Les Balkans sont redevenus le terrain de jeu favori des plus grands ; la politique néo-ottomane, menée tambour battant par Recep Tayyip Erdoğan depuis le début des années 2010 en Europe du Sud-Est, permet à la Turquie de marquer fortement le territoire. Au-delà de nombreux accords militaires et diplomatiques bilatéraux et d’une présence militaire très prégnante (Kosovo, Bosnie), un soft power turc s’impose dans les Balkans. On assiste en effet à une accélération de visites officielles des plus hauts représentants de l’État turc et à l’ouverture de nombreux centres culturels qui s’appuient sur un philo-turquisme prégnant parmi les populations musulmanes de la région. Un dernier levier de la puissance turque repose sur le déploiement récent mais rapide de nombreuses entreprises turques, à la fois dans l’industrie, les infrastructures comme dans les services.
À la suite de la chute de l’URSS et l’éclatement de la Yougoslavie, l’héritage ottoman sert de base au président Erdoğan pour déployer une intense activité diplomatique et culturelle dans ces Balkans encore marqués par l’empreinte impériale turque. En 2012, lors d’un déplacement en Bosnie-Herzégovine, il affirmait ainsi : « Pour moi, Sarajevo compte autant que Trabzon et Diyarbakir. »
Le retour du croissant
Pour contrer l’offensive culturelle de l’islam wahhabite qui a construit 240 mosquées dans le seul Kosovo en quinze ans, la Turquie a accéléré son aide religieuse en finançant la plus grande moquée du Kosovo à Mitrovica (2 millions d’euros) et celle de Tirana (30 millions d’euros). En choisissant des lieux symboliques de l’islam sunnite européen, la Turquie pense combler rapidement son retard et s’imposer comme puissance culturelle de premier plan dans les Balkans. L’Agence de coopération et de développement (TIKA), avec ses six bureaux, est le plus grand pourvoyeur d’aide dans la région. Elle finance la construction d’écoles et d’universités et s’intéresse aussi au patrimoine (comme la reconstruction du pont de Mostar). L’influence turque joue sur un islam ottoman pluriséculaire. Sur 23 centres culturels turcs dans le monde, pas moins de 12 sont présents dans les Balkans, diffusant la langue et la culture turques.
Sur le plan scolaire, des écoles financées par le mouvement gülleniste[1]et développant un islam sunnite ont été construites en Albanie, en Bosnie-Herzégovine mais aussi au Kosovo, en Macédoine du Nord et en Roumanie. Enfin, plus de dix universités sont financées et contrôlées par le gouvernement turc.
Une influence économique croissante
La Turquie d’Erdoğan, déployant des efforts intenses sur le plan économique, est sur le point de remplacer ses concurrents dans les Balkans. En effet, depuis que Nicolas Sarkozy a clamé en 2015 que « laisser penser à la Turquie qu’elle peut entrer dans l’UE est une erreur monumentale[2] », Erdoğan a compris qu’il ne pouvait maintenir un pied en Europe qu’en investissant littéralement son ancienne sphère d’influence. Le coup de maître est d’avoir profité de l’échec du projet de gazoduc South Stream pour investir, aux côtés de son partenaire stratégique Poutine, dans le projet Turkish Stream. Le projet South Stream est mort par la pression exercée par l’UE sur la Bulgarie : en novembre 2014, son gouvernement déclare ne plus vouloir des tubes gaziers russes. Poutine change alors son fusil d’épaule et propose à Erdoğan de construire le Turkish Stream qui passerait par la Turquie, la Grèce puis la Macédoine et la Serbie. Or l’UE exerce une pression constante sur les pays du sud-est de l’Europe afin d’empêcher la réalisation du Turkish Stream. Proposition d’un hypothétique « anneau oriental », chantage aux crédits sur la Grèce et autre renouvellement de projets UE/États-Unis des années 1990 (TAP ou TANAP) semblent un moment dissuader Gazprom d’entamer des travaux d’envergure.
Est-ce la fin annoncée du partenariat Turquie/Occident ? Erdoğan teste aujourd’hui les Européens, sachant que plus de 40 % de leurs livraisons de gaz proviennent d’Asie. Dans cette nouvelle question d’Orient, les Balkans sont devenus le centre européen du grand jeu énergétique mondial. Fin 2019, le partenariat turco-russe semble, malgré la résistance de l’UE, occuper définitivement le terrain de l’Europe du Sud-Est. Le 18 septembre 2019, les opérateurs énergétiques bulgare Bulgartranz et saoudien Arkad ont signé un accord d’investissement qui va permettre de prolonger Turkish Stream en Europe. Depuis janvier 2020, le nouveau Turkish Stream achemine le gaz russe jusqu’au port grec d’Alexandroupoli à partir de la Grèce, le gazoduc Tesla irriguera plusieurs pays balkaniques, pendant que le tube Poséidon abreuvera l’Italie.
S’appuyant sur ce déploiement stratégique, l’État, mais aussi les entreprises turques ont littéralement investi le terrain balkanique ces dix dernières années. Même si la Bulgarie risque d’être un frein au projet Turkish Stream, force est de constater sa première place dans le dispositif turc dans les Balkans : 14 milliards d’investissements sur dix ans, 5 milliards d’échanges bilatéraux en 2018, avec une action dans les domaines de l’énergie, de la santé et de l’industrie électrique. Ensuite, l’emprise sur les pays musulmans est tout aussi importante. Même si les échanges commerciaux avec la Bosnie-Herzégovine et le Kosovo restent limités, les projets économiques dans ces deux pays à dominante musulmane s’accélèrent ces dernières années. En Bosnie-Herzégovine, les tronçons d’autoroute depuis la capitale Sarajevo vers Belgrade et Budapest ont été confiés à des entreprises turques et un projet de modernisation de son aéroport est en cours avec Ankara. Au Kosovo, la Turquie est parmi les premiers investisseurs (38 millions d’euros par an), ce qui a permis aux banques, comme TEB et Ziraat, mais aussi aux industries de l’éolien et de l’électrique de s’implanter dans ce petit État.
