Le Japon de l’après Abe affronte une conjoncture plus difficile

17 novembre 2020

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Photo : Yoshihide Suga, Premier ministre du Japon depuis le 16 septembre 2020 (c) Sipa AP22492836_000066

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Le Japon de l’après Abe affronte une conjoncture plus difficile

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Trois quarts de siècle après la défaite du Japon, le 15 août 1945, l’accentuation des rivalités géopolitiques en Asie orientale sur fond de crise sanitaire, économique et politique, alimente un sentiment d’anxiété dans l’Archipel. Ce climat explique certainement qu’après l’inattendue démission pour d’authentiques raisons de santé de Shinzo Abe, le Premier ministre japonais qui sera resté le plus longtemps au pouvoir depuis près de deux siècles, le parti gouvernemental, le PLD, n’a pas longtemps hésité à lui choisir son successeur, en la personne de Suga Yoshihide, l’austère numéro deux du gouvernement, un homme politique non conventionnel qui ne tardera certainement pas à imprimer sa marque.

 

Continuité politique : la gérontocratie au pouvoir

 

M. Abe avait dépassé le 24 août en matière de longévité au pouvoir son grand-oncle, Eisaku Sato (Premier ministre de 1964 à 1972). Son remplacement aurait dû n’avoir lieu qu’en septembre 2021, à l’issue de son troisième et dernier mandat à la tête du Parti libéral-démocrate (PLD). Dans l’urgence M. Suga, est apparu aux caciques de la formation comme le plus à même de poursuivre sa politique et surtout de protéger leur place. Cet homme resté dans l’ombre, qui tenait d’une main ferme la machine gouvernementale, est un politique peu traditionnel, phénomène assez rare dans ce pays fondamentalement conservateur, et il ne manquera peut -être pas de surprendre son public. Elu président du PLD, le 14 septembre avec 377 voix sur 5349 Suga Yoshihide. n’appartient à aucune faction, n’est le descendant d’aucune lignée d’hommes politiques. Fils d’agriculteur cultivant des fraises de la région d’Akita (nord du Honshu, l’île principale), venu à Tokyo effectuer ses études, qu’il a financées lui -même, il a décroché un poste de député en 1996 à l’âge de 47 ans. Il a grimpé les échelons dans le parti en se faisant remarquer comme bon tacticien lors des élections, et homme politique adroit pour éliminer ceux qui ne vont pas dans le sens voulu. Promu ministre des Affaires intérieures et de la Communication par Abe lors du premier passage de ce dernier au pouvoir en 2006-2007, Suga s’est distingué par son combat pour faire baisser la redevance télé. Depuis, il ne cesse de dénoncer les tarifs jugés trop élevés des services mobiles dans l’archipel. Piètre orateur, ce manœuvrier des coulisses, est apparu comme le « maître de l’ombre ». Derrière sa figure de clown triste se cache une grande mobilité d’esprit et il ne manquera, peut -être pas de surprendre son public. La réforme ne semble pas être sa priorité. Sa priorité est clairement « le redressement de l’économie, la protection de l’emploi, la numérisation de l’administration ». Suga a aussi un penchant pour le secteur du tourisme pour lequel il se met en quatre : fervent partisan de l’ouverture de casinos , il est aussi le chantre d’une campagne de subvention du voyage à travers le pays baptisé « GoTo Travel qui, selon lui, n’a pas contribué du tout à la propagation du coronavirus au Japon contrairement aux craintes des médecins.

La composition du nouveau gouvernement japonais ressemble presque à un club de retraités ! Seul le ministre de l’Environnement, Shinjiro Koizumi (39 ans), «un fils de», se détache de la majorité des autres dont la moyenne d’âge est de plus de 60 ans C’est un «gouvernement de travailleurs» assure le Premier ministre, Yoshihide Suga (71 ans). Surtout de vieux amis, entre hommes L’âge moyen des cinq principaux dirigeants de cette omnipotente formation qu’est le PLD dépasse 71 ans. Pas une femme dans ce quintette. Le vice-premier ministre et ministre des Finances du gouvernement Abe, Taro Aso, rempile. Il ne peut, être dégagé malgré ses 80 printemps malgré sa mauvaise humeur et ses bourdes verbales. La raison de cette gérontocratie est en partie liée au vieillissement de la population., mais surtout aux règles du PLD selon lesquelles, on ne peut pas accéder à la fonction ministérielle avant d’avoir gagné cinq fois au moins aux élections. Les rares exceptions sont les jeunes très populaires comme Shinjiro Koizumi, le fils de l’ex-Premier ministre Junichiro Koizumi.

