Confrontée à une croissance de ses besoins en eau, la Chine dispose de réserves limitées. Le dessalement de l’eau de mer apparaît comme une solution indispensable pour fournir la population et les industries.
Article paru dans la Revue Conflits n°52, dont le dossier est consacré à l’espace.
Confrontée aux effets du changement climatique, la Chine rencontre de plus en plus de périodes de sécheresse et de canicule qui se traduisent par des manques d’eau chroniques. L’année 2022 aura été de ce point de vue un marqueur, avec la pire sécheresse connue depuis soixante ans, tant par son ampleur (avec un record de température de 52,2 °C, le 16 juillet 2022, enregistré au nord-ouest du Xinjiang) que par sa durée (sur plus soixante-dix jours). Cette situation a touché à des degrés divers la moitié du territoire chinois, et notamment une large bande englobant la partie sud de la région autonome du Tibet jusqu’aux régions côtières de l’est, véritable poumon économique de la Chine. Cette diagonale a principalement suivi le tracé du fleuve Yangtze, source stratégique d’alimentation en eau du pays.
Le manque de pluie, l’évaporation due à la chaleur ou encore l’augmentation des consommations domestiques causées par la canicule ont eu un impact certain sur l’économie et la qualité de vie des Chinois, mais également – et peut-être d’abord – sur les capacités de génération électrique du pays.Il faut en effet de l’énergie pour l’eau, afin de faire fonctionner les forages d’eau souterraine, les prises d’eau en rivière, les ouvrages de transferts d’eau brute, et enfin les capacités de traitement et de distribution d’eau potable, mais il faut encore plus d’eau pour l’énergie. Le secteur énergétique chinois est ainsi, comme ses homologues ailleurs dans le monde, un grand préleveur dans le milieu naturel, et reste un grand consommateur. Pour faire tourner ses barrages hydroélectriques, refroidir ses réacteurs nucléaires, mais également pour ses centrales à charbon et à gaz, la Chine a ainsi besoin de beaucoup de débit hydraulique.
Il est aujourd’hui estimé que les manques d’eau induisent une réduction des capacités de production d’électricité chinoises, estimées à hauteur de 400 TWH par an, soit plus que la production annuelle des 56 réacteurs nucléaires d’EDF.
En termes économiques, cela se traduit par des conséquences fortes sur la production industrielle chinoise, particulièrement énergivore, absorbant les deux tiers de l’électricité produite.
La réponse au défi du manque d’eau par les infrastructures de transfert
Il y a vingt ans la Chine lançait les premiers travaux qui ont conduit au plus vaste transfert d’eau du monde, réalisant le rêve exprimé par Mao dans les années 1950 qui souhaitait voir acheminer l’abondante eau du sud vers le nord. Ainsi est né le titanesque projet d’adduction d’eau sud-nord, Nan Shui Bei Diao (les « eaux du sud coulent au nord ») ou PAESN, qui permet de dévier une partie des eaux du bassin du Yangtze, le fleuve Bleu, vers la partie septentrionale de la Chine, très peuplée, aux ressources en eau rares et surexploitées.
Prouesse de l’ingénierie chinoise achevée en décembre 2014, la route centrale, également appelée le Grand Aqueduc, permet d’alimenter Pékin et Tianjin en transportant de l’eau brute sur 1 200 km en traversant les provinces du Henan et du Hebei.
La route la plus à l’est s’appuie quant à elle sur le tracé du Grand Canal, construit entre Hangzhou et Pékin il y a plus de deux mille cinq cents ans.
Malgré ces réalisations hors norme, tant en termes de travaux (dont le budget est estimé à 38 milliards de dollars pour la seule route centrale) que de volumes d’eau transférés (9,3 milliards de m³ déjà fournis à Pékin depuis sa mise en exploitation, selon la Beijing Water Authority), il est pourtant question de planifier une troisième route, située plus à l’ouest, qui viserait à continuer de prendre de l’eau du fleuve Bleu depuis les contreforts du Tibet.
