Les drapeaux ne sont pas neutres. Couleurs, symboles, formes, ils racontent l’histoire politique de leur pays, ils disent les évolutions du temps. Analyse des drapeaux d’Amérique latine pour s’introduire dans l’histoire de ce continent.
Marie-Françoise FLEURY, MCF Géographie, Université de Lorraine-Metz,
Claire WEISHAR, Professeur, Lycée François Arago de Villeneuve-St-Georges.
Introduction
« Un drapeau n’est jamais neutre. Un drapeau n’est jamais muet. » affirmait avec force l’historien Michel Pastoureau, éminent spécialiste des systèmes symboliques.
Qu’il claque au vent sur les champs de bataille, sur les mers agitées ou sur les balcons en fête ; qu’il soit carré, rectangulaire ou triangulaire ; brandi par un soldat romain, un pirate cupide ou par une foule en liesse…le drapeau est cet étroit morceau d’étoffe capable de représenter l’histoire d’un pays, la géographie d’un territoire ou l’identité collective d’un peuple grâce à une palette de signes et de couleurs illimitée, mais codifiée.
Loin d’être muets, les drapeaux possèdent leur propre langage et se révèlent particulièrement loquaces avec les néophytes curieux ou les amateurs éclairés qui leur consacrent une science : la vexillologie, un nom formé à partir du terme latin vexillum, qui désignait l’étendard des armées romaines, et du suffixe -logie, qui renvoie à la science.
Ces vexillologues deviennent des interprètes habiles, prompts à partager les secrets de ces discours de tissu silencieusement éloquents : ainsi, dans l’imaginaire collectif, le drapeau blanc devient le symbole de la capitulation, le noir celui de l’anarchisme et le rouge celui de la révolution.
Lucides, les États s’emparent alors de ce puissant vecteur d’affirmation du pouvoir et piochent allègrement dans l’arsenal symbolique pour filer la toile de leur récit national. Ceux d’Amérique latine ne font pas exception, c’est pourquoi il est intéressant d’étudier leurs drapeaux nationaux.
Des drapeaux, portraits historiques et géographiques des latino-américains
Les drapeaux, miroirs des origines
Partons en quête des pays insulaires d’Amérique centrale et suivons la trace de leurs origines : un premier indice gravite autour de nous en permanence : les drapeaux nationaux.
Souvent teintés de noir, ils se rapportent aux racines africaines de la majeure partie de la population, issue du commerce triangulaire et de la colonisation du sous-continent latino-américain dès la fin du XVe siècle. Cette signification se retrouve sur ceux d’Antigua-et-Barbuda, de Saint-Christophe-et-Niévès, des Bahamas ou de la Dominique.
Parfois, ils nous permettent de distinguer l’attachement d’une nation à la foi religieuse comme pour la République dominicaine qui le revendique par deux croix, blanche et latine, une Bible ouverte et un bandeau bleu affichant fièrement la devise « Dieu, patrie, liberté ».
De la même façon, si le drapeau de la Dominique affiche le vert de la végétation luxuriante qui recouvre l’île, il témoigne aussi de son lien indéfectible avec le christianisme, la religion d’État, en plaçant une croix de Saint-Georges en son centre. Par ailleurs, la population aborigène des Caraïbes est représentée par la couleur jaune, alors que le blanc signifie l’eau présente en abondance ou plus symboliquement la paix et la pureté.
Le drapeau dominiquais apparaît alors comme un exemple révélateur d’un syncrétisme anté- et post-colonial qu’il est possible d’élargir au continent latino-américain, qui a connu une conversion massive et forcée de sa population.
Enfin, si le drapeau de la République de Trinité-et-Tobago est traversé par une diagonale noire qui renvoie davantage à l’unité et aux richesses de la terre, ses versions antérieures montraient un paysage portuaire et des navires à trois-mâts qui ne sont pas sans rappeler son passé colonial et la traite négrière, qui amenait par bateaux des esclaves d’origine africaine sur ces îles d’Amérique.
