De la Forêt noire à la mer Noire, le Danube traverse dix pays sur près de 3 000 km. Il fut successivement une frontière stratégique sous les Romains, un axe d’invasion et de conquête, un front de civilisation séparant la Chrétienté et les Ottomans. Et aussi une route commerciale, une voie d’accès des épidémies, l’artère de l’Empire des Habsbourg, avant d’être segmenté entre des États nationaux nouveaux, puis coupé en deux par le Rideau de fer au temps de la guerre froide. C’est un « professeur de géographie historique de notre continent » (Paul Morand).
De Bratislava à l’embouchure, ses toponymes ont connu successivement ou simultanément deux, voire trois formes, selon la langue du peuple fondateur ou de l’État souverain (celtique, grec, latin, allemand, hongrois, turc), ou les changements de populations au cours des siècles. Le « beau Danube bleu » est le plus souvent vert, gris, brun ou jaune, selon le ciel, le fond de son lit, et les alluvions qu’il charrie. Sur son cours moyen, il est étroit (160 mètres), encaissé, rapide et violent, ou élargi de force (2 km), ailleurs sinueux, large et paisible. Il véhicule les légendes des Argonautes et des Nibelungen. Sa source (discutée) à Donaueschingen en Allemagne est mise en scène par une allégorie de pierre. Depuis le xixe siècle, des croisières fluviales, de Ratisbonne à Budapest, et aux Portes de Fer parcourent des défilés romantiques bordés de citadelles et de châteaux, d’églises et de monastères baroques, de résidences royales. Fleuve impérial, il arrose aujourd’hui quatre capitales : Vienne, Bratislava, Budapest et Belgrade. On l’a doté de canaux de dérivation, d’écluses et de bacs, d’une soixantaine de ports, et de plus de 300 ponts. Son delta (5 000 km2), d’accès difficile autrefois, a été sauvé de justesse de la frénésie productiviste du dictateur communiste Ceauşescu. Classé au patrimoine de l’Unesco, c’est le plus grand, le plus beau, le plus dépaysant des paysages aquatiques d’Europe, au peuplement humain rare et dispersé. On ne le parcourt qu’en bateau, barque et hydroglisseur. Il a trois bras principaux, des deltas secondaires, et un entrelacs de canaux, de marais et de lagunes, de roseaux et de nénuphars, de dunes et d’îlots mouvants.
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Axe d’invasions et de conquêtes, front de guerre et de civilisation
Au cours de son histoire, le fleuve a été tantôt une limite, tantôt une voie de circulation et d’échanges. Il a été la frontière naturelle sur laquelle s’est construit le limes, à la fois système défensif terrestre destiné à protéger l’Empire romain et sa civilisation contre les Barbares du nord. Il fut alors un front de colonisation (païen, puis chrétien) et une route commerciale courant tout du long de la rive sud. Trajan construisit un pont pour conquérir la Dacie au nord, qu’il a fallu détruire ensuite pour protéger l’empire. On en voit les restes aux Portes de Fer. Des siècles plus tard, aux XVIIe-XIXe, le Danube est à nouveau un front militaire et civilisationnel mais entre des empires (l’Autriche et la Russie au nord, l’Empire ottoman au sud) défendant la Chrétienté ou l’Islam.
La conquête ottomane venue du sud (fin XIIIe-XVIe siècle) occupe le Danube de la mer Noire jusqu’en amont de Budapest. Des colonies turques introduisent l’islam et la civilisation orientale sur plus de la moitié de son cours. Vienne a subi trois sièges turcs, jouant à chaque fois le destin de l’Europe. Le mouvement inverse écarte les Turcs du Danube : les Habsbourg reconquièrent en quelques décennies le fleuve de Budapest aux Portes de Fer et repeuplent la plaine pannonienne avec des colons chrétiens de nationalités diverses. Les voyageurs de l’époque qui de Semlin en Autriche (ville de clochers) observaient au-delà du confluent de la Save et du Danube la citadelle de Belgrade avec ses minarets, puis la visitaient après une sévère quarantaine, soulignaient son désordre et sa saleté, ou son exotisme. Fleuve d’Europe, le Danube est aussi la porte vers l’Orient qu’apportent déjà les Balkans. Jusqu’à la fin du xixe encore, les élites marchandes et culturelles des villes du cours inférieur sont cosmopolites, jusqu’à ce que de nouveaux États-nations indépendants, la Roumanie, la Bulgarie et la Serbie remplacent l’Empire ottoman et promeuvent l’homogénéisation nationale.
