions prises. Ensuite, il est important de définir le champ du possible, c’est-à-dire ce qui est réalisable, plutôt que ce qui est souhaitable, car ces deux notions diffèrent considérablement.

Dans ce champ du possible, je laisse le lecteur ou le citoyen décider de ce qui est souhaitable. Cependant, j’espère que cette prise de décision se fera de manière réaliste, en tenant compte des contraintes et des enjeux réels.

Vous employez le terme de « réalisme ». Est-ce que vous vous revendiez comme réaliste ? 

Ce que je fais, c’est partir du monde réel et de ce qui est possible. J’ai toujours été convaincu qu’il est impossible d’imaginer une politique étrangère qui ne soit pas réaliste. C’est-à-dire qu’elle doit être en adéquation avec la réalité et les possibilités concrètes. Lorsque nous analysons une situation, il est essentiel de prendre en compte cette réalité. Ensuite, dans le domaine de la politique étrangère, il est possible de se positionner dans différentes directions en se fondant sur cette réalité.

Cependant, je pense que la première étape, souvent négligée dans nos sociétés médiatiques, consiste simplement à essayer de comprendre pourquoi nous en sommes arrivés là, au-delà des jugements et des incompréhensions. C’est pourquoi je prends souvent l’exemple de Poutine. Il est intéressant d’essayer de comprendre comment la Russie perçoit l’Ukraine, comment Poutine la voit.

Dans le cas du conflit entre Israël et la Palestine, l’histoire est écrasante par sa profondeur et sa tragédie. Elle nous permet de nous mettre à la place aussi bien des Israéliens que des Palestiniens.

Ce livre est également influencé par votre expérience diplomatique, étant donné que vous avez débuté votre carrière en Israël avant d’y être ambassadeur. Vous possédez donc une connaissance directe du terrain. Vous mentionnez qu’Israël a longtemps été marginalisé sur la scène internationale, étant fréquemment ciblé par des résolutions de l’ONU. Vous soulignez également que les Israéliens ont tendance à être peu réceptifs aux décisions prises au niveau international, préférant mener leur politique de manière indépendante. Au cours de vos deux missions en Israël, avez-vous remarqué une évolution dans les relations d’Israël avec d’autres pays, notamment les pays occidentaux ? Y a-t-il eu une volonté accrue de se conformer au droit international ou de projeter une image plus positive à l’échelle internationale ?

Premièrement, il est important de souligner l’impact de l’Holocauste sur Israël : le souvenir de cette tragédie plane sur le pays. Fondamentalement, tous les Israéliens ont l’idée que le monde est, pour ainsi dire, antisémite. Ce sentiment découle du fait que, dans le passé, les Juifs ont été trahis malgré les assurances de sécurité. L’Holocauste est venu dans l’indifférence générale, renforçant chez les Israéliens la conviction que la seule force capable de les défendre est juive. Cette méfiance envers le reste du monde conduit les Israéliens à ne confier leur sécurité à personne d’autre qu’à eux-mêmes. Comme l’a déclaré l’un de mes interlocuteurs, la prochaine fois, nous serons les premiers à agir.

Cette perception conduit à une politique caractérisée par une grande indépendance vis-à-vis du reste du monde, où Israël est convaincu qu’il ne peut compter que sur lui-même dans un environnement jugé hostile.

Vous expliquez également que la construction d’Israël s’est déroulée dans un contexte de guerre, ce qui a altéré les aspirations initiales. Autrement dit, le pays était initialement peuplé de pionniers, souvent issus de milieux modestes, notamment dans les kibboutz, mais aujourd’hui, il s’est transformé en une nation extrêmement avancée sur le plan technologique, caractérisée par de fortes disparités sociales et économiques entre ses citoyens. De plus, la persistance des conflits armés et l’importance du service militaire ont forgé un pays qui a dû faire face à l’adversité.