Ainsi, nos premiers pas sur les chemins de la vexillologie nous ont aidé à remonter la piste des origines de l’Amérique latine, qui immortalise son douloureux passé colonial sur ses emblèmes nationaux.
Les drapeaux, fenêtres ouvertes sur le paysage géographique
Si les drapeaux peuvent être d’indispensables reflets du passé, ils peuvent être aussi de formidables lucarnes sur le monde. En effet, certains nous renseignent sur leur position géographique originale, à l’instar de ceux du Honduras, du Nicaragua, du Salvador ou du Guatemala, qui présentent tous une même bande blanche entourée par deux bandes bleues ; un clin d’œil à leur situation géographique commune sur l’isthme de Panama.
De cette façon, la bande blanche symbolise la terre, au centre, qui sépare la mer des Caraïbes ou la mer des Antilles de l’océan Pacifique, représentés par les bandes bleues. Mais la couleur blanche peut aussi signifier la paix et la prospérité comme sur le drapeau du Honduras. Tandis que celui du Costa Rica diffère légèrement des autres, par les couleurs et le nombre de bandes, mais montre deux navires voguant de chaque côté du pays, l’un sur la mer des Caraïbes et l’autre sur l’inévitable océan Pacifique.
Si les drapeaux nous apparaissent comme des points de repère importants, ils se trouvent parfois au confluent de l’histoire et de la géographie.
Les drapeaux, carrefours de l’histoire et de la géographie
Certains drapeaux de cette aire géographique nous offrent une instructive combinaison de facteurs, comme celui d’Antigua-et-Barbuda. Datant de 1967, il associe le noir des origines africaines d’une majeure partie de sa population au bleu et au rouge symbolisant l’espérance et la force. Quant à la trilogie de jaune, de bleu et de blanc, elle représente les principaux atouts naturels de ces îles. Plus encore, ce jaune triomphal prend la forme d’un soleil levant qui symbolise le début d’une ère de liberté.
En outre, le drapeau des Bahamas se prélasse dans un bleu turquoise qui évoque l’azur et la mer aux côtés d’un jaune rappelant le sable chaud et le soleil. Une parfaite description de ce pays des Caraïbes, entouré par un chapelet de quelque 700 îles et îlots, parfois inhabités, mais abritant souvent de nombreuses stations balnéaires, pour le plus grand plaisir des touristes. Le drapeau de Sainte-Lucie, utilisé dès 1967, mais adopté officiellement en 1979, présente également un fond bleu, qui rappelle la mer des Caraïbes ou le ciel et symbolise la fidélité. Les deux Pitons de l’île, représentés par deux triangles superposés, émergent alors de la mer et pointent vers le ciel comme pour montrer l’espoir du peuple. Le premier, de couleur dorée, évoque le soleil et la prospérité ; le second, au-dessus, est composé de noir et de blanc pour rappeler la double influence culturelle, africaine et européenne.
Par ailleurs, nous pouvons également observer cet aspect insulaire sur le drapeau de la Barbade, adopté en 1966 à l’occasion de l’indépendance. En effet, pour cet État des Antilles, le bleu et le jaune miment respectivement la mer, le ciel et le sable des plages. L’extrémité du trident de Neptune, qui figurait en entier sur les armes coloniales de l’île, symbolise quant à lui la rupture des liens de sujétion avec la Grande-Bretagne, mais aussi la dépendance du peuple aux produits de la mer.
