Le conflit éthiopien ou la grande hécatombe. Entretien avec Alexandre Goodarzy

14 février 2023

Temps de lecture : 5 minutes

Photo : Incendies sur les lieux d'une frappe aérienne à Mekele, la capitale de la région du Tigré, dans le nord de l'Éthiopie, le 20 octobre 2021. Crédit : /AP/SIPA (AP Photo, File)/NAI119/21306233354619/OCT. 20, 2021, FILE PHOTO/2111020806

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Le conflit éthiopien ou la grande hécatombe. Entretien avec Alexandre Goodarzy

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Alors que tous les regards sont tournés vers l’Ukraine, l’Éthiopie sort difficilement de deux ans de guerre civile qui a provoqué plus de victimes que dix ans de guerre en Syrie. Les évènements actuels semblent signer l’acte de décès de l’expérience ethno-fédérale éthiopienne.

Alexandre Goodarzy est directeur adjoint des Opérations et responsable Développement chez SOS Chrétiens d’Orient. Il a vécu de 2015 à 2020 en Syrie et se rend régulièrement en Éthiopie pour des missions humanitaires. 

Propos recueillis par Louis-Marie de Badts.

Le 4 novembre 2020, une guerre éclate entre le gouvernement fédéral éthiopien et le Front de Libération du Peuple du Tigré (FLPT). Deux ans plus tard, la possibilité d’un accord de paix redonne espoir, tandis que les mémoires sont marquées par le demi-million de victimes. Qu’en est-il de la situation globale de l’Éthiopie aujourd’hui ? 

Ce qu’il faut avant tout bien comprendre c’est que les troupes éthiopiennes avec le soutien érythréen et le FLPT (Front de Libération du Peuple du Tigré) ont commis des massacres et autres horreurs.  En fin d’année dernière, le 2 novembre, un accord de paix a été signé. Il ressemble cependant plus à un cessez-le-feu, ce qui va figer la situation probablement encore longtemps. Un accord de paix à proprement dit entrainerait des enquêtes internationales, chose qu’ils ne souhaitent pas. Il y a eu tellement d’horreurs pendant cette guerre que l’Occident serait obligé d’ouvrir des enquêtes sur différents crimes de guerre. J’ai bien compris sur place que ni l’Éthiopie ni le Tigrée souhaitent montrer qu’ils ont eu les mains sales.

À la suite de cet accord, les affrontements ont cessé : les zones du nord, auparavant en zone rouge, sont aujourd’hui à un niveau de vigilance bien moindre, ça n’est plus du tout comme avant. Le problème actuel n’est pas la guerre, mais le siège et l’asphyxie économique imposés par le gouvernement éthiopien dans la région du Tigré. Les voies ne sont cependant pas accessibles pour autant. Pendant la guerre, la région nord et les différentes zones occupées étaient inaccessibles, et le sont toujours malgré le cessez-le-feu et la paix en vigueur. Le gouvernement éthiopien exerce une certaine pression économique et territoriale sur le Tigrée, rien ne rentre. Face à la famine et au manque important de médicament, nous avons aujourd’hui affaire à un exode rural massif vers les grandes villes, des populations qui espèrent pouvoir faire face à la famine dans les grandes villes du Tigré. 

La ville de Mekele était avant la guerre enviable par toute l’Éthiopie, économiquement et technologiquement. Mais l’afflux massif des populations à drastiquement fait chuter le niveau de vie, certains pleins d’essence se négocie à près de 600$.

Où en sommes-nous après deux ans de guerre ?

En deux ans de guerre, nous parlons à peu près, seulement du côté Tigréen, de 600 000 morts par la famine et la guerre. Les Éthiopiens ne se sont pas contentés de frapper les Tigréens en représailles de la tentative de renversement du gouvernement, ils ont affamé et bloqué la population du Tigré. Ils ont par ailleurs aussi délégué une partie des représailles à l’Érythrée. Les troupes érythréennes sont entrées sur le territoire avec le consentement des Éthiopiens, dans l’objectif de diminuer la résistance du Tigrée.

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Nous pouvons prendre l’exemple de la ville d’Aksoum (Tigré), lieu saint proche de la frontière érythréenne : les troupes érythréennes y sont entrées volontairement pour voler des objets sacrés, ceux qui s’y sont opposés ont été massacrés. Ce genre d’action était assez récurrent pendant le conflit. 

Le Tigrée est bloqué par sa situation géographique, et s’éteint à petit feu. La population est verrouillée par le Soudan du Sud, l’Érythrée et le gouvernement éthiopien.

Quelles sont les conséquences actuelles de l’exode rural ?

L’exode rural est en train de provoquer une des plus grandes catastrophes humanitaires. Aujourd’hui, les hôpitaux sont submergés et sont touchés par un manque important de médicaments. Le blocage mis en place par l’Éthiopie a de lourdes conséquences humanitaires et vitales. Des milliers de gens meurent dans les hôpitaux, les femmes ne peuvent plus nourrir leur nourrisson et il nous est impossible de combler cette carence. Pas de nourritures, pas de médicaments, pas d’aides, rien.

