<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Le Haut-Karabagh : un conflit pas si gelé que cela

31 décembre 2014

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Rescapés et victimes de la prise de Khodjali Photo : H.H.A./SIPA 00217141_000010

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Le Haut-Karabagh : un conflit pas si gelé que cela

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Situé aux confins du Caucase, la République autoproclamée du Haut-Karabagh a commémoré vingt ans de paix précaire. L’anniversaire du cessez-le-feu a coïncidé avec un regain de tension le long de la ligne de front. L’avenir de ce fragile statu quo demeure étroitement lié à l’évolution de la politique russe dans sa sphère d’influence traditionnelle.

Le 12 novembre 2014, un hélicoptère MI-24 de l’armée du Karabagh effectuant un vol d’entraînement à proximité des positions tenues par l’armée azerbaïdjanaise était abattu, tuant trois personnes. Deux semaines plus tôt, le président Hollande recevait ses homologues arménien et azéri à l’Élysée. Jamais la tension n’aura été aussi forte sur les 250 km de la « ligne de contact » qui sépare les forces de défense du Haut-Karabagh de l’armée régulière azerbaïdjanaise. Du 3 au 9 août 2014, l’armée azerbaïdjanaise a violé à 3 000 reprises le cessez-le-feu. Les escarmouches et les tirs de snipers sont récurrents sur le front, la violente escalade initiée fin juillet aura, de sources arméniennes, causé la mort de 30 soldats dont 25 azéris. Assez pour susciter une vague d’inquiétudes aussi bien en Arménie que dans la diaspora. À cette occasion, la Russie a proposé une médiation à l’heure où les projecteurs de l’actualité restaient rivés sur l’est de l’Ukraine.

Le Jardin Noir

L’ex-khanat du Karabagh (littéralement le « jardin noir » en turco-persan) se situe au cœur de la mosaïque d’un Caucase disputé par l’Iran et la Russie impériale. Région montagneuse aux confins de l’Iran et du Caucase, sans ressources particulières autres que ses terres fertiles, le Karabagh compte surtout comme poste avancé pour les puissances régionales d’hier et d’aujourd’hui que sont la Russie et l’Iran. La première aura raison de son adversaire persan qui lui cède ses provinces septentrionales par les traités de Gulistan en 1813. Au lendemain de la révolution bolchevique de 1917, un vide géopolitique se crée dans toute la Transcaucasie qui se fédéralise à la hâte en trois entités (Géorgie, Arménie et Azerbaïdjan) qui proclament leur indépendance en 1918. Celles-ci ne tardent pas à entrer en conflit pour le tracé de leurs frontières respectives. L’Arménie et l’Azerbaïdjan se heurtent pour le contrôle des provinces du Nakhitchevan, du Zangézour et du Karabagh. En 1921, le Karabagh, peuplé alors de 94 % d’Arméniens, est adjugé par Staline à l’Azerbaïdjan soviétique dans le cadre d’une politique des nationalités mue par la volonté de diviser pour régner. Décidément, le communisme aime à redessiner les frontières au mépris des réalités nationales, comme Khrouchtchev l’a fait en 1954 en accordant la Crimée à l’Ukraine. Cet héritage du communisme est à l’origine de bien des tensions actuelles. D’une superficie de 4400 km2, le Haut- Karabagh devient une région autonome intégrée à la RSS d’Azerbaïdjan, formant une enclave aux frontières ciselées, coupée de l’Arménie. Pendant toute la période soviétique, Bakou tentera d’inverser en sa faveur l’équilibre démographique ; en 1988 ils n’étaient plus que 74 % d’Arméniens. Tandis que, de leur côté, les Arméniens du Karabagh n’ont jamais accepté cette séparation, réclamant à de nombreuses reprises (en 1945, 1965, 1977 et 1987) leur réintégration au sein de l’Arménie soviétique.