Enfin, profitons d’un voyage vers Belize pour donner un dernier exemple. En effet, son drapeau, adopté lors de l’indépendance en 1981, est dérivé de celui du Parti populaire uni, qui a mené le combat pour la liberté dans le pays à partir de 1950. Cette date est immortalisée par les cinquante feuilles de laurier qui entourent le motif central de l’emblème, alors que les deux bandes rouges, disposées en haut et en bas, ont été ajoutées pour représenter l’opposition politique minoritaire : le Parti démocrate uni. Plus précisément encore, la banderole sous l’écusson porte l’inscription « Sub Umbra Floreo » (je m’épanouis à l’ombre) et les deux hommes qui tiennent l’écusson sont, à droite, un créole tenant une rame sur l’épaule, et à gauche, un métis portant une hache. Derrière eux, un acajou rappelle l’importance du bois dans l’ancienne économie du pays et son utilisation dans la construction de bateaux ; un fait à nouveau souligné par trois éléments de l’écusson : en haut, une rame et un marteau ainsi qu’une scie et une hache d’abattage, en bas, un bateau à voiles semblables à ceux qui transportaient le bois vers l’Europe.
Nous pourrions ainsi multiplier les analyses, mais toutes semblent nous convier, pour le moment, à une lecture croisée de l’histoire et de la géographie pour comprendre cet « Extrême occident », selon la formule d’Alain Rouquié.
Des étendards de la Liberté qui flottent au-dessus du passé colonial de l’Amérique latine
Les drapeaux ne sont pas uniquement des témoins impassibles du passé, des attributs de la mémoire collective, des imagiers de tissu, conçus pour nous dépeindre la fresque historique et géographique d’un pays. Parfois, ils s’arrachent aux frontons officiels pour lutter au présent. Parfois, le drapeau devient étendard.
L’omniprésence du rouge pour décrire ses combats et brandir ses valeurs
La lutte sanglante contre l’oppression est souvent symbolisée par la couleur rouge, comme le démontrent bien nombre de pays du sous-continent américain. En effet, les drapeaux de Cuba, de la Bolivie, de l’Équateur, de la Colombie, du Venezuela ou encore du Chili, sont tâchés d’un rouge sang, en mémoire de celui versé par les populations, lors des guerres pour s’émanciper du joug colonial, mais aussi pour défendre la patrie, plus tard.
Le rouge est aussi associé à la liberté et à la sauvegarde de la patrie. Dans ce cas, il n’est pas directement associé à l’idée de « Révolution », mais plutôt à celle d’une reconquête de la liberté perdue, après l’arrivée des Espagnols en Amérique latine. Cependant, le Costa Rica fait figure d’exception puisqu’il affiche le rouge de la révolution, ajouté en 1848 pour manifester le soutien du pays à la révolution qui retentit en France.
Par ailleurs, le rouge peut aussi évoquer le patriotisme et l’héroïsme comme sur le drapeau du Paraguay, alors qu’il symbolise le courage sur celui de la Grenade. Pour la Guyana, il montre l’engagement absolu du peuple dans la construction de la Nation et la ténacité nécessaire pour y parvenir, qui sont symbolisés par un triangle rouge accompagné d’une bordure noire.
De façon plus poétique, le rouge symbolise l’amour et le progrès sur le drapeau du Surinam ou encore la générosité du peuple et la lumière du soleil pour Trinité-et-Tobago. Mais le prix de la poésie vexillophile revient au Pérou : la légende raconte que les couleurs du drapeau national auraient été choisies par le général José de San Martín qui, au cours de la guerre contre l’Espagne (1820-1824), se serait exclamé, en voyant s’envoler une bande de flamants à dos blanc et ailes rouges : « Voici l’étendard de la liberté ! ». Ainsi, ce drapeau, qui comporte diverses versions, fut officiellement adopté en 1825.
La couleur rouge revêt donc différentes significations, mais, le plus souvent, elle couvre les drapeaux du sang versé par les peuples pour retrouver leur liberté.
Le « Soleil de Mai » révolutionnaire pour achever la nuit coloniale
Le drapeau devient parfois l’oriflamme de la liberté, comme l’illustre le cas de l’Argentine et de l’Uruguay, qui arborent fièrement un « Soleil de mai », l’un en son centre et l’autre sur le côté gauche.
