Le Kazakhstan à l’heure des choix :  état des lieux après la visite en France du président Tokaïev

20 février 2023

Temps de lecture : 6 minutes

Photo : ST PETERSBURG, RUSSIA – JUNE 17, 2022: Kazakhstan's President Kassym-Jomart Tokayev attends a meeting with Russia's President Vladimir Putin on the sidelines of the 2022 St Petersburg International Economic Forum (SPIEF) held at the ExpoForum Convention and Exhibition Centre. Gavriil Grigorov/TASS/Sipa USA Host Photo Agency/39957139/BF/2206171925

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Le Kazakhstan à l’heure des choix : état des lieux après la visite en France du président Tokaïev

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Dans le contexte de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le Kazakhstan doit affronter deux défis : l’un est politique et tient à l’attitude à adopter face aux deux belligérants, l’autre est géoéconomique et il est lié à la crise de l’énergie dans le monde. À l’heure où les sanctions occidentales frappent durement le secteur énergétique russe, la dépendance du Kazakhstan, lui-même exportateur de pétrole, vis-à-vis de Moscou se révèle problématique.

C’est dans ces circonstances, que le président Tokaïev a multiplié les efforts diplomatiques afin de diversifier les partenariats extérieurs et sa visite en France des 29 et 30 novembre 2022 s’est largement inscrite dans cette logique. Néanmoins, si la coopération bilatérale a fait des progrès significatifs comme l’attestent les accords signés à l’occasion de cette rencontre, la présence russe au Kazakhstan reste massive et explique nombre des choix du pays.

Une volonté de diversifier les partenariats extérieurs

Un an s’est écoulé depuis que les forces collectives de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) ont été déployées au Kazakhstan dans le contexte des soulèvements populaires et de ce qu’on présume avoir été une tentative de coup d’État avortée. Le recours à l’aide de l’OTSC, bien que symbolique, a fragilisé la légitimité du président Tokaïev et le coût politique de cette décision s’est accru encore plus quand la Russie a envahi l’Ukraine un mois plus tard. Son indépendance vis-à-vis de Moscou, ainsi que sa capacité à conduire une politique multivectorielle se sont ainsi vues remises en cause. Bien que Kassym-Zhomart Tokaïev ait essayé de minimiser le rôle joué par la Russie, la présence du contingent militaire russe sur le sol du Kazakhstan allait de toute évidence à l’encontre du principe d’une politique « multivectorielle, pragmatique et proactive », c’est-à-dire visant le « développement des relations amicales, égalitaires et mutuellement bénéfiques avec tous les États, unités interétatiques et organisations internationales représentant un intérêt pratique pour le Kazakhstan », consacré par sa Conception de la politique étrangère pour 2020-2030. Dès lors, le président kazakhstanais s’est appliqué à améliorer son image et à garder ses distances avec Moscou, que ce soit par une rhétorique davantage affirmée ou par son activisme diplomatique.

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Dans cette optique, le président Tokaïev a octroyé une importance particulière à la diplomatie bilatérale comme multilatérale et s’est rendu dans des pays aussi divers que la Chine (février 2022), l’Iran (juin 2022), la France (novembre 2022) et les Émirats arabes unis (janvier 2023). Le Kazakhstan s’est également impliqué dans l’organisation et la participation aux formats de rencontres multilatéraux, notamment la Conférence pour l’interaction et les mesures de confiance en Asie (septembre 2022) et l’Organisation des États turciques (sommet du 11 novembre 2022 en Ouzbékistan).

Aujourd’hui, Astana parvient à maintenir une coopération économique assez équilibrée avec une multitude de partenaires extérieurs. En janvier-septembre 2022, l’UE est restée le premier partenaire commercial du Kazakhstan avec une part de 31,5% dans les échanges commerciaux totaux du pays, suivie de la Russie (18,7%) et de la Chine (18,2%), mais aussi de la Corée du Sud (4,8%) et de la Turquie (4,7%). De même, on compte parmi ses investisseurs principaux les Pays-Bas avec 7 milliards de dollars en 2021, les États-Unis (2,8 milliards de dollars), la Suisse (2,6 milliards de dollars), la Russie (1,9 milliard de dollars) et la Chine (1,8 milliard de dollars). La France ferme la marche du top 10 des investisseurs étrangers du Kazakhstan avec 603 millions de dollars en 2021. 

