Dix ans après la proclamation du califat de l’État islamique, face à une menace turque et du régime syrien, quelle situation aujourd’hui au nord-est de la Syrie ? Quel espoir peut porter une population épuisée par des divisions politiques internes, une crise économique majeure et une attention internationale amoindrie ?
John Paplart, envoyé spécial de Conflits
Article paru dans le N°54 de Conflits. Moyen-Orient. Après l’implosion.
Dix ans après la proclamation du califat, l’État islamique qui était présent sur la presque totalité du nord-est de la Syrie est aujourd’hui contenu tout en étant particulièrement actif dans la zone de Deir Ezzor. Ses membres y conduisent de nombreuses attaques et exercent leur contrôle sur une grande partie de la population et des trafics. Leur présence s’illustre surtout parce qu’ils ont su, depuis des années, jouer des rivalités tribales pour s’imposer. Deir Ezzor a toujours été une zone instable, les reportages de Joseph Kessel dans les années 1920 au début du mandat français le montraient déjà.
État islamique contenu à Deir Ezzor
Le groupe terroriste reste présent clandestinement dans d’autres zones à majorité arabe du nord-est de la Syrie, mais avec peu de moyens d’action. Il est bien sûr actif dans certains camps de déplacés, tout particulièrement celui de al-Hol qui contient environ 70 000 personnes pour une capacité d’accueil d’environ 20 000. L’État islamique a été capable d’une dernière grande offensive en janvier 2023 à Hassakeh, mobilisant plusieurs centaines de combattants et tenant la ville plusieurs jours jusqu’à l’intervention de l’aviation occidentale. Affaibli, il est par ailleurs continuellement traqué à Rakka et alentour par des raids héliportés hebdomadaires de la coalition occidentale alors même que celle-ci avait quitté ses bases de Rakka en 2019 lors de l’offensive turque. Ces opérations, de faible ampleur et principalement menées par les forces américaines, permettent de continuer à justifier la présence de la coalition, dont la seule mission officielle reste la lutte contre l’État islamique.
Ce déclin du groupe islamiste dans son ancien fief de Rakka se manifeste par un début de « libéralisation » des mœurs dans la société. Début 2024, à l’occasion du ramadan, on a pu voir en journée des hommes qui fument dans la rue et on observe davantage de femmes dans l’espace public et moins voilées qu’auparavant. De même, illustrant la libération sociétale de Rakka, a eu lieu en mars dernier la première exposition privée d’artistes peintres, sculpteurs féminins et masculins, kurdes et arabes, ainsi que le premier concert mixte privé, deux événements inédits depuis plus d’une décennie.
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Trafic de drogue : le nouveau fléau sécuritaire
Si le régime syrien et les services iraniens encouragent le trafic de drogue pour déstabiliser le nord-est de la Syrie, il représente aussi un intérêt pour l’administration autonome. Cela donne aux forces américaines une raison supplémentaire à leur présence ainsi qu’à des financements et des moyens pour l’appareil sécuritaire kurde.
La distribution des stupéfiants vise la population du nord-est syrien et s’est généralisée au point que les dealers vendent leur héroïne, hashish ou autres substances au vu et au su de tous, sous le nez de la police, sur la place Naïm, cœur de la ville de Rakka. Les règlements de compte sont fréquents ; les trafiquants ont remplacé l’État islamique dans ses attaques contre les représentants des autorités locales, et cette situation contribue à l’augmentation de la corruption des forces de sécurité. Parallèlement, une criminalité inédite se développe dans la région : braquages, cambriolages, coupeurs de route se multiplient. Les mafias criminelles se sont partiellement substituées à l’État islamique comme horizon pour des populations désœuvrées.
Une économie en berne
La crise économique n’a pas épargné le nord-est de la Syrie, entraînant une inflation globalisée sur l’ensemble des biens, y compris sur la monnaie. Le dollar s’achetait environ 3 000 livres syriennes en 2022 et a atteint 15 000 début 2024.
L’attention médiatique se portant sur l’Ukraine et Gaza, les budgets d’aide humanitaire et au développement sont passés de la Syrie à l’Ukraine et Gaza. Cette diminution drastique des financements publics étrangers, dont dépendent tant les organisations internationales que syriennes, a eu pour effet des licenciements massifs dans le deuxième bassin d’emploi après l’administration. En l’absence de données exhaustives, nous avons néanmoins pu constater que plusieurs ONG occidentales avaient réduit leur masse salariale de 40 à 60 %, certaines clôturant même complètement leurs activités dans la région.