Tout d’abord, on tend à négliger le fait qu’Israël est un pays relativement jeune, ce qui implique une identité en constante évolution. Cette identité a été façonnée par les vagues successives d’immigration et les événements historiques qui ont jalonné son parcours. L’Israël légendaire, symbolisé par les kibboutz et leur population modeste, était largement ashkénaze, associé à une culture riche, mais à une certaine pauvreté. Cependant, cette image d’Israël est aujourd’hui révolue.

En effet, le pays a connu une phase d’enrichissement. Ensuite, il a accueilli une importante immigration séfarade, caractérisée par des valeurs religieuses et traditionnelles plus marquées, ainsi qu’une expérience limitée de la démocratie parlementaire. Les vagues d’immigration russes, totalisant un million de personnes en quelques années dans un pays comptant seulement 7 millions de juifs, ont également apporté leur lot d’inexpérience en matière de démocratie.

Parallèlement, un renouveau religieux a touché une grande partie du pays, marqué notamment par l’émergence d’un judaïsme nationaliste et messianique. Enfin, la longue période de conflit armé a entraîné une certaine brutalisation de la société. Il est difficile de mener une guerre presque ininterrompue pendant près d’un siècle sans que cela n’entraîne des répercussions pour l’identité du pays.

Ensuite, il y a eu le triomphe et donc l’hubris. Israël est apparu en 2024 comme l’une des superpuissances du Moyen-Orient, un moteur de la révolution technologique, avec un niveau de vie comparable à celui de l’Europe et aucun ennemi à sa mesure. Toutefois, cette période de succès a également entraîné des pièges, tels que l’embourgeoisement et la surestimation de sa propre force.

Aujourd’hui, Israël se retrouve avec un gouvernement d’extrême droite, voire d’ultra-droite, marquant ainsi une nouvelle phase dans son évolution.

Vous parlez du retour de la religion. Vous le notez notamment dans l’armée, vous dites que Tsahal, c’était autrefois une armée laïque et qu’aujourd’hui, un tiers des officiers porte la kippa.

Oui, c’est effectivement l’une des questions cruciales à considérer. Par exemple, si l’État israélien envisageait de rapatrier certains colons de Cisjordanie, ceux qui résident dans des implantations situées à l’intérieur de la Cisjordanie, quelles seraient les implications pour l’armée ? Seuls 2 à 3% des élèves sont issus de lycées religieux mais ils représentent aujourd’hui près de 30% du corps des officiers.

Parmi les religieux juifs israéliens, on distingue deux tendances principales. D’une part, les orthodoxes, qui nourrissent diverses réticences à l’égard de l’État d’Israël, considérant qu’il aurait dû être établi par le Messie et non par des moyens laïques. Bien qu’ils aient fini par accepter la réalité de l’État, ils restent relativement en retrait de la vie politique israélienne, représentant tout de même 10 à 12% de l’électorat.

D’autre part, il y a les religieux nationalistes, qui considèrent la création de l’État d’Israël comme un pas vers l’avènement du Messie et estiment que la Terre d’Israël leur a été donnée par Dieu. Or, la Terre d’Israël ne se limite pas à Tel-Aviv, mais englobe également la Cisjordanie, où se déroule l’aventure de l’Ancien Testament. Certains individus que j’ai rencontrés, dont je parle dans mon livre, expriment avec conviction que cette terre leur a été octroyée par Dieu. Face à de tels fanatismes, quelle approche adopter ?

Et, justement, vous évoquez les problèmes israéliens, ce gouvernement d’extrême droite, et, côté palestinien, la prise de contrôle par le Hamas, ce qui fait qu’il n’y a pas de palestiniens, de chefs palestiniens qui seraient capables d’avoir un courage de négociations avec Israël, un peu comme l’avait fait un Sadate en son temps en Égypte. 

Aujourd’hui, c’est la tragédie. Il n’y a personne pour négocier. Ni d’un côté ni de l’autre.