Un nouvel élan aux relations franco-kazakhstanaises 

C’est d’ailleurs en France que le président Tokaïev s’est rendu les 29 et 30 novembre 2022, quelques jours seulement après son investiture, confirmant ainsi la volonté du Kazakhstan de poursuivre la coopération élevée depuis 2008 au niveau d’un partenariat stratégique. Insérée dans l’agenda chargé des deux présidents – après la visite de Kassym-Zhomart Tokaïev à Moscou et avant le déplacement d’Emmanuel Macron aux États-Unis – cette rencontre s’est révélée fructueuse.

Dans leur Communiqué conjoint du 30 novembre, « les deux présidents ont noté la dynamique de la coopération franco-kazakhstanaise » et « sont convenus, dans l’esprit du partenariat stratégique, de poursuivre la diversification et l’approfondissement des liens dans tous les domaines d’intérêt mutuel ». En effet, comme l’a souligné le président Tokaïev lors d’une rencontre avec des chefs d’entreprises françaises, « les échanges commerciaux entre le Kazakhstan et la France ont augmenté de 12 % durant les neuf premiers mois de 2022 » et « plus de 170 compagnies françaises travaillent aujourd’hui au Kazakhstan […], dont Total Énergies, Orano, Airbus, Vicat, Air Liquide, Alstom, Saint-Gobain et autres ». Le secteur énergétique présente un intérêt particulier pour les deux États qui cherchent à trouver des voies alternatives à celle passant par le port russe de Novorossiïsk (Caspian Pipeline Consortium) afin d’acheminer le pétrole kazakhstanais vers la France. À ce propos, la France et le Kazakhstan, son deuxième fournisseur de pétrole brut, ont noté « avec satisfaction le lancement d’initiatives majeures en matière de transport en Asie Centrale, en particulier le développement du corridor transcaspien ». C’est notamment le Baku-Tbilisi-Ceyhan Pipeline qui s’offre comme un moyen de contourner le territoire russe en faisant passer le pétrole kazakhstanais par l’Azerbaïdjan, la Géorgie et la Turquie, bien que sa capacité de débit reste à ce stade incomparable à celle du CPC.

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D’autres projets se sont concrétisés à la suite de la rencontre de novembre dernier, dont celui de la construction d’un parc éolien dans l’oblys de Djamboul, « contribuant [à] la transition du Kazakhstan vers des sources d’énergie décarbonées innovantes ». Dans l’ensemble, trente-cinq documents ont été signés entre les institutions et entreprises des deux États, allant des accords de coopération culturelle et en matière d’enseignement supérieur aux accords de coopération dans le domaine de l’énergie, de l’industrie et des finances.

De même, par une pure coïncidence, on a observé la conclusion d’une affaire juridictionnelle concernant Moukhtar Abliazov, l’un des fondateurs du mouvement « Le choix démocratique du Kazakhstan » et ancien PDG de la banque BTA accusé d’avoir détourné 6,5 milliards d’euros, peu après la rencontre entre Emmanuel Macron et Kassym-Zhomart Tokaïev. En effet, le 8 décembre dernier, la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) lui a retiré le statut de réfugié, en se fondant sur l’article 1er de la Convention de Genève. Si le Kazakhstan a nié toute discussion de ce sujet lors de la visite du président Tokaïev en France, il n’en reste pas moins que la proximité des dates n’a pas dû déplaire au Kazakhstan qui est très irrité par l’affaire Abliazov.