Adopté en 1816, le drapeau argentin fut conçu, quelques années auparavant, par le général Manuel Belgrano (1770-1820), d’après la cocarde blanche et bleue que portaient les opposants au régime colonial espagnol. Antérieurement, le bleu et le blanc étaient déjà les couleurs du régiment « Patricios » au début du XIXe siècle.
Quant au drapeau uruguayen, adopté en 1830, il nous rappelle, par ses couleurs et ce symbole solaire, que le pays fut historiquement associé à l’Argentine jusqu’en 1828. De plus, il évoque la bannière états-unienne, avec ses neufs bandes blanches et bleues correspondent au nombre des départements qui constituèrent l’Uruguay au moment où ce drapeau a été adopté. Par ailleurs, le Soleil est le symbole révolutionnaire par excellence et sacralise le triomphe de l’indépendance puisqu’il fait briller la liberté retrouvée en mai 1828 face au colonisateur espagnol. Toutefois, deux explications se disputent l’analogie au « Soleil de Mai ».
Pour la première, il s’agit d’une représentation du dieu du soleil Inca, Inti, une force divine reconnue par tous les peuples andins. Ainsi, sur les premières monnaies argentines et sur le drapeau national argentin, nous pouvons compter seize rayons droits et seize rayons flamboyants intercalés qui sont issus d’un soleil à visage humain. Alors que la version uruguayenne ne compte que huit rayons droits et de huit rayons flamboyants, également intercalés.
La seconde explication est que la dénomination « de Mayo » se rapporte à la Revolución de Mayo, qui a eu lieu dans la semaine du 18 au 25 mai 1810, et qui a marqué le début du processus d’indépendance vis-à-vis de l’Espagne des pays actuels, qui formaient alors la vice-royauté du Río de la Plata.
Les drapeaux pour symboliser le triptyque « liberté, unité, égalité »
Les drapeaux impriment durablement dans les esprits les motifs des valeurs défendues par un pays. Le bonnet phrygien, présent sur le drapeau du Salvador, du Nicaragua, de la Bolivie et du Paraguay en est une preuve. Il trouve ses origines en Phrygie, un ancien pays d’Asie Mineure, situé entre la Lydie et la Cappadoce, sur la partie occidentale du plateau anatolien, en actuelle Turquie. Aussi, il est un symbole de liberté, par sa ressemblance avec le pileus (chapeau en latin) qui coiffait les esclaves affranchis chez les Grecs et chez les Romains et représentait leur libération. C’est pour cette raison qu’il a été repris ensuite par les acteurs de la Révolution française ; en effet, le bonnet rouge porté par les révolutionnaires de 1789 était un symbole de la liberté face à l’Ancien Régime.
Le bonnet phrygien est présent sur une face du drapeau du Paraguay, qui a la particularité d’avoir deux faces différentes. L’une d’elles met en scène un lion, sur le sceau du trésor, qui monte la garde devant le bonnet phrygien, symbolisant ainsi la défense de la liberté.
De la même façon, la Bolivie, le Nicaragua et le Salvador présentent tous un bonnet phrygien au centre des armes de l’État, comme un marqueur de la liberté.
Paraguay
Par ailleurs, les valeurs de liberté et de fraternité prennent aussi la forme d’un triangle ou d’une étoile, comme sur le drapeau de Cuba, sur lequel un triangle rouge représente la libération du joug espagnol et le sang versé pour la conquérir. Ses trois côtés symbolisent l’égalité, la fraternité et la liberté et une étoile à cinq branches évoque la liberté et l’indépendance du pays.
Sur celui du Paraguay, l’étoile de Mai, une variante du Soleil de Mai rappelle la date de l’indépendance, proclamée le 11 mai 1811, face aux Espagnols, quand sur le drapeau du Chili, l’étoile symbolise le progrès, l’esprit civique et l’unité de la république.