Vous avez, du côté israélien, ce gouvernement d’ultra-droite, qui d’ailleurs dit et répète qu’il est hostile à la création d’un État palestinien, et de l’autre côté, vous avez le Hamas 

qui souhaite créer un califat islamique. De toute façon, vous ne pensez quand même pas que les Israéliens, aujourd’hui, après ce qui s’est passé le 7 octobre, vont négocier avec le Hamas.

Ainsi, nous nous trouvons dans une situation où le concept de la solution à deux États est à nouveau discuté, principalement en raison de la tragédie en cours. Cependant, il est clair que, pour le moment, la perspective de relancer des négociations est très mince si la communauté internationale ne prend pas d’initiative. Il convient de noter que la communauté internationale, essentiellement représentée par les États-Unis, est actuellement en année électorale. Cela suscite évidemment un certain pessimisme quant à une résolution de cette crise.

Et puis, il y a les autres pays arabes qui ne sont pas non plus très en faveur des Palestiniens, ni d’un État palestinien, que ce soit la Jordanie ou l’Égypte, ils sont extrêmement méfiants à l’égard des Palestiniens. 

Tout d’abord, les monarchies du Golfe ont toujours manifesté peu d’intérêt pour la cause palestinienne et considèrent le Hamas comme une menace sérieuse pour leurs régimes. En fait, ces pays arabes, y compris la Jordanie, l’Égypte et les monarchies du Golfe, soutiendraient probablement une action d’Israël visant à éliminer le Hamas, car il est perçu comme leur ennemi. Deuxièmement, ce ne sont pas les tactiques brutales d’Israël qui les dérangent. Ces États ont leurs propres méthodes pour résoudre les problèmes. Leur principal souci est l’opinion publique, qui est largement en faveur des Palestiniens, les obligeant ainsi à en tenir compte. Par conséquent, ils préféreraient que cette affaire se règle rapidement.

Quelles actions la France peut-elle entreprendre face à une telle situation ? Vous soulignez à juste titre l’ère révolue où les élites parlaient français et où la politique arabe de la France était prédominante. C’est désormais du passé. Mais à présent, quelles initiatives la France pourrait-elle prendre pour favoriser la paix dans la région ?

Je tente dans ce livre de plaider en faveur d’une action, tout en sachant qu’il n’y a qu’une chance sur cent que cela fonctionne. Cependant, comme je l’ai mentionné, il est paradoxal de constater que, au fond, nous connaissons la solution. C’est-à-dire que si l’on considère ces deux États, nous sommes parfaitement au courant de leurs frontières, précisément à un kilomètre près.

La base serait les frontières de 1967, avec quelques ajustements frontaliers, aboutissant à la neutralité, à la démilitarisation de l’État palestinien, à Jérusalem en tant que capitale partagée des deux États, et à l’accès de tous aux lieux saints. Ainsi, il est relativement facile d’envisager les deux États. 

Pourquoi alors la communauté internationale ne dirait-elle pas aux Palestiniens et aux Israéliens : « Voici la base de négociation, négociez sur cette base. Et si vous parvenez à un accord, il y aura un ensemble de mesures. » Les Arabes pourraient dire à Israël : « Vous êtes vraiment un membre à part entière de cette région », et ensuite que pourrions-nous faire ? Évidemment, le financement de l’État palestinien par les Arabes, les Européens, l’Union européenne – que pourrait faire l’Union européenne ? Donc, vous voyez, une sorte d’implication significative de toutes les parties, pour persuader les Israéliens et les Palestiniens d’avancer.

Mais, encore une fois, car dans ce scénario, vous pouvez imaginer, après cette tragédie, il y aura d’abord un règlement de comptes interne dans les deux camps. Netanyahu se battra pour sa survie politique, et de l’autre côté, du côté palestinien, il y aura encore des questions posées au Hamas. De plus, aujourd’hui, il est difficile d’imaginer les Israéliens et les Palestiniens s’asseoir avec le thème de la bonne volonté pour parvenir à un accord.