Les femmes aussi peuvent bénéficier de dérogations, mais elles sont peu nombreuses. ». Si peu que les deux seules que Suga a fait entrer dans son nouveau gouvernement ont déjà figuré dans un précédent cabinet. Et l’une d’elles, Seiko Hashimoto, est à un poste temporaire, puisque cette ancienne sportive de 55 ans est chargée des Jeux olympiques, fixés du 23 juillet au 8 août 2021. En tout cas il s’avère que Yoshihide Suga, n’aime pas les voix critiques. Il vient de refuser d’entériner la nomination au Conseil scientifique du pays de six professeurs recommandés par cette institution. C’est la première fois qu’un chef du gouvernement refuse de tenir compte des recommandations du Conseil pour le renouvellement de ses membres. Il n’a pas hésité à peine arriver au pouvoir à ferrailler encore avec les sociétés de télécommunications et les intellectuels, qu’il ne porte pas dans son cœur. La priorité de l’heure, reste ; comme partout ailleurs d’assurer la survie de l’économie et de continuer sur la voie des réformes économiques, la troisième des flèches des Abeeconomics. Mais le Japon vit depuis des lustres avec une dette publique supérieure à 200% du PIB (elle a dépassé 250%) et cela ne l’a pas, outre mesure ébranlé. Le vrai défi à relever reste la réponse à apporter au vieillissement de la population, la faiblesse des naissances et la démoralisation de la jeunesse qui croit de moins en moins en l’avenir. Le nombre des mariages diminue. Mauvais signes pour la troisième économie mondiale, qui repose de plus en plus sur la robotisation accrue.

 

Malgré une bonne gestion du Covid, des préoccupations sociales grandissantes

 

Sans avoir imposé de confinement, et sans avoir cherché à éradiquer le virus, mais plutôt à en circonvenir les foyers et à les isoler, le Japon peut pourtant se targuer de résultats quasi exceptionnels : 91 402 contaminations et 441 décès à la mi-octobre, qui témoignent de la très grande discipline des Japonais « maniaques de la propreté » et de la forte pression sociale qui s’exerce sur chacun d’eux. Mais ces qualités indéniables ont leur revers. Ces pressions, conjuguées à la dépression provoquée par les pertes d’emploi parmi les travailleurs précaires, dont la majorité sont des femmes, ont fait bondir les taux de suicide de 8% en septembre. Autre sujet préoccupant : malgré le vieillissement de sa population, l’Archipel hésite toujours à faire appel à l’immigration, même choisie. C’est dans les chiffres de la naturalisation que la réalité éclate. Jamais peut-être l’Archipel n’a été aussi populaire dans le monde. Ses conditions de vie font envie dans toute l’Asie, voire le monde entier. Or une poignée d’étrangers accèdent à la naturalisation. En sept ans d’administration *Abe, 64.788 étrangers sont devenus japonais dont 10.853 qui n’étaient ni chinois ni coréens. Dans le même temps, pour une population deux fois moindre, la France a naturalisé 772.563 personnes. En 2019, deux fois plus de personnes sont devenues françaises que d’autres sont devenues japonaises en sept ans.

Le Japon met un point d’honneur à organiser le plus de manifestations internationales possible, afin de dissimuler son déclassement relatif qu’il vit très mal : organisation du G20 à Osaka en juin 2019, Coupe du monde de rugby en septembre 2019, JO et peut-être Exposition universelle à Osaka en 2025. Il s’agit de rester dans la compétition mondiale du soft power – cette capacité à séduire, à influencer et à attirer sans le secours de la contrainte – face à Pékin et à Séoul qui se posent sur ce plan aussi en compétiteurs farouches. On comprend dès lors l’obsession des JO. Ceux de 2020 devaient être la vitrine de l’essor de la robotique et des prouesses de la haute technologie. Tokyo entendant montrer au monde le site de test du Maglev, le train magnétique à la vitesse de 500 km/h, en écho au Shinkansen lors des JO organisés par le Japon en 1964. À l’époque, ces JO avaient été vécus comme une revanche sur la capitulation de 1945 et le symbole du redressement du pays. Une partie de l’opinion vit même dans les exploits des sportifs japonais la reconversion civile des vertus militaires. Le volontarisme du gouvernement à l’égard des jeux contraste avec son immobilisme sur des questions sociales et sociétales.