Un conflit sanglant

En février 1988 la politique initiée par Gorbatchev remet la question du Karabagh à l’ordre du jour. Un gigantesque mouvement de masse s’organise simultanément à Stepanakert, la capitale de l’enclave, et à Erevan. Une seule revendication prédomine, le rattachement à l’Arménie soviétique via un couloir de 12 km qui traverse la localité de Lachin. En réaction, des pogroms antiarméniens ont lieu en 1988 dans la ville industrielle de Sumgaït sur les bords de la Caspienne. La nouvelle du massacre ravive le traumatisme du génocide de 1915. Après avoir exigé la réunification avec l’Arménie, le Parlement de la région du Karabagh finit par proclamer l’indépendance totale le 2 septembre 1991. Dès lors, le conflit prend une nouvelle tournure. Des chassés croisés de populations (Arméniens d’Azerbaïdjan, Azéris d’Arménie) accompagnent la première phase du conflit armé lequel oppose l’armée (encore) soviétique aux groupes d’autodéfense du Karabagh, épaulés par des volontaires venus d’Arménie. À la faveur de la dislocation de l’URSS, la toute nouvelle armée régulière d’Azerbaïdjan engage des combattants russes, kazakhs et ukrainiens mais aussi des moudjahidines afghans. Moins bien lotis, les Arméniens bénéficient d’un soutien inconditionnel de la diaspora et de l’Arménie voisine, dont le ravitaillement en armes et matériels est cependant rendu plus difficile par le blocus turco-azéri. En février 1992, les forces arméniennes prennent la ville stratégique de Khodjaly et son aéroport situé à sept kilomètres au nord de Stepanakert. Au cours de l’évacuation de la ville, plusieurs centaines de civils azerbaïdjanais trouvent la mort, les deux camps se renvoyant la responsabilité de ce massacre. Le 9 mai de la même année, au terme de combats intenses, a lieu la prise de la ville de Chouchi d’où l’artillerie azerbaïdjanaise bombardait Stepanakert. Dans la foulée, le 18 mai, les troupes arméniennes lancent une offensive contre la ville de Lachin et réussissent la jonction entre l’Arménie et le Karabagh. Les victoires arméniennes qui suivent provoquent la chute du président azerbaïdjanais Mutalibov. Négocié par l’OSCE, un cessez-le-feu signé à Bichkek en mai 1994 sonne le glas du conflit armé à l’avantage de la partie arménienne. La guerre a causé la mort de 30 000 militaires et civils des deux camps, l’exode plus ou moins forcé de 61 000 Arméniens du Karabagh, d’environ 400 000 Arméniens d’Azerbaïdjan et de 630 000 Azéris. Outre 83 % du territoire de la région autonome du Haut-Karabagh, les forces arméniennes ont pris le contrôle des sept provinces azerbaïdjanaises qui contournent l’enclave pour y gagner une profondeur stratégique et faire de ces zones une monnaie d’échange dans le cadre d’éventuelles négociations. Avec le Karabagh, ce sont en tout 14 % du territoire azerbaïdjanais qui échappe au contrôle de Bakou. Codirigé par la Russie, les États-Unis et la France, le Groupe de Minsk sous l’égide de l’OSCE est en charge du dossier depuis 1992. Or les négociations piétinent surtout depuis que le Haut-Karabagh a été exclu des négociations de paix en 1998. Officiellement peuplé de 140 000 habitants, la République autoproclamée du Haut-Karabagh a 23 ans. Reconnue par l’Ossétie du Sud, l’Abkhazie et la Transnistrie, l’enclave doit sa survie à la seule frontière qui la relie à son voisin arménien.

Deux conceptions du droit

Outre les dimensions ethniques et confessionnelles enchevêtrées dans ce conflit qui oppose Arméniens chrétiens et Azéris chiites, deux principes juridiques entrent en collusion : d’une part, l’intégrité territoriale défendue par Bakou, de l’autre, le droit du Haut-Karabagh à l’auto-détermination que réclament Erevan et Stepanakert. Quatre résolutions de l’ONU ont été adoptées en 1993, deux d’entre elles rappellent le respect de l’intégrité territoriale des États de la région. De son côté, le Groupe de Minsk a présenté en 2007 à Madrid des principes « pour un règlement pacifique du conflit du Haut-Karabagh » servant de base de travail au processus de paix. Ils comprennent la restitution des territoires occupés entourant le Haut-Karabagh à l’Azerbaïdjan, un statut provisoire pour le Haut-Karabagh garantissant l’autodétermination et la sécurité de ses habitants, le statut définitif étant renvoyé à une date ultérieure, un couloir terrestre reliant l’Arménie au Haut-Karabagh, le stationnement de forces de maintien de la paix. Reste l’un des points les plus importants des négociations de paix, le droit de retour à leurs anciens lieux d’habitation pour toutes les personnes déplacées et les réfugiés. De fait c’est surtout l’absence de troupes de paix stationnées sur le no man’s land qui facilite la recrudescence d’infractions à la trêve. En cela la situation de « paix négative » au Karabagh n’a rien d’un conflit gelé dont Chypre est l’archétype. À la précarité du cessez-le-feu, s’ajoute une rhétorique martiale de la part des dirigeants azerbaïdjanais dont le pays s’est lancé dans une course asymétrique aux armements. Gros client d’Israël, le budget de la défense de l’Azerbaïdjan a enregistré une hausse de 400 %, passant de 454 millions de dollars en 2003 à 3,4 milliards en 2013. De son côté, l’Arménie a vu durant la même période ses défenses militaires passer de 181 millions de dollars en 2003 à 428 millions de dollars en 2013. Ce déséquilibre en faveur de l’Azerbaïdjan est compensé par les moyens de dissuasion de la partie arménienne dont les missiles peuvent frapper les infrastructures pétrolières de Bakou. Vu d’Erevan, le conflit du Haut-Karabagh a joué un rôle primordial dans le processus qui a conduit l’Arménie à l’indépendance. L’élite intellectuelle de la transition a bâti sa légitimité populaire sur son discours de rattachement de l’enclave à la mère patrie. En outre, les élites du Karabagh et d’Arménie sont fortement imbriquées. En 1998 le président Levon Ter-Petrossian avait été contraint à la démission pour sa position sur ce dossier.
Il fut remplacé par son Premier ministre, Robert Kotcharian (1998-2008), lui-même ancien président de la République autoproclamée du Karabagh. Également originaire de la région, Serge Sarkissian, l’actuel président arménien, a participé au conflit en sa qualité de responsable du comité des forces d’autodéfense locales.