En outre, le drapeau du Salvador présente un triangle maçonnique symbole d’égalité, quand, pour celui du Nicaragua, le triangle est symbole de justice, d’égalité et de vérité alors que, sur celui du Surinam, il montre l’unité des races et des cultures qui coexistent. Enfin, un dernier triangle noir sur le drapeau des Bahamas représente soit la détermination du peuple à exploiter les ressources naturelles, soit l’unité nationale, ou encore les origines africaines du peuple.
Mais impossible de passer à côté de celui du Venezuela sans remarquer sa nuée d’étoiles, ajoutées en 1817 et qui représentent les 7 provinces du pays. Une dernière étoile s’est greffée en hommage au héros national Simon Bolivar. Cet homme avait œuvré dès 1813 pour l’émancipation des colonies espagnoles d’Amérique latine. Sur le blason, le cheval indompté représente la liberté.
Un dernier drapeau vient conclure cette série, celui d’Haïti qui affiche au centre de ses armes un palmier symbole de liberté. La population qui fait corps pour conquérir et défendre la liberté est d’ailleurs un thème qui a inspiré la devise : « l’union fait la force ».
De cette manière, les drapeaux nous révèlent, parfois avec brutalité, l’histoire des peuples et des États ; leur chemin tortueux vers l’indépendance ; leur combat pour la liberté ; ou encore leur recherche de l’unité et de la fraternité.
Des odes à la Nature récupérées par les chants politiques
L’épilogue de notre voyage, à travers les contrées trop peu connues de la vexillologie, nous conduit à la découverte de drapeaux qui résonnent comme des véritables odes à la Nature.
Le drapeau, un poème de métaphores animalières pour magnifier l’identité nationale
Il n’est pas rare que des pays d’Amérique latine piochent dans le bestiaire emblématique du continent pour agrémenter leur drapeau national, à commencer par celui de la Dominique qui affiche un perroquet, un sisserou, oiseau caractéristique parfaitement inconnu en dehors des frontières dominicaines. Aussi appelé l’Amazone impériale (Amazona imperialis), il est endémique dans les forêts montagneuses de la Dominique, une île de l’archipel des Petites Antilles et fait la fierté des habitants qui lui confie le centre de leur bannière. Le drapeau mexicain arbore un aigle, lui aussi en son centre. À ses côtés, les armes de l’État font référence à la fondation légendaire de Tenochtitlán (aujourd’hui la ville de Mexico). Selon les récits traditionnels, les Aztèques n’avaient pu bâtir cette cité qu’après avoir trouvé un lac entourant une île sur laquelle poussait un cactus ; et, sur cette plante, pour leur indiquer qu’il s’agissait bien de l’endroit choisi, se serait posé un aigle tenant un serpent dans son bec.
De la même façon, le drapeau de la Bolivie montre un alpaga et celui du Pérou, un lama, qui sont des animaux caractéristiques des hautes altitudes des contrées andines. Ces deux camélidés, bien qu’ils aient été souvent croisés par le passé, n’ont pas le même ancêtre. Celui de l’alpaga étant la vigogne (vicuña) et celui du lama, le guanaco.
Enfin, le condor trône sur la bannière équatorienne. Il y symbolise l’indépendance et le faisceau les institutions républicaines. Le condor des Andes déploie ses ailes au-dessus des neiges éternelles du volcan Chimborazo. Oiseau sacré chez les peuples amérindiens, il est un emblème national qui figure sur les armoiries du Pérou, de la Bolivie, de Chili, de la Colombie et de l’Équateur, et joue un rôle important dans le folklore et la mythologie des régions andines. Pourtant, il n’apparait que sur le drapeau de l’Équateur, qui en fait sa fierté.