En deux ans de guerre, ce conflit a fait plus de victimes que la Syrie en dix ans. En Syrie, c’est environ 500 000 morts. En deux ans, les instances en présence parlent de 600 000 morts Tigréens, tout en découvrant encore de nouveaux charniers. La guerre en Ukraine c’est un peu plus de 250 000 victimes réparties entre la Russie et l’Ukraine. 

Même s’il faut évidemment nuancer le propos, les Tigréens ne sont évidemment pas tout blanc non plus. Mais c’est la violence contre les combattants du FLPT, et surtout contre les populations, que je souhaite souligner. Nous faisons actuellement face à un génocide.

Quelles sont les origines de ce conflit ?

Ce n’est pas une question religieuse : les chrétiens représentent près de 60% de la population, au sein desquelles 59% sont orthodoxes tawahedo et seulement 1% sont catholiques, suivis par les musulmans à 35%, le reste se divisant en de nombreuses religions polythéistes. 

Dans tout cela les Tigréens représentent 6 millions de personnes, soit environ 5% de la population éthiopienne. 

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Pour comprendre ce conflit, il faut reprendre le contexte politique antérieur. Historiquement ce sont les Tigréens qui détenaient le pouvoir, comme les Pachtounes en Afghanistan ou les Perses en Iran, c’est ce que l’on peut définir comme « la race des seigneurs ». C’est eux qui sont à l’origine de l’Éthiopie historique. Quand on parle des Éthiopiens, on dit que ce sont des Habesha, ils s’identifient à part du continent africain. Ils ne se considèrent pas comme des noirs, mais ils considèrent les autres ainsi, alors qu’étymologiquement « Éthiopie » signifie en grec : « visage brûlé ». Les Tigréens ont créé l’Éthiopie historique, c’est à nuancer pour l’Éthiopie actuelle ou moderne (depuis le XIXe siècle), même s’ils avaient le pouvoir jusqu’à encore récemment.

Ils ont tenté de reprendre le pouvoir qui leur avait été confisqué, et ils en ont payé le prix fort.

Il ne faut cependant pas oublier en fond de tableau le conflit qui concerne les retenues d’eau faites en amont des chutes du Nil, la source de ce fleuve se trouvant en Éthiopie. Mais aussi les projets de barrages qui sont censés ralentir le débit d’eau des pays situés en aval de ces retenues, comme le Soudan et surtout l’Égypte. L’Égypte avait par ailleurs marqué son opposition à ces barrages, et avait donc soutenu le FLPT afin de ralentir le projet.

La paix est donc plutôt utopique dans le cadre actuel des choses ?

Au travers de mes cinq séjours en Éthiopie, dont trois pendant la guerre et au total près d’un mois ces trois derniers mois, il se dit sur place qu’il n’y a pas d’intérêt à faire une paix à proprement dit. La paix entrainerait des enquêtes, et aucun des camps ne souhaitent de ces enquêtes. Il y a eu des massacres de tous les côtés, ils ont tous les mains salies. Les Éthiopiens ont participé à des massacres horribles, mais les Tigréens en tant que FLPT ont également eu la main lourde. En tout cas, c’est ce qu’il se dit là-bas. 

Les Éthiopiens en veulent beaucoup à la France et sont très agacés par l’Occident. Ils estiment qu’ils ont vraiment souffert et que nous les avons laissés mourir. Personne ne s’est intéressé à leur malheur, le monde entier étant focalisé sur l’Ukraine, alors que ces deux dernières années ils ont subi de nombreux massacres. En plus de cela nous avons soit menti, soit occulté le sujet, et se sentent donc oubliés et trahis. 

L’Éthiopie se trouve dans une des zones les plus violentes du continent africain (génocide, piraterie, terrorisme, trafics), peut-elle réussir à devenir une nouvelle puissance émergente du continent ?  

L’Éthiopie a été une puissance régionale incontestable. Quand il y a des problèmes en Somalie, les membres de l’ONU qui sont envoyés c’est eux, c’est le pays le plus respecté dans la région. Ce sont ceux que l’on accepte de voir prendre le rôle de médiateur dans certains des conflits régionaux. Ils font figure d’anciens, et de pays respecté. 

C’est le seul pays d’Afrique qui n’a jamais été colonisé, mis à part cinq ans de présence italienne. Il a aussi une des démographies les plus importantes du continent, après le Nigeria. Son influence régionale est incontournable et centrale dans la corne de l’Afrique. Il renferme le plus d’institutions mondiales et européennes de toute l’Afrique. La Marine française a même un représentant là-bas, alors qu’ils ne possèdent aucun littoral. L’Éthiopie est le Genève de l’Afrique, même si la guerre les a forcément affaiblis. 

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Alexandre Goodarzy

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