Enfin, dans les autres nations où la population musulmane forme une communauté importante, les entreprises turques font feu de tout bois. Ces cinq dernières années, leur nombre est passé de 29 à 1 545 au Monténégro, et les investissements immobiliers comme aéroportuaires maillent le terrain (Vlorë en Albanie et Skopje et Ohrid en Macédoine du nord). Même la sidérurgie est visée, avec le rachat des aciéries de Nikšić au Monténégro par Tosyali. Mais c’est en Serbie que l’opération de conquête économique a été la plus forte. Pourtant, dans un pays qui s’est libéré dans la souffrance du joug ottoman au xixe siècle, la partie n’était pas gagnée d’avance. On se souvient aussi des paroles provocatrices de Recep Tayyip Erdoğan, alors Premier ministre turc, qui déclarait, lors d’une visite officielle à Pristina en octobre 2013 : « La Turquie, c’est le Kosovo, et le Kosovo, c’est la Turquie. » Mais les temps ont changé et grâce à une entente très cordiale entre Erdoğan et Vučić, de nombreux accords économiques entre Turquie et Serbie ont pu être signés. Ce sont aujourd’hui près de 800 entreprises turques qui sont installées en Serbie, et les échanges ont été multipliés par cinq depuis 2010. Plus largement, après la dernière visite officielle d’Erdoğan en Serbie en octobre 2019, un axe Ankara-Belgrade-Sarajevo est en train de se dessiner. Réunissant ces trois pays, un « comité commercial » avait été formé en 2013 et une zone de libre-échange en août 2015. L’accord d’octobre 2019 prévoit des relations commerciales entre la Serbie et les deux nations musulmanes. On voit donc qu’Erdoğan utilise le levier commercial afin de recréer une zone de libre-échange dans l’arrière-cour historique de la Turquie.
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L’axe balkano-anatolien
Dans la perspective de freiner les flux migratoires vers l’Europe, un accord entre l’UE et la Turquie a été signé le 18 mars 2016. Afin de « fixer » sur le sol turc, au moins temporairement, 4 millions de réfugiés et d’autres candidats au départ vers l’ouest, l’UE verse 6 milliards d’euros (aide aux camps de réfugiés), mais aussi place la Turquie dans l’antichambre de l’UE, avec la redynamisation du processus d’adhésion et la levée des visas pour les citoyens turcs. En 2017, sur 160 000 demandes d’asile déposées en Italie et en Grèce, seules quelques centaines ont pu être honorées ; seuls 20 000 réfugiés sur 856 000 provenant de Turquie ont pu être installés dans d’autres pays européens.
La Turquie semble à nouveau agiter la menace migratoire. Dans les nouveaux accords migratoires européens Dublin IV, l’UE devrait augmenter les sommes distribuées à la Turquie. Le Premier ministre grec, Kyriakos Mitsotakis, a déjà instamment demandé à la tribune de l’ONU fin septembre 2019 que les fonds européens distribués à la Turquie augmentent « afin de limiter les flux en Europe ». En effet, à nouveau fin 2019, plus de 70 000 migrants se trouvaient sur le sol grec, provoquant émeutes et morts dans les camps de transit. Le président Erdoğan décidait fin février 2020 d’ouvrir grand les vannes migratoires : « Nous avons ouvert les portes. Pourquoi ? Parce que l’UE devait tenir ses promesses. » Kyriakos Mitsotakis réagit en clamant : « Ce n’est plus une question de réfugiés, c’est une tentative claire de la Turquie d’utiliser de pauvres gens afin de promouvoir son propre agenda politique. »
La Turquie, lassée d’attendre une éventuelle intégration à l’UE, a su utiliser les Balkans comme moyen de pression sur l’UE. Ayant commencé son processus d’adhésion au même moment que la Croatie, celle-ci est déjà depuis sept ans membre à part entière de l’UE et a déjà assuré une fois sa présidence, alors que la Turquie voit son adhésion repoussée aux calendes grecques.
L’heure semble ainsi avoir tourné dans les Balkans. La Turquie, qui montre ostensiblement son désir d’être une puissance régionale, fait craindre aux Européens que son rôle limite l’influence de l’UE dans la région. Ainsi, le 17 mai 2018, l’UE n’a pas invité la Turquie au sommet UE-Balkans ; elle lui montrait ainsi sa volonté d’être l’acteur unique dans le processus d’élargissement des six pays balkaniques invités[3]. Or, à trop laisser les Balkans comme une zone tampon vis-à-vis d’ambitions allogènes, l’UE et sur ce coup son allié états-unien ont joué avec le feu et il sera difficile de rattraper le temps perdu.
[1] La confrérie de l’imam Fethullah Gülen, exilé aux États-Unis depuis 1999, existe depuis plus d’une quarantaine d’années. Elle est active dans plus d’une centaine de pays à travers le monde. En France, c’est la ville de Pantin (93) qui héberge le siège de multiples associations affiliés au Hizmet (le service, comme l’appellent ses membres). On y trouve des écoles et des centres de soutien scolaires, une fédération entrepreneuriale ou encore une fondation humanitaire.
[2] Lors de cette émission sur Europe 1, le 1er décembre 2015, Nicolas Sarkozy proclame : « Je persiste et je signe ! La Turquie est en Asie mineure, elle n’est pas en Europe. »
[3] Bosnie-Herzégovine, Monténégro, Serbie, Albanie, Kosovo, Macédoine.