Le drapeau, un récital d’images pour décrire l’immensité et l’abondance continentale
Loin de s’arrêter à sa faune, l’Amérique latine s’inspire de la richesse de sa flore pour décrire l’immensité et l’abondance des ressources du continent sur ses drapeaux.
À l’instar du Brésil, qui puise dans la couleur verte pour représenter l’interminable forêt amazonienne. Le losange jaune, lui, rappelle les richesses minérales comme les diamants, l’or ou le minerai de fer. Sur le drapeau de la Guyana, le vert représente l’agriculture et les forêts, la blanc l’abondance de l’eau, et le jaune les richesses minières. Par ailleurs, sur celui de la Jamaïque, le vert représente l’agriculture et l’espoir d’un avenir meilleur ; le jaune symbolise la splendeur du Soleil et les ressources naturelles ; le noir est présent pour rappeler les difficultés du passé et les obstacles qui freinent encore le développement du pays.
De la même façon, le drapeau de la Bolivie, avec le jaune et le vert, évoque les richesses du sous-sol et la fertilité de la terre et les produits de l’agriculture. Il accentue cela par l’évocation des ressources agricoles, symbolisées par une gerbe de blé et un palmier, et celles du sous-sol, représentées par une montagne qui représente la région de Potosi, célèbre pour ses mines d’argent.
Tandis que sur le drapeau du Pérou figure un lama, un quinquina et une corne d’abondance, qui évoquent la faune, la flore et les ressources naturelles du pays et nous pourrions multiplier les exemples de cette abondance de richesses. La Grenade, elle, affiche la noix de muscade sur un triangle vert proche de la hampe, ce qui témoigne du rôle important que joue cette espèce végétale dans l’économie du pays ; le pays étant parmi les premiers producteurs au monde. Enfin, le rouge, le jaune et le vert symbolisent respectivement le courage, le soleil et l’agriculture.
De plus, la montagne et le volcanisme sont également représentés sur les armoiries présentes sur le drapeau du Costa Rica et celui du Salvador. De la même façon, le mont Chimborazo, point culminant du pays, figure sur le drapeau de l’Équateur.
Le drapeau, un hymne parfois entonné par des voix contradictoires
Enfin, si nous nous laissons bercer facilement par cette partition de drapeaux qui exaltent les paysages naturels d’Amérique et sonne comme un hymne, il arrive parfois que les paroles ne soient pas chantées à l’unisson et que la signification d’un drapeau ne soit pas partagée par tous.
En témoigne la controverse autour du drapeau colombien, qui connait différentes lectures. Historiquement, les couleurs jaune et rouge représentent respectivement l’Amérique et l’Espagne, séparées par le bleu qui symbolise l’océan Atlantique. Toutefois, une autre version envisage le jaune comme l’or, le bleu comme les deux océans qui baignent le littoral du pays et le rouge comme le sang qui a coulé pour la libération du pays. Enfin, une version populaire non-officielle prétend que le jaune représente les richesses du pays, et le bleu et le rouge ceux qui se les partagent, c’est-à-dire les deux partis traditionnels colombiens ayant ces deux dernières couleurs pour symbole, ce qui constitue une version plus politique.
La signification du drapeau brésilien est aussi disputée. En effet, en 1889, après l’instauration de la République, les armes impériales furent remplacées par une sphère céleste – sans doute inspirée par la sphère armillaire des conquistadors portugais – sur laquelle figurent des constellations de l’hémisphère austral. La sphère bleue est donc inspirée du drapeau portugais. Elle représente le ciel étoilé du Brésil (et en particulier la constellation de la croix du Sud, symbole de la civilisation chrétienne) lors de la nuit de l’indépendance du 7 septembre 1822. Aujourd’hui, les 27 étoiles représentent les 26 États fédérés du Brésil et le District fédéral : chaque fois qu’un territoire est élevé au rang d’État, une étoile est ajoutée. Ainsi, la version actuelle affichant vingt-sept étoiles date de 1992. De plus, le ruban blanc symbolise l’équateur, sur lequel est inscrit la devise du pays « Ordem e Progresso » (« Ordre et Progrès »), la doctrine d’Auguste Comte. Mais deux versions s’opposent pour les couleurs, l’ancienne évoquée précédemment, et celle où le vert, qui constitue le fond du drapeau, renvoie au premier Empereur du Brésil, Pedro I°. Le jaune, dont est constitué le losange, est quant à lui la couleur de la famille de Marie-Léopoldine, la femme de l’Empereur, une princesse autrichienne.
