Depuis le début de la guerre en Ukraine, la géopolitique a rattrapé l’économie. Les turbulences des relations internationales affectent de plus en plus les entreprises et les investisseurs. D’après une enquête d’Oxford Analytica publiée en avril, 93% des multinationales indiquent avoir enregistré des pertes liées au contexte géopolitique, contre seulement 35% en 2020.
La guerre en Ukraine a accéléré une tendance à l’œuvre depuis plusieurs années, et qui correspond aux évolutions du système international et de l’internationalisation des entreprises. Au cours de la Guerre Froide, le secteur privé était peu affecté par la rivalité entre les blocs. Les systèmes économiques étaient hermétiques et les interdépendances limitées, voire inexistantes. Les entreprises étaient donc peu affectées par l’instabilité dans les relations entre les États-Unis et l’Union soviétique. Les interactions politiques entre les blocs répondaient à des règles du jeu prévisibles qui préservaient le statu quo. Les préoccupations géopolitiques du secteur privé se réduisaient à l’instabilité régionale – en Afrique ou au Moyen-Orient notamment.
Ouverture mondiale
Aujourd’hui, tout a changé : le commerce international s’est développé avec le libre-échange, accéléré par l’ouverture économique de la Chine, conduisant à des interdépendances dans les chaînes d’approvisionnement dont dépendent les entreprises privées. Celles-ci ont aussi massivement investi dans les économies émergentes – Chine et Russie notamment – qui aujourd’hui constituent des risques accrus qui pèsent sur la performance voire la survie de certaines entreprises. La compétition entre les grandes puissances est de retour, mais la grande différence est que leurs systèmes économiques sont aujourd’hui imbriqués, notamment entre la Chine et les États-Unis.
La fragmentation des relations internationales amplifie la complexité de ces évolutions et les difficultés pour le secteur privé. La compétition entre la Chine et les États-Unis est l’axe principal autour duquel se structurent les relations internationales, mais de nombreux pays refusent de s’aligner sur l’un ou l’autre – notamment les pays en développement d’Afrique et d’Amérique du Sud, ainsi que les pays du Golfe. Ces pays ne sont pas prêts à parier sur la persistance de la toute-puissance américaine, et gardent leurs options ouvertes. De surcroît, les zones d’instabilité ne manquent pas : la Corée du Nord, l’Iran, le Yémen, l’Afrique… Les conflits en cours ou potentiels sont nombreux. On pourrait ajouter à ce tableau les incertitudes grandissantes dans les pays habituellement considérés comme stables – en particulier les démocraties occidentales. Le Brexit ou l’arrivée de Trump ont conduit à des changements structurels rapides dans la structure économique du Royaume-Uni ou des États-Unis.
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Ces évolutions vont se poursuivre dans les prochaines décennies, et l’incertitude pour les entreprises ne va aller qu’en grandissant. L’exemple de Taiwan illustre ces incertitudes : si une guerre ouverte est improbable à court terme, la Chine dispose d’outils pour accentuer la pression sur Taiwan – désinformation, blocus commercial, cyberattaques. Le détroit de Taiwan demeure un nœud de communication majeur pour des composants essentiels des produits de haute technologie, y compris dans le domaine des énergies renouvelables. Du point de vue des entreprises et des investisseurs, le comportement de la Chine représente aujourd’hui un niveau de risque qui correspondait à celui de l’Angola ou de la Libye il y a quelques années.
Guerre économique
Les risques auxquels font face les entreprises proviennent aussi de la réponse des États face à ces incertitudes géopolitiques. Les États sont de plus en plus interventionnistes et une grande partie des nouvelles réglementations économiques a aujourd’hui pour origine des préoccupations d’ordre géopolitique.
Les sanctions sont la forme d’intervention dont l’impact est le plus évident sur le secteur privé. La réorganisation des chaînes d’approvisionnement à la suite des sanctions contre la Russie entraîne des coûts. Les entreprises vont souvent plus loin que la lettre des sanctions, craignant des effets négatifs sur leur réputation. Les entreprises sont prises au piège des narratifs en compétition entre les États. Elles ne peuvent plus rester neutres et sont sommées de prendre position par le politique et les opinions publiques.
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Les sanctions sont des outils offensifs, mais les pays développent aussi des outils défensifs, comme le montre les programmes de réinvestissements dans leur tissu industriel à coup de subventions massives comme l’Inflation Reduction Act américain, et son équivalent européen moins ambitieux. Cela conduit à davantage de distorsions économiques. En matière d’investissements internationaux, le contrôle des investissements étrangers dans les secteurs sensibles s’est intensifié en occident. Les États-Unis et l’Europe examinent aujourd’hui un mécanisme de contrôle des investissements vers l’étranger – afin de limiter les risques de nouvelles dépendances dans les secteurs à risque.
Pivot asiatique
Face à la Chine, les États-Unis ont entamé un processus de « découplage économique » – c’est-à-dire de réduction des dépendances de l’économie américaine à la Chine. Cette politique conduit à des tensions commerciales comme celle provoquée par l’interdiction récente d’exportation de puces électroniques de dernières générations vers la Chine. Ces restrictions à l’exportation conduisent à leur tour à des mesures de rétorsion chinoises. La Chine s’est ainsi attaquée aux entreprises de défense américaine, mais aussi aux grands cabinets de conseil occidentaux comme Deloitte, au groupe pharmaceutique japonais Astellas et à l’entreprise américaine Micron, fabricant de puces électroniques.
Plus généralement, c’est le consensus même autour du libre-échange, déjà fragilisé, qui est aujourd’hui entièrement remis en cause. Les États-Unis subordonnent désormais leur politique commerciale à leurs objectifs de politique étrangère. Ils recherchent des alliances économiques et commerciales avec des pays alignés, contre ceux qui menacent le statu quo. Cette forme de fragmentation économique prend le contrepied de la stratégie des entreprises et des investisseurs depuis au moins trois décennies, fondée sur l’internationalisation.
Cette incertitude géopolitique crée aussi des opportunités. Les investissements dans le domaine de la défense et de la sécurité vont augmenter massivement avec le réarmement des pays de l’OTAN. Les investissements massifs pour l’autonomie stratégique vont aussi bénéficier à certains secteurs – comme l’industrie verte ou les nouvelles technologies. Les entreprises peuvent tirer avantage de la véritable course aux subventions en cours entre les États-Unis et l’Europe, en monnayant le maintien de leurs activités au plus offrant.
La géopolitique n’est pas une préoccupation nouvelle pour les entreprises privées ou les investisseurs, mais le niveau de risque actuel a fortement augmenté. Il est aujourd’hui possible pour le secteur privé d’enregistrer des pertes considérables mettant en jeu la survie même d’une entreprise du fait non pas d’une erreur d’investissement ou d’une méconnaissance d’un marché, mais du fait du risque géopolitique. C’est une nouvelle donne pour les entreprises, qui n’ont pas d’autre choix que d’intégrer ces incertitudes à l’analyse de leurs performances futures et de leur stratégie commerciale. Si elles se désintéressent de la géopolitique, elles peuvent être sûres que la géopolitique s’intéressera à elles.
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