Fondé à l’origine pour fournir une éducation gratuite aux étudiants pauvres de Hongrie, le Mathias Corvinus Collegium est devenu l’incubateur de l’élite conservatrice hongroise. Avec des implantations dans toute la Hongrie et en Europe, il entend peser dans le débat intellectuel et le combat politique pour les prochaines décennies.
Deux citrouilles attendent le visiteur devant l’entrée décidément très sobre du Scruton Café.
Article paru dans le N55. Géopolitique des montagnes
C’est d’ailleurs le premier paradoxe du lieu, que le défunt sir Roger Scruton (grand penseur anglais du conservatisme) soit devenu le nom d’une enseigne de café que l’on trouve un peu partout à travers Budapest. Une fois la porte poussée, nous observons une cohue de jeunes hommes aux chemises glissées à l’intérieur de chinos aux cinquante nuances de beige tandis que des étudiantes maquillées plaisantent un peu plus loin. Dans les coins, des causeuses sont dispersées ici et là pour ceux qui souhaiteraient lire loin du brouhaha des grandes tablées. Une petite estrade avec micro attend ceux qui – tel le moine convers lors des repas pris au réfectoire – souhaiteraient lire à haute voix le passage d’une œuvre. Sur l’ensemble plane, persistante, une légère mais sensible odeur de friture provenant du self situé au fond de la salle. Tout y est neuf, tout sent son « bobo » et le décor a de quoi surprendre quand l’on se souvient que ce campus quasi américain constitue l’un des locaux du Mathias Corvinus Collegium (MCC) de Budapest. Or, quand l’on évoque le temple vivant de la pensée hongroise, l’on s’attend à un peu plus qu’une vague atmosphère à la Silicon Valley. Parce que le MCC est très loin d’être une école égarée quelque part dans un quartier semi-périphérique semi-chic de Budapest. Oh que non ! C’est, dit-on, le bastion de la pensée réactionnaire et conservatrice. Rien de moins. Surtout que depuis peu, l’institution a acquis une importance considérable et est devenue un acteur majeur dans le paysage politique de la Hongrie… et d’ailleurs !
Fondé en 1996, le MCC n’était à ses débuts rien d’autre qu’un établissement apportant une formation complémentaire aux étudiants issus des milieux les plus défavorisés. Comment une initiative à visée sociale a-t-elle pu devenir l’établissement le plus influent de Hongrie, à la fois think tank et école de formation ? Le tournant décisif date de 2020 quand l’institution reçoit du gouvernement une colossale dotation de plus de 1,5 milliard d’euros sous forme de fonds directs, de biens immobiliers judicieusement situés ainsi qu’une poignée de participations provenant d’entreprises publiques majeures (dont un avoir à hauteur de 10 % de la société pétrolière publique MOL et une participation dans le complexe pharmaceutique Gedeon Richter). Le MCC bénéficia également du programme de relance post-Covid financé en grande partie par l’Union européenne. Cela n’est d’ailleurs pas allé sans susciter critiques amères et indignations plus ou moins tièdes au sein des instances européennes qui sont, il faut bien en convenir, assez peu pro-Orban. Mais qu’importe puisque cette injection massive de fiducie permet au MCC d’entamer une mue internationale.
L’institut est dirigé par l’influent Balázs Orbán (aucun lien de parenté avec Viktor Orban) qui, en plus de cette mission, assume le rôle de directeur politique du cabinet du Premier ministre. Il est peu de dire que c’est un proche du pouvoir.
Mais alors quels sont les objectifs affichés du Mathias Corvinus Collegium ? Le MCC est-il cette couvée de jeunes conservateurs qui auraient pour seule vocation la diffusion d’une pensée farouchement nationaliste et réactionnaire au sein des élites hongroises, européennes et mondiales ? Loin d’être une université traditionnelle, le MCC est surtout un lieu de formation complémentaire qui se surimprime aux filières universitaires déjà existantes. Le nom même ancre l’institution dans l’évocation d’un passé glorieux en prenant pour nom celui du roi Matthias Ier qui réforma la Hongrie à la fin du xve siècle.