 

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La troisième économie mondiale ébranlée, mais pas fortement

 

Déjà fragilisée au dernier trimestre 2019, du fait de la hausse de la TVA qui a bridé la consommation, l’économie japonaise est officiellement entrée en récession au 1er trimestre 2020, mettant un terme à la plus longue période de croissance économique de l’archipel depuis 30 ans. Le potentiel de croissance du pays reste faible (+0,85%) malgré un Policy-mix ultra expansionniste (Abenomics). L’économie japonaise se heurte toujours à des contraintes de capacité : déclin démographique, pénurie de main-d’œuvre, structure duale du marché du travail qui pèse sur les salaires et la productivité, état d’esprit déflationniste. S’ajoutent à cela des facteurs baissiers exogènes : catastrophes naturelles, tensions commerciales menaçant les exportations, ralentissement de l’économie mondiale, appréciation du yen en période d’incertitudes, et depuis début 2020 effet de la pandémie du Covid-19.L’impact économique de l’épidémie du Covid-19 a été marqué à partir de février 2020 : baisse du tourisme surtout en provenance de Chine en février, effondrement des importations en mars, état d’urgence déclarée au Japon sur la période du 7 avril au 25 mai, à l’origine d’une baisse significative de la consommation et de la production. Si la pandémie était maîtrisée d’ici le la fin du second semestre, le Japon pourrait afficher une croissance 2020 négative, comprise entre -4,5% et -5,8%, proche de la récession observée post-crise financière de 2008, ce qui représente tout de même une « performance », somme toute pas des plus mauvaises. Au sein d’un panorama aussi déprimé, quelques entreprises affichent des résultats plus qu’honorables, comme Toyota, « constructeur automobile le plus confiant de la planète », qui a engrangé des bénéfices, certes avec une marge réduite de 2% contre 8% pour l’exercice précédent. Ses ventes ont peu chuté passant de 10,5 millions à 9,1 millions, ce qui n’est pas le cas des autres constructeurs, Nissan ayant essuyé une perte de 2,3 milliards d’euros au cours du 2e trimestre.

 

Les hésitations de la politique énergétique

 

Depuis l’accident de Fukushima de 2011 l’industrie nucléaire est quasi à l’arrêt : seuls 9 des 54 réacteurs du pays ont été redémarrés, mais l’électricité via le nucléaire doit fournir entre 20 et 22% de l’électricité. Plus grave trouver un lieu de stockage pour les déchets est devenu un casse-tête. La compagnie d’électricité de Tokyo, Tepco et ses partenaires, entre autres le groupe français Orano (ex-Areva, partenaire du démantèlement du site), gèrent son traitement, réalisé entre autres avec le Système avancé de traitement des liquides (ALPS) qui vise à éliminer une partie des radionucléides, avant un stockage dans les réservoirs installés sur le site. En septembre, 1,23 million de tonnes d’eau contaminée remplissaient 1 044 réservoirs. D’après l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), l’ensemble des réservoirs devraient être pleins vers l’été 2022.Depuis plusieurs années, Tokyo cherche une solution pour s’en débarrasser. Aussi, le gouvernement envisage de les rejeter dans l’Océan, une pratique déjà existante au Japon et à l’étranger sur des installations nucléaires en activité. L’eau a été filtrée à plusieurs reprises pour être débarrassée de la plupart de ses substances radioactives (radionucléides), mais pas du tritium, lequel ne peut pas être éliminé avec les techniques actuelles. Une telle mesure inquiète : plusieurs pays, dont la Chine, la Corée du Sud ou encore Taïwan interdisent toujours certaines importations de produits de Fukushima et des départements voisins. Des questions se posent sur l’impact réel sur l’environnement, car l’eau, même traitée, contient toujours des radionucléides, principalement du tritium.

Mais bonne nouvelle le Japon vient de se rallier lui aussi à la neutralité carbone en 2050 comme l’a déclaré le 26 octobre lors de son discours inaugural pour la nouvelle session parlementaire M. Suga : « Pour cela, nous allons faire tout notre possible pour créer une société plus respectueuse à l’égard de l’environnement. Le rapport bénéfique entre ce dernier et l’économie sera le pilier de notre stratégie de croissance” a-t-il continué, en martelant que “les mesures immédiates contre le dérèglement climatique permettront d’avoir de nouvelles opportunités économiques ».