Donc, tous les éléments conduisent à craindre un retour au statu quo ante. Mais bon, ici, j’essaie, après tout, c’est mon travail de dire que je suis réaliste, mais même s’il n’y a qu’une chance sur cent, pourquoi ne pas essayer ? Parce qu’au fond, il n’y a que la France. Les États-Unis sont paralysés par la période électorale, et les Européens sont divisés car il y a des pays européens qui soutiennent pleinement Netanyahu, tels que la Pologne, la Hongrie et la République tchèque. Pourquoi pas la France, avec les monarchies du Golfe qui ont également intérêt à essayer de résoudre le problème.

Ce qui est nouveau aux États-Unis, c’est l’apparition d’un électorat démocrate pro-palestinien, notamment dans la région de Chicago. Cela va gêner Biden pour sa réélection.

Mais c’est une catastrophe, car la gauche démocrate est pro-palestinienne. On découvre également qu’une partie des Noirs américains commence à s’identifier aux Palestiniens. De plus, Biden sait parfaitement que la majorité de ses électeurs est pro-israélienne. Il sait que Netanyahou ne lui fera aucun cadeau. Non seulement il ne cédera pas à Biden, mais en plus, ce dernier le poignardera dans le dos pour tenter de favoriser l’élection de Trump. Ainsi, Biden se retrouve piégé dans une situation où l’impuissance de la diplomatie américaine est manifeste. Blinken s’est rendu au Moyen-Orient neuf fois, et on en est même arrivé au point où les Américains doivent larguer de l’aide humanitaires aux Palestiniens. Pourquoi ? Parce que les Israéliens, le pays qu’ils arment et financent en partie leur interdit l’accès direct par voie terrestre. Donc, pour Biden, il s’agit surtout d’une tragédie pour les Palestiniens et les Israéliens, mais c’est également une véritable tragédie pour lui dans cette année électorale.

Cela montre aussi une impuissance américaine qui est effrayante, après l’Afghanistan et l’Irak.

Les Américains commencent à réaliser. En fait, d’une certaine manière, les Américains ont été quelque peu volontaires. Ils ont choisi de se retirer d’une partie de la scène mondiale qu’ils estiment désormais non essentielle pour eux. Le Moyen-Orient en est un exemple, car ils sont devenus des exportateurs d’énergie. Ainsi, ils peuvent se passer du gaz et du pétrole du Moyen-Orient. De plus, ils ont œuvré pour sceller une alliance entre les monarchies du Golfe et Israël afin de garantir la stabilité de la région. Cependant, comme le dit un proverbe à Washington, « Si vous essayez de quitter le Moyen-Orient, le Moyen-Orient vous rattrapera. » Et en effet, le Moyen-Orient a rattrapé les États-Unis. Ils se retrouvent contraints de revenir, un retour quelque peu obligé, mais ils n’agissent pas beaucoup. C’est évident. Par exemple, ils bombardent actuellement les Houthis au Yémen, mais cela ne semble entraîner aucune conséquence significative. Les navires continuent d’être attaqués lorsqu’ils tentent de passer par le canal de Suez.

Il est possible de constater, notamment avec Israël, une forme d’impuissance occidentale qui était déjà perceptible sur d’autres fronts. Cela soulève l’idée que ni les Européens ni les Américains ne parviennent actuellement à exercer une quelconque emprise sur le monde ou à exercer une influence significative.

En effet, c’est ce que nous observons essentiellement. C’est en quelque sorte un rééquilibrage des forces au détriment de l’Occident. Je dirais même que cela concerne davantage l’Europe que les États-Unis. Voilà, c’est terminé. L’époque occidentale, celle du triomphe et de la domination de l’Occident sur le monde, qui avait débuté avec l’effondrement du bloc communiste dans les années 1990, tire à sa fin. Nous entrons désormais dans le tant évoqué monde multipolaire, et nous en voyons les implications de l’Ukraine à Israël.

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À propos de l’auteur
Gérard Araud 

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