<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Le miracle jordanien

3 octobre 2024

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Le miracle jordanien

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La Jordanie est un pays mal défini, enclavé, mutilé (il existe une Cisjordanie et jusqu’en 1967 Jérusalem-Est était sous souveraineté d’Amman) par l’histoire et surtout par la géographie : l’importance du fossé méridien a toujours été un obstacle majeur aux déplacements est-ouest, du fait d’un talus abrupt de plus de 1 000 mètres de dénivelé, qui trouve son symétrique, outre le Jourdain, en Palestine avec celui du désert de Judée.

Géographiquement, la Jordanie est composite :  de vastes plateaux entaillés, une steppe à l’est et un glissement progressif vers l’aridité en allant vers le sud. Il s’agit bien d’une terre marginale, coincée entre le désert et le fossé[1] du Jourdain, rare coulée verte dans ce paysage biblique.

La question des populations

La racine du problème réside dans la « création » du pays lui-même, car comme tous les autres nouveaux États de la région (à l’exception de l’Égypte), il entretient des liens de parenté et d’affiliation très étendus, incluant la Palestine, l’Irak, le Liban, la Syrie, mais aussi le Hedjaz et le Caucase (Tcherkesses, Tchétchènes). Ces liens furent brisés par la démarcation coloniale de la Jordanie, ce qui a nécessité de redéfinir une identité nouvelle et surtout restreinte. Comme beaucoup de ses voisins, la Jordanie est un « État territorial » qui peine à devenir un « État national[2] ». Le problème structurel jordanien est le suivant : sur les 11,3 millions d’habitants que compte la Jordanie, l’écrasante majorité est composée de personnes d’origine étrangère et d’un quart d’immigrés récents (600 000 Syriens sont arrivés entre 2011 et 2014). Les Palestiniens forment environ 60 à 75 % de la population et à ceux-ci s’ajoutent les réfugiés irakiens et surtout syriens. Parmi les Palestiniens, seuls 2,5 millions sont inscrits comme réfugiés aux registres de l’UNRWA qui gère leurs affaires civiles[3], alors qu’ils seraient près de 4,5 millions dans le pays. Beaucoup n’y sont plus inscrits : entre 1948 et 1967, beaucoup d’entre eux s’étaient mis en tête de se « jordaniser ». Septembre noir en1970 mit fin à ces tentatives, faisant des dizaines de milliers de victimes parmi les Palestiniens et aboutissant à l’expulsion de l’OLP vers le Liban par l’armée jordanienne.

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Actuellement, les Palestiniens appartiennent au regard de la loi à des catégories bien différentes : d’une manière générale, tous les réfugiés palestiniens en Jordanie ont la nationalité jordanienne, excepté ceux qui sont originaires de la bande de Gaza. La Jordanie a octroyé la nationalité jordanienne aux réfugiés palestiniens et à leurs descendants qui résidaient sur son territoire en février 1954 (qui incluait la Cisjordanie). Toutefois, en 1983, l’État jordanien établissait une distinction entre la rive est et la rive ouest du Jourdain. Ainsi, ceux qui avaient quitté la Cisjordanie avant 1983 avaient droit à la nationalité et à un droit de résidence, tandis que ceux qui étaient partis après 1983 n’avaient droit ni à l’un ni à l’autre, mais seulement à un titre de voyage valable deux ans.

Le statut de réfugié en provenance de Gaza à la suite de la guerre des Six Jours (1967) est différent : ils sont considérés comme des Égyptiens et n’ont pas droit à la nationalité jordanienne. La diversité de passeports et de cartes d’identité est un véritable casse-tête, dont témoignent les différentes couleurs des passeports en usage dans le pays[4]… Les différences entre Jordaniens et Palestiniens n’ont eu de cesse de se creuser, à l’initiative des « Jordaniens de souche » qui continuent de les considérer comme des hôtes temporaires ou comme on dit en arabe, des « Baljikiyyah » (Belges), c’est-à-dire des étrangers ou du moins des citoyens de deuxième zone. En recourant notamment à une prononciation plus bédouine de l’arabe dialectal (de la lettre Qâf notamment) que les deux populations ont en partage, les Jordaniens ne manquent pas de montrer ainsi leur différence et d’affirmer leur identité.