Ses 6 000 étudiants vont du primaire aux études post-bac. Le MCC a donc pour vocation de suivre et de former des individus tout au long de leur parcours scolaire en les éveillant à des thèmes jugés essentiels pour l’avenir de la Hongrie. Dans l’idéal, les sortants du MCC se devront de former la future élite capable de comprendre et d’influer sur la politique hongroise. Et cela au-delà même de la Hongrie puisque le MCC affiche une claire volonté d’expansion et n’hésite plus à ouvrir des filiales à l’étranger et notamment en plein cœur du mal européen : Bruxelles.
L’initiative vise à promouvoir une voix alternative qui puisse peser sur les débats européens, notamment sur des questions telles l’immigration, la souveraineté nationale ou encore la consolidation et la préservation de gouvernements conservateurs. Par ailleurs, l’institut investit au sein de ce qui est actuellement considéré comme l’une des meilleures universités privées de Vienne (Modul) et des partenariats sont également lancés avec l’ESMT de Berlin ou la Roger Scruton Legacy Foundation au Royaume-Uni. L’avenir du MCC sera européen ou ne sera pas.
Avec les « Budapest Summit », le MCC a notamment inauguré une série de conférences internationales centrées sur des enjeux mondiaux majeurs tels que les enjeux migratoires, la pensée patriotique, la place de l’éducation, les conséquences économiques de la guerre en Ukraine. La dernière thématique lancée en novembre 2024 porte sur les enjeux pour la compétitivité européenne.
Les paradoxes du MCC
Premier paradoxe, à la jeunesse de Budapest, le gouvernement Orban semble privilégier les étudiants des villes intermédiaires. Cette évidence se reflète d’ailleurs dans les différents lieux d’implantation des 24 annexes du MCC qui sont réparties à travers tout le territoire hongrois et dans certaines régions de Roumanie. Cette dispersion va à l’encontre du phénomène de concentration intellectuelle qui engorge les capitales européennes.
Deuxième contradiction, les étudiants qui fréquentent le MCC sont – à juste titre – considérés comme la future élite conservatrice du pays et pourtant les voir siroter un macchiato au sein d’une ambiance made in campus universitaire en viendrait presque à soulever quelques interrogations sur leur fidélité envers la doctrine officielle. Il faut dire que certains d’entre eux ne partagent pas nécessairement tous les points de la doxa, mais sont surtout ici attirés par la gratuité de l’éducation et les opportunités de réseautage qu’elle offre. Cela s’explique d’autant plus que si le reste du pays est à droite, Budapest forme presque un aparté « gauchiste ». Mais à l’heure où de nombreux jeunes Hongrois choisissent de poursuivre leurs études à l’étranger, peut-on critiquer le régime de s’évertuer à vouloir en retenir quelques-uns ? Ne nous trompons pas, les étudiants que j’ai vus appartiennent en majorité à la classe moyenne +. De cela, le régime peut se montrer fier. Pour le reste, c’est à Viktor Orban de composer avec une jeunesse budapestoise qui reste, dans l’ensemble, plus réservée à son égard que le restant du pays.
En échange de l’adoption d’un vernis conservateur, le MCC offre une respectabilité réelle tout en laissant planer une certaine liberté d’esprit parmi les étudiants. C’est un jeu donnant donnant.
2024, et après ?
La victoire de Donald Trump à la présidentielle de 2024 ouvre assurément de nouvelles perspectives pour le Mathias Corvinus Collegium. Viktor Orban a en effet tout pour se réjouir du « plus grand retour en force de l’histoire politique occidentale » du candidat républicain. À l’heure où les démocraties occidentales font encore triste mine et tentent de réagencer les morceaux brisés, le Premier ministre hongrois se voit propulsé en interlocuteur privilégié. Les projections les plus optimistes annoncent un accroissement du poids politique du MCC au sein de l’Europe. La victoire de Trump encouragerait-elle davantage d’étudiants étrangers à rejoindre les effectifs du MCC ? Autrement dit, le Mathias Corvinus Collegium a-t-il vocation à jouer un rôle clé dans l’Europe de demain ?
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