 

Une politique extérieure, et de défense plus offensive

 

La confrontation croissante entre la Chine et les États-Unis, qui devrait se poursuivre au lendemain du scrutin présidentiel américain, même sous une autre forme la répression à Hongkong , qui s’ajoutent aux risques d’ affrontements en mer de Chine méridionale et orientale, où des navires chinois ont pénétré dans ce que le Japon considère comme ses eaux territoriales, autour des îles Senkaku, et Diaoyu en chinois ont amené peu à peu Tokyo, à se départir de sa réserve traditionnelle . Il a d’abord accueilli le 6 octobre le dialogue quadrilatéral dit « Quad » qui réunit ; États-Unis, Inde, Australie et Japon. Ainsi les Forces japonaises d’autodéfense seront autorisées à intervenir en cas de menace sur les navires et avions de l’armée australienne, ce qu’ils ne pouvaient faire qu’au profit des forces américaines. Puis Suga Yoshihide, que l’on disait ne rien connaître des dossiers internationaux n’a pas hésité de hausser le ton vis-à-vis de la Chine, sans bien sûr la nommer en se rendant, lors de son premier déplacement à l’étranger en Indonésie et au Vietnam, dont on peut dire, surtout pour le second qu’ils ne sont pas des amis de Pékin. Le message délivré « un Océan indien -pacifique libre et ouvert » semble d’abord géopolitique, mais pour sûr il ne devrait pas tarder à devenir économique. Le Japon certes ne veut guère mettre en péril ses denses relations commerciales avec la Chine (300 milliards de $ d’échanges bilatéraux), mais il ne manquera certainement pas d’orienter certains des investissements qu’il ne peut pas rapatrier chez lui vers ces deux partenaires. Certes l’Archipel ne veut donc pas être entraîné dans l’affrontement commercial sino-américain, en raison d’importants liens économiques qu’il maintient avec la Chine : le commerce bilatéral atteint 300 milliards de $, le montant des investissements en Chine 120 milliards, 26% des bénéfices des entreprises nipponnes sont liés à la Chine chiffre qui a même atteint 63% au 2e trimestre, du fait du rebond chinois. Mais c’est pour réduire cette dépendance que le gouvernement a arrêté un programme de diversification des lignes de production, doté de 2,2 milliards de $, dont en juillet ont bénéficié 57 entreprises.

On sait que M. Abe n’est pas parvenu à modifier le fameux article 9 de la Constitution japonaise qui impose de sévères restrictions au secteur japonais de la défense. Son successeur ne se lancera pas à sa suite dans cette tentative de révision constitutionnelle, au moins dans un avenir prévisible. Cependant il continuera à accroître les dépenses de défense en dotant les Forces d’autodéfense en matériel moderne, et en les exportant, comme c’est le cas vers le Vietnam. Il est fort vraisemblable que le Japon cherchera à renforcer son influence régionale et mondiale en multipliant les partenariats et en se présentant comme un pilier de la démocratie libérale et du multilatéralisme. Une diplomatie qui, en Asie du Sud-Est, en a fait un partenaire de confiance. Mais il est peu probable, dans les circonstances actuelles, que l’ambition du Japon de fédérer les démocraties de la région Indopacifique pour faire contrepoids à la « nouvelle route de la soie » chinoise se concrétise. Aussi début octobre le Japon révélait un budget de défense de 52 milliards de $, qui s’inscrit mal dans une certaine continuité puisqu’il s’agissait de la neuvième hausse consécutive. Le pays a dévoilé le Taigei, nouveau sous-marin de nouvelle génération construit par Mitsubishi Heavy Industries Ltd. Avec une longueur de 84 mètres et une largeur de 9,1 mètres, il a coûté 620 millions d’euros. Présenté dans un chantier naval de Kobe, au sud du pays, le sous-marin qui pèse 3.000 tonnes a été l’appareil qui devrait entrer en service qu’en 2022. Il deviendra alors le 22e sous-marin dans la flotte de défense japonaise, mais le premier dans sa nouvelle catégorie. Ce nouveau modèle qui peut embarquer un équipage de 70 personnes, possède un nouveau design pensé pour être plus furtif, mais aussi des batteries lithium-ion qui devraient lui permettre de rester plus longtemps sous l’eau que les modèles actuels. A l’heure actuelle, le Japon possède neuf sous-marins de classe Oyashio et 11 de classe Soryu. Récemment, on apprenait que le pays prévoit notamment de se doter rapidement de deux nouvelles frégates et d’un sous-marin pour un coût total supérieur à 1,6 milliard de $.

Pilier de la démocratie libérale et du multilatéralisme, le Japon, qui s’est toujours efforcé de maintenir les rapports les plus étroits avec l’hôte de la Maison-Blanche ne devrait pas être mécontent de l’arrivée du nouveau président américain. Il sait pourtant qu’il ne peut compter que sur lui, tout en consolidant les liens qu’il a forgés avec les quelques pays qui partagent globalement ses vues (Australie, Inde, Singapour).

 

 

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À propos de l’auteur
Eugène Berg

Eugène Berg

Eugène Berg est diplomate et essayiste. Il a été ambassadeur de France aux îles Fidji et dans le Pacifique et il a occupé de nombreuses représentations diplomatiques.
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