Par ailleurs, la visite du président kazakhstanais en France a eu une dimension politique non négligeable. Réaffirmant leur « attachement indéfectible au droit international et aux principes fondamentaux de la Charte des Nations unies, en particulier le respect de la souveraineté et de l’intégrité territoriale des États », les deux présidents ont exprimé leur préoccupation concernant « la situation en Ukraine ». Le positionnement formellement neutre du Kazakhstan sur ce sujet a suscité des interrogations quant à l’ambition du président Tokaïev de jouer le rôle d’intermédiaire entre Moscou et Paris, bien que cette hypothèse ait été réfutée par le porte-parole du Kremlin. En tout état de cause, la solidarité implicite démontrée par le Kazakhstan fait notamment l’écho des déclarations faites par Kassym-Zhomart Tokaïev en juin 2022 concernant la non-reconnaissance des « territoires quasi-étatiques » de Donetsk et de Louhansk et constitue un message politique fort envoyé à la Russie.

Une marge de manœuvre limitée 

Cependant, la volonté et la capacité du Kazakhstan de prendre ses distances avec Moscou ne doivent pas être tenues pour acquises, car le pouvoir d’influence de la Russie sur ce pays reste fort. La Russie est un partenaire commercial important du Kazakhstan, avec une part de 36% dans les importations totales du pays, et c’est par son port de Novorossiïsk que transitent 80 % du pétrole brut kazakhstanais. Le Kazakhstan demeure par ailleurs un État membre de l’Union économique eurasiatique (UEEA) et de l’OTSC, deux organisations régionales sous tutelle de Moscou, et partage avec celle-ci une frontière de quelque 7 500 kilomètres.

À noter également que la première visite officielle de Kassym-Zhomart Tokaïev après son investiture du 26 novembre 2022 a été effectuée à Moscou, la veille de son déplacement vers la France, et le président kazakhstanais a lui-même reconnu que cela avait une « signification politique profonde ». De surcroît, la Déclaration à l’occasion du 30e anniversaire de l’établissement des relations diplomatiques entre le Kazakhstan et la Russie,  signée à l’occasion de cette rencontre, a souligné que les deux États ont adopté des « positions identiques ou proches sur les problèmes internationaux actuels » et qu’ils « s’abstiennent de toutes les actions susceptibles de porter préjudice à leur partenariat stratégique et leurs relations d’alliance ».

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De même, toujours lors de cette visite, Vladimir Poutine a avancé l’idée de création d’une « triple union gazière », conjointement avec le Kazakhstan et l’Ouzbékistan afin de « coordonner les activités de transport du gaz russe » par les territoires des deux pays. Cette initiative a été accueillie avec beaucoup de réticence par le Kazakhstan, tandis que le ministre des Affaires étrangères de l’Ouzbékistan a déclaré que Tachkent « ne va jamais échanger du gaz contre des conditions politiques ». Les deux États essaient ainsi à tout prix d’éviter le sort de la Biélorussie et de l’Arménie dont les réseaux de gazoducs se sont retrouvés largement sous le contrôle de Gazprom. Or, malgré leur refus d’établir une union gazière avec la Russie, l’Ouzbékistan et le Kazakhstan ont signé le 18 janvier et le 24 janvier 2023 respectivement des feuilles de route avec le géant russe Gazprom sur l’acheminement du gaz russe vers les deux pays. Si l’hiver rigoureux a mis une pression considérable sur le système énergétique de l’Ouzbékistan, les deux pays font également face à l’augmentation importante de leur consommation de gaz naturel. Dans cette configuration, selon Bolat Aktchoulakov, ministre kazakhstanais de l’Énergie, le Kazakhstan « devrait renoncer à toute exportation de gaz naturel, car il sera consommé à l’intérieur du pays ».

Ainsi, si la coopération avec la France offre à Astana des opportunités commerciales et politiques intéressantes, la proximité géographique et politique de la Russie conditionne dans une grande mesure la marge de manœuvre du Kazakhstan. Dans cette optique, la réussite de la coopération franco-kazakhstanaise doit nécessairement passer par le désenclavement plus poussé du Kazakhstan et donc par un dialogue avec d’autres acteurs régionaux qui démontrent de plus en plus d’intérêt pour la région d’Asie centrale.

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À propos de l’auteur
Aleksandra Bolonina

Aleksandra Bolonina

Chercheuse au Centre Thucydide (Université Paris II Panthéon-Assas)

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