L’importance du football dans les sociétés actuelles conduit à une quête régulière de ses origines. Si ce sport est considéré la plupart du temps comme ayant des origines britanniques, ne serait-ce qu’en raison du nom lui-même, cette opinion n’a pas toujours fait l’unanimité.
Article original paru sur The Conversation.
Par nationalisme, certains peuples ou certains gouvernements préfèrent se tourner, pour expliquer la naissance du football, vers des jeux populaires, folkloriques, qui existaient chez eux depuis le Moyen Âge. L’exemple le plus frappant est sans doute celui de l’Italie où, dans les années 1920-1930, les autorités fascistes, refusant de reconnaître dans cette histoire le rôle essentiel de la Grande-Bretagne, font du football le descendant du « calcio fiorentino » qui se dispute d’ailleurs toujours à Florence (M. Correia, Une histoire populaire du football, La Découverte, 2020, p. 98-99). Curieusement, Mussolini et les fascistes italiens n’ont pas poussé cette recherche des origines jusqu’à l’Antiquité romaine, qui les séduisait pourtant tellement avec ses faisceaux et ses licteurs (cf. les Fasci Giovanili di Combattimento et les Littoriali dello Sport, véritables Olympiades fascistes).
Que cette hypothèse, négligeant la Grande-Bretagne du XIXe siècle pour remonter à l’Empire romain, n’ait pas été évoquée est d’autant plus étonnant que nombre de caractères du football contemporain se trouvaient déjà dans le principal spectacle sportif romain, celui des courses de chars.
Passion planétaire
C’est une véritable passion planétaire dans les deux cas. Si on le sait bien du football, puisque l’Amérique du nord qui semblait faire exception il y a quelques années est aujourd’hui conquise par le soccer, les courses de chars, spectacle principal des jeux du cirque, suscitent une vraie folie dans tout l’Empire, depuis l’actuel Portugal (la Lusitanie) jusqu’à Constantinople, depuis l’Angleterre, où l’on vient de découvrir un cirque, à Colchester, jusqu’à l’Afrique du nord (Carthage).
Toutes les générations, toutes les classes sociales sont touchées. Écoutons Ammien Marcellin qui écrit au IVe siècle de notre ère :
« Leur temple, leur séjour, leur assemblée, le dernier terme de leurs désirs, c’est le Grand Cirque… Dans le nombre, ceux auxquels la vie n’a plus rien à offrir, auxquels l’autorité de l’âge donne le premier rang, s’exclament souvent, invoquant leurs cheveux blancs et leurs rides, que l’État ne peut subsister, si dans la prochaine course le cocher à qui vont les préférences de chacun ne s’élance pas le premier hors des stalles, et si avec ses chevaux de funeste augure il ne contourne pas la borne d’assez près… Quand le jour tant souhaité des jeux équestres commence à blanchir, tous se précipitent… au point de surpasser en rapidité les chars mêmes qui doivent disputer la course… » (28, 4, 28-31)
Certains font même la queue en pleine nuit devant le cirque pour occuper les meilleures places, au point de déranger l’empereur qui à Rome a son palais sur le Palatin, au-dessus de l’édifice sportif. Tout Rome est au cirque, et, comme dans le film d’Ettore Scola, Une journée particulière, la ville devient le paradis des voleurs et l’empereur Auguste devra mettre en place des patrouilles de police pour protéger les biens des citoyens !
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Des clubs surpuissants
Une telle passion a conduit à ériger des édifices colossaux : le Grand cirque de Rome, le Circus Maximus, situé entre le Palatin et l’Aventin, avait sans doute une capacité de 150000 spectateurs – rappelons que le Stade de France ne peut accueillir que 80000 spectateurs ?
Le plus frappant dans ce rapprochement entre courses de chars et football réside sans doute dans le type d’organisation. C’est dans les deux cas une même structure en clubs dotés d’une grande puissance financière, de vastes locaux, souvent luxueux, d’un personnel très nombreux, cochers, cavaliers, médecins, vétérinaires, artisans, avec des groupes de supporters fanatisés prêts à acheter tous les produits dérivés : dans l’Empire romain, où règne déjà une forme de mondialisation, les clubs (appelés ici factions) au nombre de quatre, étaient distingués par leur couleur, on était supporter, tifoso des Rouges, des Verts, des Bleus ou des Blancs. Une passion qui accompagnait certains dans la mort : une épitaphe donne comme unique précision à propos d’un certain Caecilius Pudens le fait qu’il était venetianus, supporter des Bleus… Enfin, pour se limiter à ces points essentiels, les cochers vedettes, conducteurs de quadriges, étaient payés et adulés à l’instar de nos footballeurs les plus célèbres, ce qui ne manquait pas de susciter déjà la jalousie de certains intellectuels gagnant moins bien leur vie.
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Des sports dissemblables
Bien sûr, tout en présentant en tant que spectacles des traits communs, ces deux sports n’ont guère de ressemblance. A vrai dire, si Grecs et Romains ont pratiqué beaucoup de jeux et exercices avec des balles, les sports collectifs de ballon ne suscitaient pas dans l’Antiquité un enthousiasme aussi délirant qu’aujourd’hui et surtout ils n’ont jamais donné lieu à des compétitions officielles. Aucune source littéraire ou figurée ne nous permet de bien connaître les règles exactes des jeux de ballon appelés harpastum ou episkuros : parfois dans certaines descriptions comme celle de Pollux au IIe siècle de notre ère ou dans une lettre de Sidoine Apollinaire (Ve siècle), on croit reconnaître des mouvements, des gestes ou des phases de jeu évoquant notre football ou notre rugby, mais on ne peut pas pousser plus avant une telle identification.
Reste que les Romains ont inventé le follis, un ballon de peau gonflé d’air comme celui que l’on voit sur une mosaïque d’Ostie (thermes de Porta Marina), et qui doit être un dodécaèdre, malgré ses deux hexagones adjacents sans doute dus à une erreur du mosaïste.
Il y a quelques années, un article publié dans le premier volume d’une encyclopédie de l’Antiquité des plus savantes, le Neue Pauly, a paru à certains apporter une information décisive. Dans cet article intitulé en grec« apopoudobalia » (littéralement « la balle au pied » « football »).
L’auteur, M. Meier, indiquait que ce sport collectf né en Grèce, était ensuite passé à Rome pour être finalement importé en Angleterre par les légions romaines lors de la conquête de l’île : et c’est là qu’il allait connaître une renaissance des siècles plus tard sous le nom de football… une démonstration d’autant plus convaincante qu’elle s’appuyait sur des citations d’auteurs anciens tels que Tertullien, lequel avait écrit de fait un traité sur les spectacles (De spectaculis).
Las, on s’est aperçu assez vite que le chapitre cité n’avait jamais existé, et personne n’avait jamais rencontré dans un texte le mot apopoudobalia : l’ensemble de l’article n’était qu’un canular remarquablement conduit. Plusieurs antiquisants, très érudits mais quelque peu dépourvus d’humour, ne manquèrent pas de fulminer contre cette imposture, très rare dans les publications scientifiques liées à l’Antiquité. Et pourtant elle a eu l’intérêt de rappeler que le sport romain et le sport contemporain n’étaient pas toujours aussi éloignés qu’on l’a écrit et cru pendant longtemps.
Jean-Paul Thuillier, Directeur du département des sciences de l’Antiquité, École normale supérieure (ENS) – PSL