Ce que sont devenues de véritables artères fémorales pour l’alimentation en eau de la partie nord-est de la Chine interroge cependant sur l’impact et la vulnérabilité de ce modèle sur lequel Pékin ne pourra seul compter à l’avenir face aux défis du changement climatique. Les scénarios de ruptures de continuité d’activité sont en effet potentiellement nombreux : fonte accélérée des glaciers qui est appelée à réduire le débit du fleuve Bleu et de ses affluents ; pannes accidentelles ou provoquées, notamment en raison de risques cyber grandissants sur les SI industriels qui régissent les capacités de pompage de ces transferts massifs ; pollutions accidentelles ou intentionnelles des eaux brutes transportées ; sécheresse et canicule prolongée mettant les fleuves à l’étiage (entre août et septembre 2022, le fleuve Bleu était par exemple à 50 % du débit de la moyenne des cinq dernières années) ; tensions hydro-diplomatiques avec l’Inde…
Concernant cette dernière problématique, Delhi est en effet particulièrement attentive aux ambitions de Pékin concernant une troisième route, qui pourraient viser à utiliser le potentiel des eaux du Yarlung-Tsangpo, nom chinois du Brahmapoutre. Après avoir pris sa source au Tibet et traversé la Chine sur 2 057 km, ce fleuve – sacré pour l’Inde – devient stratégique pour l’approvisionnement en eau de ce pays qui, en avril 2023, a dépassé, selon les Nations unies, la Chine en termes de population avec 1,44 milliard d’individus. En conséquence, l’Inde ne saurait tolérer la moindre baisse de débit du Brahmapoutre en entrée de son territoire.
Une nécessaire adaptation du modèle chinois d’alimentation en eau
Dans ce contexte, que peut et doit faire la Chine autrement ?
D’abord, réduire l’empreinte en eau de son agriculture et de ses activités industrielles et énergétiques, en particulier dans le nord-est du pays qui a surutilisé la ressource en eau souterraine et qui en a pollué les nappes phréatiques.
Cette stratégie doit constituer le premier pilier de la réponse chinoise face à un contexte de raréfaction de la ressource, aggravé par le changement climatique. Cela passera assurément par une augmentation des tarifs de l’eau afin qu’ils reflètent la vraie valeur de ce bien devenu précieux et qu’ils obligent les gros consommateurs à réduire leur empreinte en termes de consommation.
Le second axe porte sur les ressources en eau alternatives.
Même si elle ne le dit pas, la Chine peut logiquement envier le modèle vertueux de Singapour qui pourrait être duplicable à ses villes côtières manquant d’eau. Quand Singapour prend son indépendance en 1960, l’État singapourien dépend à 100 % de la Malaisie voisine pour son alimentation en eau brute. Sous l’impulsion du légendaire Premier ministre Lee Kuan Yew, les autorités singapouriennes eurent alors la vision et la volonté de devenir autonomes en eau, malgré les contraintes hydro-politiques de leur territoire. Ainsi, en 2060, au moment du centenaire de son indépendance, Singapour dépendra à 50 % de la réutilisation des eaux usées, à 25 % du dessalement et à 25 % de ses propres ressources (issues de forages, de retenues d’eau de pluie…). La Malaisie voisine ne jouera plus son rôle passé de fournisseur critique, si ce n’est pour un secours en cas de dysfonctionnement des systèmes singapouriens existants.
La Chine peut donc s’inspirer à juste titre du modèle qu’offre la cité-État afin que ses grandes villes puissent s’appuyer de manière croissante sur le potentiel des ressources en eau alternatives.
Elle en prend visiblement le chemin avec l’annonce faite récemment par le ministre des Ressources en eau et la Commission du développement national et de la réforme, placée sous l’autorité du Conseil des affaires de l’État : d’ici 2025, la consommation annuelle d’eau non conventionnelle aura dépassé 17 milliards de m³, où le dessalement occupera une place de plus en plus importante.
Le pays peut actuellement compter sur un peu plus de 140 stations de dessalement et une production journalière de 1,6 million de m3. Cette production est aux deux tiers destinée à l’alimentation en eau d’activités industrielles : fonctionnement des usines sidérurgiques, production pétrochimique, mais également refroidissement des centrales thermiques.
