<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Le Japon à la croisée des chemins

5 février 2022

Temps de lecture : 5 minutes

Photo :

Abonnement Conflits

Le Japon à la croisée des chemins

par

L’archipel, qui avait durci sa position vis-à-vis de la Chine, n’a apparemment pas été consulté sur l’accord AUKUS ni, pour le moment, prié de s’y associer, ce qui le conduirait à se départir de sa traditionnelle politique de prudence. Le parti conservateur a remporté le scrutin législatif convoqué à la hâte et qui n’a donné lieu qu’à une courte campagne électorale de seulement douze jours.

 

Le Parti libéral-démocrate (PLD) domine la vie politique japonaise pratiquement sans discontinuer depuis 1955. Il a remporté les législatives du 31 octobre en enregistrant une faible baisse du nombre de ses députés, passé de 276 à 261 sur 465 sièges à la Chambre basse. La coalition gouvernementale formée avec le parti centriste Komeito obtient une majorité confortable de 293 députés. Une victoire aisée compte tenu de la grande division de l’opposition, éparpillée en une dizaine de petites formations aux programmes peu mobilisateurs, un taux d’abstention de 45 % en hausse constante depuis des années et un système électoral avantageant les circonscriptions rurales, base électorale du PLD, grâce notamment à sa politique protectionniste pour la production de riz. Une bonne partie de l’électorat, les jeunes et les opposants urbains, boudent les urnes, considérant que celles-ci ne changent rien : le choix du Premier ministre n’est pas déterminé par le scrutin, mais provient des savants équilibres au sein des caciques du parti.

À lire également

Nouveau Numéro : Nucléaire l’atome, futur des armées et de l’énergie ?

Un système oligarchique

La façon dont a été effectué en septembre le choix du Premier ministre illustre le caractère oligarchique du système politique nippon. Quatre candidats se sont affrontés pour succéder à Yoshihide Suga, le peu charismatique successeur de Shinzo Abe, qui avait battu le record de longévité au pouvoir. Contrairement au favori des sondages, ce n’est pas Kono Taro, héritier d’une famille politique, formé aux États-Unis, qui l’a emporté, mais l’ancien ministre des Affaires étrangères, Fumio Kishida, avec 257 voix au second tour du scrutin au sein des instances dirigeantes du PLD contre 170 à Taro Kono. Fumio Kishida a dû sa victoire aux faveurs des cadres et des vétérans du parti et au fait qu’il est moins indépendant, pour ne pas dire moins incontrôlable, que Taro Kono. En résumé, une victoire de l’establishment, Fumio Kishida étant à la tête de la faction Kochikai, la crème de la crème, celle des cadres du ministère des Finances. Il est lui-même fils et petit-fils de parlementaires, issu du département de Hiroshima où il est né en 1957. Le 100e Premier ministre japonais est passé par une école primaire de New York, où son père était en poste. Après avoir intégré la Banque japonaise de crédit à long terme, il a décroché un poste de parlementaire dans sa région d’origine. Puis il a enchaîné les portefeuilles ministériels dans les cabinets Abe avant d’hériter en 2012 des affaires étrangères, qu’il dirigea pendant cinq ans, période au cours de laquelle il plaida pour une « diplomatie humaine ». Cette victoire de la frange « sérieuse » du PLD a été une mauvaise nouvelle pour l’opposition qui manque de prise, car le PLD au pouvoir depuis 1955 a su faire preuve d’une plasticité remarquable. Conservateur, dénué de principes forts, très hiérarchisé, il passe sans effort du libéralisme au dirigisme. Ce ne sont pas les élections qui sont l’enjeu politique essentiel, mais l’élection à la présidence du PLD, d’où l’appellation de « démocratie peu commune » assignée au Japon.