Ce « vrai héros de notre continent » a été un théâtre de guerre, où ont combattu le roi de Perse Darius et celui de Macédoine Alexandre le Grand (sur le cours inférieur), les empereurs romains Trajan et Marc Aurèle, Charlemagne, les Croisés, des sultans et des vizirs, l’Anglais Marlborough, le maréchal autrichien Eugène de Savoie, et Napoléon, près de Vienne (le pont militaire de Lobau sur « le fleuve le plus difficile du monde », avant Wagram). La Première Guerre mondiale a commencé en 1914 par le bombardement de Belgrade depuis l’autre rive du confluent ; elle sera prise, perdue, et reprise par les Austro-Hongrois. D’autres bombardements y détruisent les ponts de la ville en 1941 (par les Allemands) et en 1944 (par les Alliés). La bataille de Budapest contre les Soviétiques (novembre 1944-février 1945) a pour ligne de front le fleuve qui traverse la ville. En 1945, il n’y a presque plus de ponts intacts sur le Danube d’Ulm en Allemagne à Cernavoda en Roumanie. En 1999 encore, lors de la guerre contre la Serbie, l’OTAN a bombardé ceux de Belgrade et de Novi Sad, entravant la navigation pendant des mois. Quiconque regarde aujourd’hui son cours paisible sous-estime souvent les combats qui s’y sont déroulés, oubliant qu’il se trouve sur un front de guerre.
Artère d’empires, vecteur d’unification
Y a-t-il une identité danubienne ? Vu de l’Occident, le fleuve coulait vers des régions ethniquement compliquées et tardivement civilisées, longtemps sous la domination d’empires étrangers. Sur la partie supérieure, le Saint Empire et l’Empire des Habsbourg ont laissé l’empreinte catholique, aristocratique et monarchique des sources à la frontière serbe, mais la souveraineté, la langue et les colons germaniques ont depuis reflué vers l’ouest. Sur son cours inférieur, l’Empire byzantin, de Belgrade à Galati, a apporté le christianisme oriental, soutenu par la Russie. Sous les Habsbourg, le fleuve est l’artère de l’empire, qui domine sa navigation (par la suite concurrencée par le chemin de fer, et aujourd’hui par les camions) et son commerce (sauf aux embouchures). À partir du xviiie siècle, il a véhiculé la culture dans un mouvement d’occidentalisation et d’européanisation qui se voit dans la structure des villes, l’architecture et le mode de vie des élites. Vienne et Paris ont servi de modèles, de Budapest à Galati, en passant par Belgrade et les villes bulgares du fleuve.
Parallèlement, la diversité culturelle et le cosmopolitisme caractéristiques de la moitié inférieure de son cours ont peu à peu laissé la place aux homogénéisations nationales, concurrencée aujourd’hui par l’américanisation. L’européanisation s’est manifestée d’abord à l’initiative des grandes puissances qui ont innové en créant (au lendemain de la guerre de Crimée, afin d’écarter la Russie des bouches du fleuve) une organisation internationale, la Commission européenne du Danube (1856-1938). Véritable État sans territoire, elle exerçait sa souveraineté sur les eaux du « Danube maritime », possédait des bateaux, des immeubles, des installations portuaires. Elle était chargée d’assurer la liberté de navigation, la police et la douane, et ordonnait les travaux d’aménagement, de Braila à la mer. Sulina, où aboutit le bras médian, principal chenal du commerce international, était alors un port prospère et cosmopolite. Entre les deux guerres, une autre Commission internationalise tout le reste du cours navigable en amont de Braila. Des villes, des empires, des écrivains et des soldats, c’est toute une histoire européenne que charrient les rives du Danube. Fleuve de frontières et de combats, de cultures et de civilisations, il est cette partie orientale qui diffuse l’esprit de Rome jusqu’aux portes de la Russie. Se balader aujourd’hui dans les capitales danubiennes, c’est se plonger dans le cœur de l’histoire de notre continent.
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