Le Kurdistan, des Grands Boulevards à l’Orient

25 janvier 2023

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Le Kurdistan, des Grands Boulevards à l’Orient

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Les Kurdes sont revenus sous les feux de l’actualité à la suite des attaques de Paris. Mais la question kurde existe depuis bien longtemps et ne trouve pas encore de solution. Une guerre sans fin qui déstabilise le nord du Moyen-Orient. Entretien avec Tigrane Yegavian

Tigrane Yégavian, membre du comité de rédaction de la revue Conflits et chercheur au CF2R (Centre Français de Recherche sur le Renseignement). Propos recueillis par Louis-Marie de Badts.

Retrouvez tous les articles de la série « Guerres infinies, guerres oubliées ».

À la sortie de la Première Guerre mondiale, le traité de Sèvres reconnaissait aux Kurdes de se constituer en nation indépendante. La période entre-deux-guerres fut baignée de sang. C’est de là que part tout le problème kurde, mais qu’en est-il aujourd’hui après près d’un siècle de conflit et de tension ?  

Il faut bien comprendre que les Kurdes forment la plus grande nation sans État au monde. Ils seraient aujourd’hui entre 30 et 40 millions répartis entre la Turquie (20 millions de Kurdes), l’Iran, l’Irak et la Syrie (respectivement 12, 8,5 et 3,6 millions).

Ces quatre pays entretiennent des relations orageuses, mais s’accordent néanmoins sur la nécessité d’empêcher l’émergence d’un État kurde indépendant.

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Depuis août 1920, ils entretiennent un profond sentiment d’injustice. Les Occidentaux leur avaient promis à cette période qu’ils auraient un État, sur un territoire qui aujourd’hui se trouve au sud-est de l’actuelle Turquie et empiète au nord de l’Irak.

Les Kurdes n’ont pas vraiment leur place en Turquie et ne s’y assimilent pas. Aux yeux d’Ankara, la question kurde est un problème de sécurité nationale, car dans le cas où les Kurdes obtiendraient leur autonomie, le processus d’indépendance serait irrémédiablement enclenché. La Turquie devrait craindre son propre démembrement pour éviter un nouveau « traité de Sèvres » (1920) qui avait scellé la disparition de l’Empire ottoman et fracturé la Turquie anatolienne.  Il est cependant intéressant de noter que depuis 2012, les Kurdes possèdent une certaine autonomie en Syrie, mais Damas n’a pas l’intention de la rendre durable.

De son côté la guérilla du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) est engagée dans l’action armée depuis 1984, avec au départ un programme visant à l’indépendance du Kurdistan et l’instauration d’un régime marxiste-léniniste, d’inspiration stalinienne. L’organisation a fait sa mue après l’arrestation de son leader Abdullah Ocalan en 1999. Elle défend à présent un système d’autonomie inspirée de la théorie du penseur marxiste libertaire américain Murray Bookchin, décédé en 2006. Depuis, le PKK s’est donné comme objectif de fonder la première société qui établirait un confédéralisme démocratique inspiré des réflexions du théoricien de l’écologie sociale et du municipalisme libertaire, en encourageant une forme de féminisme, inédite au Moyen-Orient. C’est notamment le cas dans le nord-est de la Syrie. Mais derrière son discours démocratique, le PKK (et sa franchise syrienne du PYD) mène un maillage des territoires qu’il contrôle et ne tolère que les forces politiques qui lui sont soumises.

Il faut vraiment comprendre qu’il existe de vraies divisions au sein du peuple kurde. Il ne faut pas les confondre entre eux : religion, politique, ethnies. Et ces divisions ne font que s’accentuer avec le temps.

La diaspora kurde fait aujourd’hui beaucoup parler d’elle, mais dans quelle mesure croit-elle encore à son projet d’indépendance ? N’est-il pas devenu utopique ?

Le problème actuel kurde c’est qu’il n’y a pas de leadership trans-national. Abdullah Öcalan, fondateur et chef du parti des travailleurs du Kurdistan, est en prison en Turquie. Son œuvre est limitée parce qu’il ne peut pas fédérer tous les Kurdes, car un clivage existe entre islamistes et nationalistes, mais il n’est malheureusement pas suffisamment étudié. Par exemple, certains Kurdes sont membres de Daech tandis que d’autres dont on ne parle pas assez, soutiennent Erdogan, en Turquie et même en Allemagne. Il est aussi important de savoir que le chef des services secrets turcs est d’origine kurde, Hakan Fidan, un proche d’Erdogan. Fidanest un Kurde originaire de Van qui parle cette langue lorsqu’il négociait avec des cadres du PKK. Il est essentiel de comprendre que l’on a affaire à une nébuleuse politique. Les Kurdes n’ont pas vraiment de marqueur identitaire. Il existe plusieurs langues kurdes : le kurmandji, le soranî et le badînî ; mais aussi plusieurs religions et confessions.