La question démographique

L’archipel ignore pour l’instant les turbulences politiques et sociales que connaissent l’Europe et les États-Unis. Les Japonais ont perdu le goût des manifestations. La violence de rue et les saccages de biens publics ou privés sont inexistants, les grèves passent inaperçues. Stabilité, consensus, ordre, valeurs traditionnelles restent largement respectés. Le nombre de vols y est de 86 fois inférieur au taux français ! Le vieillissement (les plus de 65 ans représentent 28 % de la population) conjugué à la chute de la natalité – le taux de fécondité est de 1,36 – contribue à l’enlisement de la vie politique. Le Japon a atteint son pic démographique en 2008 avec 128 millions d’habitants (126 millions aujourd’hui). Les naissances ont atteint en 2016 pour la première fois moins d’un million et baissent régulièrement : 840 832 en 2020, 770 000 en 2021. Or la pandémie augmente la baisse des naissances dans des proportions qui devraient dépasser toutes les prévisions : le Japon va peut-être perdre 750 000 nationaux en 2021, un chiffre projeté il y a peu encore pour 2039. Il n’est pas impossible, et toutes les projections vont même dans ce sens, que le Japon connaisse à peine 590 000 naissances jusqu’en 2045, puis moins encore. Le constat dans ce cas de figure serait sans appel : en 2040, sa population aurait baissé de plus de 14 millions, passant de 126 millions à 110 millions. Le pays pourrait perdre 30 millions de personnes en âge de travailler si le gouvernement continuait d’avoir recours le moins possible à de la main-d’œuvre étrangère, préférant s’en remettre à des robots. Aux yeux de certains hommes politiques, il est déjà trop tard pour contrer cette évolution. Mieux vaut, selon eux, pour le futur, s’arc-bouter sur la « ligne de défense» d’une population de 100 millions de Japonais. Ce chiffre rappelle les fameux « 100 millions » de 1945 qui, au dire des militaires japonais fanatiques d’alors, devaient se sacrifier pour préserver l’archipel de l’invasion américaine (en réalité, la population japonaise n’était à cette époque que de 75 millions). Cela n’incite pas à l’offensive face à la montée des géants démographiques asiatiques.

Pourtant l’économie reste robuste. En dehors d’un taux d’endettement anormalement élevé, mais somme toute gérable, car en grande partie financée par des sources internes, un déficit budgétaire substantiel, le Japon continue d’afficher de bonnes performances économiques. La troisième économie mondiale, qui reste toujours innovante, a moins souffert que les autres grandes économies de la pénurie de microprocesseurs : il en est le 3e producteur mondial, après Taïwan et la Corée du Sud.

Le Japon cherche sa place dans l’échiquier asiatique résultant de la création de l’AUKUS

Jusqu’à présent, Tokyo s’efforçait de maintenir un certain équilibre dans ses relations avec Washington et Pékin, tout en renforçant ses liens avec l’Australie, l’Inde ou les pays de l’ASEAN. Mais face à la montée en puissance de la Chine, l’Archipel, qui fut à l’origine dès 2007 du slogan « un Indopacifique libre et ouvert » n’a cessé d’accroître sa coopération militaire avec les États -Unis et d’augmenter ses dépenses au-delà de 1 % du PIB. Il a ainsi été décider de doter la marine japonaise de deux destroyers équipés du système de défense antimissile Aegis et d’acquérir des missiles antinavires hypersoniques à longue portée. La menace vient désormais de la Corée du Nord et de ses missiles, et surtout de la Chine. En mer, les garde-côtes japonais, épaulés par la marine, interviennent face à leurs homologues chinois qui taquinent les eaux autour des îlots disputés Senkaku-Diaoyu, en mer de Chine méridionale. Les forces nipponnes se présentent avec du matériel ultrasophistiqué aux mains de militaires bien formés, dont les missions ont été élargies au fil des modifications des interprétations de l’article 9 de la Constitution. Il reste à voir si les dépenses de défense qui ont d’ores et déjà atteint le niveau record de 42 milliards d’euros pour l’exercice 2020, le 9e budget de défense du monde, passeront de l’actuel plafond de 1 % du PIB à 2 % comme l’a inscrit le PLD dans son programme. Pour le moment, Tokyo va acquérir 147 avions de combat américains de 5e génération F-35, dont certains iront sur les deux petits porte-avions en construction, et développer le F-X, appareil de 6e génération, en coopération avec Lockheed Martin. Sa flotte compte d’excellents sous-marins aux compétences reconnues pour la surveillance maritime et aérienne, et la lutte anti-sous-marine. L’interopérabilité avec les forces américaines se développe dans les domaines maritime et aérien. Le pays diversifie ses coopérations de défense dans le cadre indopacifique à travers des exercices internationaux comme « Malabar » en Inde ou « RimPac » dans le Pacifique. Des manœuvres avec les forces françaises et avec le groupe aéronaval britannique du Queen Elizabeth sont programmées en 2021 dans le voisinage du Japon. Ce pays vieillissant et conservateur n’est donc pas aussi immobile que l’image qu’il donne.

À lire également

Japon, une nouvelle ère sans guerre ?

Mots-clefs : ,

À propos de l’auteur
Helena Voulkovski

Helena Voulkovski

Helena Voulkovski travaille sur les risques pays pour un cabinet international d’assurances.

Voir aussi