Même si le coût pour les industriels est entre 50 et 140 % plus cher que l’utilisation d’eau issue de ressources souterraines ou de surface, voire d’eau potable provenant d’un réseau municipal, certaines régions chinoises comme le Shandong, ou des villes portuaires telle Tianjin, n’ont plus d’autres choix que d’avoir recours à cette technologie et d’imposer à leurs gros consommateurs son utilisation.
Un besoin grandissant en usines de dessalement
Le dessalement ne représente encore qu’un pourcentage infime (1,5 %) des capacités de production d’eau nationales, alors que près de la moitié de la population chinoise vit dans 11 provinces côtières. Celles-ci cumulent 1 800 km de côtes et représentent 13,7 % du territoire.
Le potentiel du dessalement en Chine est donc élevé, tant pour sa vocation à usages industriels que domestiques. D’autant que les coûts d’électricité diminuent grâce à la technologie d’osmose inverse, qui est aujourd’hui intégrée dans 85 % des stations de dessalement chinoises. Par ce procédé, visant à séparer l’eau des impuretés de sels au moyen de membranes semi-perméables sous pression (entre 54 à 80 bars pour le traitement de l’eau de mer), l’empreinte énergétique est en effet de 2 KWh/m³, avec un prix moyen qui descend à 0,5 dollar américain par m³ d’eau dessalée produite.
L’épicentre de l’offensive chinoise sur le dessalement est la ville portuaire de Qingdao située dans la province côtière du Shandong.
À compter de 2013, la municipalité a accueilli l’une des plus importantes usines d’osmose inverse du pays, construite par le groupe espagnol Abengoa pour une capacité de 100 000 m³/j, permettant d’alimenter en eau domestique 500 000 résidents et de répondre aux usages industriels locaux. C’est la moitié de celle de la ville de Barcelone, la première d’Europe en termes de capacité, qui secourt en eau la capitale catalane.
Depuis cette entrée en exploitation, la production d’eau dessalée à Qingdao a été multipliée par trois.
En dehors de liens avec les entreprises espagnoles, pays qui détient les cinquièmes capacités de dessalement au monde et les premières d’Europe, des partenariats ont également été signés par la Chine avec Israël qui est passé maître dans le domaine. Le dessalement permet en effet de répondre à plus de 60 % des besoins en eau de l’État israélien, et une de ses entreprises se trouve parmi les leaders mondiaux : IDE. À ce jour, ce groupe a construit à Tianjin la plus grande usine de dessalement de Chine avec une capacité de 200 000 m³/j, destinée à subvenir aux besoins d’une usine de génération électrique.
Les sociétés françaises, très actives sur le marché chinois de l’eau, ne sont pas en reste, tels Veolia et Suez.
À la faveur de la visite officielle d’Emmanuel Macron en Chine du 5 au 7 avril 2023, Suez et ses partenaires chinois, Wanhua Chemical Group et China Railway Shanghai Engineering Bureau Group (CRSH), ont signé officiellement un accord de coopération pour un projet de dessalement d’eau de mer à usage industriel, visant à une capacité en osmose inverse de 100 000 m³/j dans la ville de Yantai située dans la province de Shandong.
Nul doute que les projets de dessalement vont ainsi se multiplier en Chine dans les vingt ans à venir. Ils verront s’affronter des entreprises occidentales, mais surtout émerger des leaders chinois qui, ayant beaucoup appris, partiront à leur tour à la conquête de nouveaux marchés à l’extérieur de leurs frontières.
En la matière, citons déjà les performances de Shandong Electrical Power Construction Co (SEPCO), basée à Qingdao et filiale du groupe China Power Construction (Power China). Cette entreprise, alliée à sa maison mère, est déjà fortement présente à l’export. En témoigne l’accord signé en juillet 2023 entre les saoudiens ACWA Power et Wetico avec Power China et SEPCO, pour construire une station de dessalement (Rabigh 4 Independent Water Plant) destinée à alimenter les régions de Médine et de La Mecque à l’ouest du royaume à partir d’eau dessalée. Un autre contrat de dessalement était signé en octobre suivant entre SEPCO et un consortium saoudien (Lamar Holding et Mowah) en marge du troisième sommet de la Belt and Road Initiative à laquelle est désormais associée l’Arabie saoudite, pays où se situent précisément les premières capacités de dessalement au monde.
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