Quelles que soient les divergences, la politique est souvent au cœur des enjeux de la vexillologie. Ainsi, sur le drapeau du Panama, les deux principaux mouvements politiques du pays, le parti libéral et le parti conservateur, sont représentés respectivement par le rouge et par le bleu, le blanc soulignant la concorde qui règne entre ces deux partis. L’étoile bleue symbolise la loyauté, l’honnêteté publique, et l’étoile rouge l’autorité de l’État qui découle de l’application de la loi. La balance entre bleu et rouge suggère le principe d’alternance politique. Nous pouvons donc noter que ce dessin ne représente pas l’isthme de Panamá, mais seulement la composition politique de l’État.
Plus encore, le drapeau cubain, à l’origine, fut conçu par Miguel Teurbe Tolón en 1849, à la demande du général Narciso López, flibustier vénézuélien vivant aux Etats-Unis et désirant libérer Cuba de la domination coloniale espagnole. Le drapeau fut officiellement adopté en 1902 et surnommé la bannière de l’étoile solitaire. Aujourd’hui, les bandes bleues et blanches représentent respectivement les trois provinces d’origine de l’île qui se soulevèrent en 1849, et la pureté des idées de la révolution et de la justice, afin de s’émanciper de la ressemblance avec le géant voisin.
Enfin, si la signification de certains drapeaux ne fait pas toujours l’unanimité, ils semblent tous reliés par une vocation commune : celle de magnifier les valeurs d’excellence et d’exubérance latine et de glorifier la puissance et l’identité de ce sous-continent aux mille couleurs.
Conclusion
En définitive, face à la circulation, toujours plus intense, des hommes et des biens à travers la planète, la puissance des iconographies cimente les sociétés, comme le soulignait déjà le géographe Jean Gottmann en 1952 : « refaire les iconographies, c’est refaire les esprits ».
Ainsi, les emblèmes cristallisent de nombreux enjeux, font l’objet d’appropriation, de réappropriation et d’interprétations, souvent multiples et parfois contradictoires, qui peuvent provoquer des tensions. Les drapeaux s’imposent alors comme des clés indispensables de lecture de la géographie culturelle et politique, ou encore de la géopolitique. Pourtant, l’étude des symboles est encore largement marginalisée, même dans le champ scientifique.
Alors, en revêtant notre habit de guide pour éclairer l’Amérique latine à la lumière de ses drapeaux, nous espérons avoir transmis la torche de notre curiosité afin de donner envie d’en découvrir d’autres.
Bibliographie
Fougerolle, C. de (2016). Drapeaux et pavillons, Vagnon, p 160.
Germain-Batisse, S. (2012). Drapeaux, iconographies et géopolitique, p 101.
Gottmann, J. (1952). La Politique des États et leur géographie, Paris, Armand Colin, p 670.
La Condamine, P. de (2018). Du sacré sur les drapeaux des hommes, France Libris, p 140.
Pastoureau, M. (1993). Genèse du drapeau. États, couleurs et acculturation emblématique autour de la Méditerranée, École française de Rome, pp. 97-108.
Smith, W. (1976). Les drapeaux à travers les âges dans le monde entier, Paris, Fayard, p 355.
Référence
Ory, P. (2006). L’histoire culturelle face à l’image : le drapeau, un enjeu oublié ?, conférence donnée à l’ENS-Paris.