Accentuant les difficultés économiques, les Turcs ont intensifié depuis 2022 leur campagne de bombardements notamment par drones, qu’ils mènent depuis fin 2019 sur le nord-est de la Syrie. Les chefs de l’administration autonome et les membres du PKK ne sont plus les seuls ciblés, ce sont aussi les terres agricoles et les infrastructures civiles – particulièrement énergétiques – qui sont visées. La dernière centrale électrique épargnée a ainsi été mise hors d’usage par une frappe aérienne attribuée à la Turquie en avril dernier. Cela a pour conséquence de faire grimper les prix de l’énergie que ce soient ceux de l’essence ou de l’électricité et par extension de tous les biens de consommation. Cette situation engendre bien sûr des pénuries : au printemps 2024, les habitants de Rakka ne pouvaient espérer que sept heures d’électricité quotidiennes contre douze en 2021.
L’incertitude sur l’avenir, le manque d’espoir, de perspectives poussent les populations à une certaine passivité, générant moins d’investissement, de construction, de projets commerciaux.
La baisse des ressources financières augmente encore la compétition pour la répartition des richesses, entre les divers courants kurdes en Syrie. Le réseau de corruption Mektab Sakar issu de Kobanî, bien que toujours dominant, fait face à une élite politico-militaire kurde de la Jazireh animée par un esprit de revanche, elle qui avait été tenue à l’écart de la manne occidentale pendant des années.
Retour en force du PKK
En politique intérieure, conséquence de l’invasion turque de 2019, le PKK réimpose progressivement sa marque sur les organes politiques et sécuritaires du nord-est de la Syrie face à la ligne locale incarnée par Mazloum Kobane, le chef des Forces démocratiques syriennes, et son entourage, le réseau Mektab Sakar. Le parti créé par Abdullah Öcalan en 1978 veut revenir à ses fondamentaux, une lutte nationaliste contre la Turquie, plutôt que de construire un « Kurdistan » syrien. Le discours officiel de l’administration autonome a significativement évolué dans les zones à majorité kurde, les drapeaux du PKK et les portraits d’Öcalan sont bien plus présents qu’il y a quelques années, particulièrement à Kobanî. Au quotidien, cela s’exprime, dans les chansons comme dans la littérature officielle, par une primauté des références à la libération de tout le Kurdistan historique, prenant le pas sur la célébration du communalisme et de la diversité des peuples du nord-est.
En opposition, l’élite kurde syrienne bénéficiaire de la ressource financière extérieure préférerait continuer de s’enrichir en tirant profit d’un apaisement des relations avec la Turquie. Bien que cette élite tire sa légitimité de son capital politique familial, elle n’est pas dogmatique. L’équilibre avec le PKK dans leur arrangement financier et politique est de plus en plus précaire. Les règlements de compte en interne sont souvent mis sur le compte de frappes de drones turcs imaginaires…
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Kobanî, un vivier de combattants
Par ailleurs, dans son bastion historique de Kobanî, quasi exclusivement peuplé de Kurdes, le PKK organise une paupérisation dans un double objectif. D’une part, pousser vers la sortie les cerveaux, potentiellement contestataires, et d’autre part, s’assurer de la dépendance d’une population peu éduquée et captive. Pour arriver à leurs fins, ils mettent en place deux méthodes.
Tout d’abord, ils refusent et découragent les projets économiques. Mektab Sakar n’aurait plus le droit de faire des affaires dans la région de Kobanî dont elle est issue, mais seulement dans la Jazireh, à Rakka et Deir Ezzor. Ainsi, plus de 200 ONG sont enregistrées au Conseil civil de Rakka, mais plus aucune au bureau des affaires humanitaires de Kobanî. Il ne subsiste que de petits projets aux ambitions très limitées (soutien scolaire pour quelques dizaines d’enfants handicapés par exemple).
Ensuite, le parti d’Öcalan organise des disparités d’accès au service entre Kobanî et les autres régions, là encore au nom de prétextes sécuritaires fallacieux. Il est par exemple interdit à Kobanî de posséder des générateurs électriques, tandis qu’ils sont autorisés partout ailleurs. Et alors que Kobanî ne reçoit que quatre heures d’électricité quotidienne, il faut attendre deux à trois jours à la station-service pour espérer faire le plein de son véhicule, alors qu’il y a rarement la queue dans la Jazireh. Ces stratégies ont pour but de conserver la mainmise sur le vivier de combattants que représente la population de Kobanî.