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Il manque à ce jour un marqueur identitaire qui puisse transcender tous ces clivages. Cette absence rend impossible la reconnaissance mutuelle autour d’un même récit. Le nationalisme kurde est construit autour de la figure d’Öcalan, mais encore de là où il est, il ne peut pas fédérer tous les Kurdes. D’où l’utopie d’un Etat–nation kurde à l’heure actuelle.

Les Kurdes, fort de leur diaspora, sont considérés comme étant « la plus grande nation sans État, au monde ». Le droit international défend le grand principe du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », et nous nous sommes investis dans des guerres pour cela. Pourquoi rien ne leur est concédé aujourd’hui ?

L’Occident a abandonné l’Orient, que ce soient les chrétiens d’Orient ou les Arméniens. De plus, il faut considérer le rapport de force avec la Turquie, qui représente un pays d’une importance fondamentale géo stratégiquement, dans lequel les Kurdes ne pèsent pas lourd. Sans oublier que la division des Kurdes fait qu’ils sont incapables de fédérer un projet d’État. Il n’y a jamais eu d’État kurde. Malgré la tentative de la République de Mahabad en 1946 (en Iran) qui a duré quelques mois, nous n’avons pas d’expérience d’une souveraineté politique kurde. Des émirats kurdes ont existé au moyen-âge, mais aujourd’hui l’expérience du Kurdistan irakien est complètement inachevée à cause des divisions internes. Il est difficile d’entrevoir un projet d’État qui fonctionne, contrairement aux Turcs qui sont jacobins et ultra nationalistes. D’où ce jeu de miroir entre le nationalisme turc et le nationalisme kurde autour de l’idée de l’État et de la souveraineté politique.

Le peuple kurde se bat pour obtenir une certaine reconnaissance de leurs droits politiques et culturels. Présent en Irak, en Iran, en Syrie et en Turquie, ils ne cessent de se revendiquer indépendant. Leur condition apatride les rend évidemment plus vulnérables. Pensez-vous probable une sortie de crise dans les années à venir ?  

Se positionner sur le futur est un exercice complexe. Tout va dépendre de la maturité des élites kurdes, du contexte sociétal et culturel : aurons-nous besoin d’elles ou non ? Le problème, c’est que quand on a besoin de ces élites, on s’en sert, puis on les abandonne à leur sort face aux appétits des puissances régionales. Le peuple kurde a été d’un recours précieux lorsqu’il a fallu combattre Daech. Tout dépendra aussi de l’évolution de la vie politique turque qui est vraiment le foyer névralgique kurde. Cela dépendra aussi du consensus entre les pays riverains : est-ce qu’ils s’accorderont pour reconnaître l’existence du Kurdistan irakien indépendant ? Tout en ayant l’expérience de plusieurs échecs de referendum, on voit que la question d’un remodelage des frontières n’est pas envisageable ou négociable pour les pays, et les Kurdes en sont pleinement conscients.

Tout le monde s’accorde sur le statu quo. Les États-Unis ne changeront pas de politique, ils restent dans une position pragmatique. Tant que les grandes puissances (États-Unis, Russie, etc.) qui ont la main sur ce dossier ne changent pas, les Kurdes n’ont pas d’espoir, ou un espoir vain, d’un hypothétique État souverain.

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À propos de l’auteur
Tigrane Yégavian

Tigrane Yégavian

Chercheur au Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), il est titulaire d’un master en politique comparée spécialité Monde Musulman de l’IEP de Paris et d’une licence d’arabe à l’INALCO. Après avoir étudié la question turkmène en Irak et la question des minorités en Syrie et au Liban, il s’est tourné vers le journalisme spécialisé. Il a notamment publié "Arménie à l’ombre de la montagne sacrée", Névicata, 2015, "Missio"n, (coécrit avec Bernard Kinvi), éd. du Cerf, 2019, "Minorités d'Orient les oubliés de l'Histoire", (Le Rocher, 2019) et "Géopolitique de l'Arménie" (Bibliomonde, 2019).

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