Un pays sur le fil du rasoir

Le poids d’Amman (5 000 habitants en 1925, 4 millions à présent) marque la macrocéphalie caractéristique de la Jordanie. L’agglomération d’Amman-Russeifa-Zarqa regroupe la moitié de la population nationale : les quatre gouvernorats du sud sont sous-peuplés et représentent seulement 8 % de la population totale. Le reste du territoire survit, à coups d’emplois publics (fonctionnaires, militaires). Le port d’Aqaba parvient cependant à attirer une partie des IDE des pays du Golfe vers sa vaste zone franche.  Outre le déséquilibre territorial, le taux de chômage des jeunes est considérable (1 sur 2) et la crise du logement est criante. De plus, les quelque 600 000 réfugiés syriens arrivés entre 2011 et 2014 ont fortement pesé sur les finances du pays[5]. À l’instar de beaucoup de pays arabes, la Jordanie souffre de problèmes structurels : insuffisance des services publics, manque de logements et absence d’entreprises de taille moyenne. Il faut ajouter enfin que son agriculture est cantonnée à la partie ouest et handicapée par le fait que la majeure partie des eaux du Jourdain ont été détournées vers Israël en 1954, à la suite de la construction du National Water Carrier qui achemine l’eau depuis le nord du lac de Tibériade jusqu’aux portes du désert du Néguev, en prenant soin de contourner la Cisjordanie. La production de la vallée du Jourdain dépend par conséquent de plusieurs barrages et du retraitement des eaux usées de la capitale.

Malgré tous ces fardeaux, la Jordanie tient debout. Sa déstabilisation aurait des effets considérables sur l’ensemble de la région et surtout sur son voisin israélien. C’est la raison pour laquelle ce petit État a toujours fait l’objet des soins constants de la communauté internationale et en particulier des États-Unis et de leurs alliés arabes. Signataire de la paix avec Israël en 1994, la Jordanie reçoit plus de 2 milliards de dollars par an d’aide directe de l’Arabie saoudite et des États-Unis pour les infrastructures et l’équipement militaire. La présence des agences de l’ONU, notamment de l’UNRWA qui gère les dix camps de réfugiés palestiniens, mais aussi la présence de camps pour les Irakiens et les Syriens, draine des aides internationales et oblige le monde à s’intéresser au royaume[6]. Qu’on en juge : un important mouvement de manifestations début juin 2018 conduisit à la démission du Premier ministre Hani Mulqi, mais dans le même temps, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Koweït promirent de débloquer 2,5 milliards de dollars pour aider le pays à surmonter la crise.

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Une autre raison pour laquelle la stabilité est vitale pour la Jordanie : le secteur du tourisme. Après cinq années de recul et de stagnation liés à l’instabilité régionale et au développement de l’État islamique (dont le fondateur est un Jordanien originaire de Zarqa, Abou Moussab al-Zarqaoui[7]), le secteur du tourisme est reparti à la hausse, affichant une croissance de 12,5 %, soit un montant des revenus touristiques de 4,6 milliards de dollars pour près de 1,5 million de touristes. Environ 300 000 emplois, dont 82 000 directs, dépendent désormais du secteur du tourisme, lequel a représenté 5 % du PIB en 2023 et 15,6 % si l’on prend en compte les revenus indirects et induits.

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[1] Il s’agit bien d’un fossé et non d’une vallée, puisque sa formation est due à la tectonique du rift africain, dans lequel est venu se lover le Jourdain.

[2] La distinction est de Bahgat Korany, « Alien and Besieged Yet Here to Stay: The Contradictions of the Arab Territorial State », in The Foundations of the Arab State, Ghassan Salame (dir.), Londres, Croom Helm, 1987, p. 44-75.

[3] https://www.unrwa.org/activity/protection-jordan

[4] « Dans les cas où la mère a la nationalité jordanienne, les enfants détiennent des cartes d’identité jaunes (contrairement aux cartes jordaniennes qui sont bleues), appelées “carte des enfants de Jordaniennes” (les Jordaniennes n’ayant pas le droit de transmettre la nationalité à leurs enfants), qui leur confèrent certains “privilèges”. Ces privilèges ne signifient toutefois pas plus de droits, dans la mesure où le Palestinien bénéficie toujours d’un “traitement spécial” dans plusieurs domaines, comme l’interdiction d’accéder à toute fonction gouvernementale, le paiement de frais universitaires plus élevés qu’un Jordanien dans les universités privées (les Palestiniens sont alors traités comme des étudiants “étrangers”), la contrainte de devoir renouveler son permis de conduire chaque année, et non tous les dix ans comme les Jordaniens… », Laïla Hzaineh, OrientXXI, déc. 2023.

[5] Les écoles ont dû réintroduire le « double shift » (cours le matin pour les Jordaniens de 7 h à midi, puis l’après-midi pour les élèves syriens).

[6]Ainsi, les réfugiés irakiens seraient volontairement surestimés à 2 millions de personnes contre 700 000 en réalité, ce qui permet à l’État jordanien de toucher des aides supplémentaires.

[7] Voir Joby Warrick, Sous le drapeau noir : Enquête sur Daech, 2015, qui raconte l’enfance pauvre de ce dernier dans les faubourgs ouvriers de Zarqa, au nord-est d’Amman.

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À propos de l’auteur
Frédéric Pichon

Frédéric Pichon

Professeur en classe préparatoire ECS, chercheur spécialiste de la Syrie. Dernier ouvrage paru : « Syrie, une guerre pour rien », Cerf, mars 2017.

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