On a pu constater le dépeuplement de Kobanî depuis 2021 : les rues sont vides, des boutiques et échoppes ont fermé. L’objectif du PKK est ainsi de donner comme seule option à la population de Kobanî de rejoindre ses rangs ou de partir vers d’autres régions de Syrie ou l’Europe.
Absence de stratégie
Les autorités du nord-est de la Syrie semblent complètement dépourvues de stratégie. Gérant les affaires courantes, rêvant d’élections sans cesse repoussées, il n’y a aucun plan ni aucune réflexion sur une éventuelle sortie de crise. Réclamant un cap, hauts fonctionnaires et notables, pourtant apoïstes[1], et ayant pour certains accepté des sacrifices financiers, le salaire d’un ministre étant de 150 dollars par mois, sont lassés et se plaignent de cette absence de stratégie. Cela provoque un début de contestation inédite en interne, mais surtout un désir de fuite de cette intelligentsia.
Cette absence de perspective entraîne davantage encore de corruption, ce qui d’un point de vue économique va se générer à tous les niveaux : si dans les hautes sphères, on manipule les cours des produits agricoles et on accapare les mannes financières de l’étranger depuis 2015-2016, il est néanmoins nouveau que le simple policier au checkpoint n’hésite plus désormais à racketter les véhicules.
De plus, la multiplication des symboles PKK et le changement de discours justifient la rhétorique turque du foyer terroriste que représenterait le nord-est de la Syrie, bien qu’aucune attaque n’ait été conduite par les Kurdes depuis celui-ci, mettant dans l’embarras les partenaires occidentaux de l’administration autonome, notamment américains et français.
Si jusqu’à l’offensive turque de l’automne 2019, ces derniers poussaient pour la dékadroification[2] qui aurait changé la donne politique, ce n’est plus à l’ordre du jour. Concentrée sur sa dimension militaire de lutte contre l’État islamique, qui continue de représenter un réel danger, la coalition se fourvoie en oubliant de réfléchir également à une issue politique. Celle-ci pourrait prendre la forme d’un soutien plus appuyé à l’entourage de Mazloum Kobane, tenant de la ligne « locale » et interlocuteur présentable pour la Turquie, pour reprendre un processus de dékadroïfication.
Le risque pour le nord-est de la Syrie serait un départ précipité des forces de la coalition si celles-ci venaient à subir des pertes significatives en vie humaine. C’est ce qu’ont bien compris l’Iran et le régime syrien en bombardant fréquemment les bases militaires occidentales en Syrie. Les Russes quant à eux sont dans une posture attentiste, le Levant n’étant plus qu’un théâtre secondaire ; ils ont cessé depuis deux ans les patrouilles qu’ils menaient sur la ligne de démarcation entre l’armée turque et les FDS et ne sortent plus de leurs trois petites bases que pour se ravitailler.
Rester ou partir…
L’accélération ou la velléité de départs vers l’Europe notamment est un fait marquant. En proportion, la majeure partie des candidats sont kurdes et issus des minorités chrétiennes, les plus menacés par une potentielle invasion turque ou le retour du régime. Ce qui questionne sur l’avenir de cette mosaïque ethnique et confessionnelle qu’est le nord-est de la Syrie.
Exemple concret de cette hémorragie : une ONG qui, fin 2022, comptait 75 employés syriens à sa fermeture, principalement kurdes, en a vu partir entre 2022 et 2024 un tiers en Europe et y arriver, un autre tiers tenter de s’installer dans les pays limitrophes (Liban, Turquie, Irak), en attendant une voie vers l’Europe. Le dernier tiers, enfin, hésitant entre rester ou partir…
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[1] Apoïste : nom des partisans d’Abdullah Öcalan.
[2] Dékadroification désigne la politique américaine encourageant les Kurdes de Syrie à réduire la présence des cadres du PKK (kadro en kurmançî) au sein des institutions civiles et militaires au nord-est de la Syrie. Elle a surtout eu cours jusqu’à l’invasion turque de l’automne 2019, et visait justement à rassurer la Turquie sur la nature des FDS.