Le haut Karabagh
Photo : Conflits

Qui a intérêt au statu quo?

La question démographique est une bombe à retardement. Malgré les politiques arméniennes d’encouragement à la natalité, le fossé se creuse entre les belligérants. L’Arménie est saignée à blanc par une forte et incessante émigration. Depuis 1991, selon les statistiques arméniennes, la population plafonne à 3,3 millions d’habitants, un chiffre probablement très supérieur à la réalité et très inférieur à celui de l’Azerbaïdjan (9,3 millions). Et ce ne sont pas les acquis territoriaux de 1994 qui ont permis au Karabagh (officiellement 140 000 habitants) de retrouver sa population d’avant 1988. Toutefois, en dépit de son coût économique colossal, Bakou et Erevan demeurent attachées au statu quo, les élites des deux pays utilisant ce conflit à leur avantage. Pour Stepanakert, la prolongation de cette situation de « paix négative » lui permettrait d’exercer un jour son droit à l’autodétermination et de rompre avec son isolement. Décrié pour son népotisme, le régime dictatorial d’Aliev à Bakou entretient de son côté une rhétorique antiarménienne pour alimenter un fragile capital de légitimité. Par ailleurs, ses dépenses en armement, compensées par sa production de pétrole, sont doublées d’une marginalisation systématique de l’Arménie dans les projets énergétiques régionaux.

Ambivalences Russes

Si la Russie tire les marrons du feu caucasien pour jouer les bons offices dans un contexte de crise ukrainienne, elle veille à entretenir simultanément une relation à équidistance au sein de son « étranger proche ». Moscou est liée à Erevan par divers accords de coopération stratégique et entend intégrer l’Arménie au sein de l’Union douanière et un accord militaire bilatéral (les troupes russes sont postées aux frontières avec la Turquie et l’Iran). Dans le cadre de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), la Russie entretient une base à Gumri, mais elle vend aussi des armes à l’Azerbaïdjan. Entre 2007 et 2011 elle a fourni 55 % des importations azerbaïdjanaises d’armement et 96 % des fournitures militaires de l’Arménie (et par ricochet du Karabagh). Fort de ses hydrocarbures, l’Azerbaïdjan dispose de plus grandes marges de manœuvre vis-à-vis de la Russie ; il peut espérer concurrencer les exportations de gaz russe, ce à quoi les Occidentaux le poussent. D’ailleurs il n’a pas renouvelé en décembre 2012 le contrat de bail concernant la station radar russe de Gabala au nord du pays. Alliée de l’Iran qui redoute l’irrédentisme de sa minorité azérie dans son flanc nord, l’Arménie voit dans l’alliance de sécurité avec la Russie un bouclier contre une menace panturque et une assurance vie pour le Karabagh. Un choix de survie qui l’empêche de conduire une politique étrangère autonome : elle s’est d’ailleurs abstenue de voter la résolution onusienne condamnant l’annexion russe de la Crimée. Loin d’être réglée, la question du Karabagh continue d’envenimer les relations de l’Arménie avec son voisinage mais aussi avec son allié russe. Car si Erevan a accepté de rejoindre l’Union douanière eurasiatique, Moscou n’a rien fait pour accélérer le processus. Tandis que, de son côté, l’Azerbaïdjan compte sur le soutien du Kazakhstan (membre de l’Union douanière) pour que le Karabagh soit maintenu en quarantaine.

À propos de l’auteur
Tigrane Yégavian

Tigrane Yégavian

Chercheur au Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), il est titulaire d’un master en politique comparée spécialité Monde Musulman de l’IEP de Paris et d’une licence d’arabe à l’INALCO. Après avoir étudié la question turkmène en Irak et la question des minorités en Syrie et au Liban, il s’est tourné vers le journalisme spécialisé. Il a notamment publié "Arménie à l’ombre de la montagne sacrée", Névicata, 2015, "Missio"n, (coécrit avec Bernard Kinvi), éd. du Cerf, 2019, "Minorités d'Orient les oubliés de l'Histoire", (Le Rocher, 2019) et "Géopolitique de l'Arménie" (Bibliomonde, 2019).

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