Le Conflit de l’Art contemporain

10 novembre 2022

Temps de lecture : 6 minutes

Photo : (Left) ?:), 2017, by Jacqueline Humphries, estimated $300-400 thousand, (center) Kundry, 2018, by Avery Singer estimated $1.8-2.5 Million and (right) Untitled, 1992/2004 by Albert Oehlen, estimated 1.2-1.8 Million are previewed before auction at Sotheby's in New York, NY on November 4, 2022. (Photo? by Efren Landaos/Sipa USA)/42514325//2211041954

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Le Conflit de l’Art contemporain

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Le marché mondial de l’art contemporain répond de moins en moins aux normes occidentales. Il y a une effervescence, une vitalité et une liberté qui ne correspondent pas aux normes conceptuelles. Grand connaisseur de l’art mondial, André Seleanu livre ici une étude critique de l’art conceptuel et sémiotique. 

André Seleanu critique d’art canadien qui a beaucoup voyagé à l’intérieur du Canada, mais aussi en Amérique latine, en Asie, en Europe a entrepris un grand travail d’analyse sur ce que l’on pourrait nommer le Deuxième Art contemporain.[1] Son observation de l’art de ces divers continents lui ont fait prendre conscience que les grilles d’analyse imposées par le haut marché et l’Occident s’appliquaient mal à la réalité du nouveau monde de l’art : il y voyait une effervescence, vitalité, liberté ne correspondant pas aux sévères normes conceptuelles.

Ce décalage a beaucoup incité André Seleanu[2] à créer de nouveaux outils et méthodes d’analyse adaptées aux différentes pratiques de l’art observables aujourd’hui : – l’art langage esthétique au-delà des mots – l’« Art contemporain » conceptuel – « l’Art hybride », qu’il qualifie « d’œuvre post-conceptuelles adoucies », de plus en plus visible.

Il note que bon sens et rigueur intellectuelle obligent à ne pas traiter chacune de ces catégories avec les mêmes critères et modes de compréhension. Il commence par une l’analyse de « l’Art contemporain » tel qu’il s’est redéfini idéologiquement tout au long de ces deux dernières décennies.

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Nouvelles définitions

La nouvelle définition de l’AC[3] a rompu les amarres avec ce que l’on pourrait nommer le « premier Art contemporain » des années 1960-1990 centré sur les pratiques de Duchamp et les redéfinitions philosophiques d’Arthur Danto et de maints sociologues devenus théoriciens de l’art. André Seleanu signale que la nouvelle référence philosophique de ces trois dernières décennies est la « French théory ».  Ainsi, le « deuxième Art contemporain » (1991-2022)  prend ses sources dans les écrits de Jacques Derrida et Félix Guattari pour ce qui est du « processus rhizomique » et plus spécifiquement de Derrida pour la « déconstruction », devenue la mission majeure de l’Art contemporain, lui donnant une légitimité morale. S’ajouteront par la suite les théories de Nicolas Bourriaud sur le relationnel et le radicant. Depuis une vingtaine d’années, tous les discours, textes et analyses qui accompagnent œuvres et performances empruntent leurs concepts à ce courant philosophique post-moderne.

La comparaison comme outil d’analyse

L’intérêt de son travail d’analyse est qu’il compare constamment la trilogie ; art, art moderne et Art contemporain ce qui a le mérite de rendre la compréhension plus aisée dans un domaine très sémantiquement piégé, il rend aussi la rupture radicale perceptible entre modernité et post modernité. La modernité a comme critères le lien indissoluble entre forme, sens, expression de l’intériorité de l’artiste. La post modernité adopte un conceptualisme extrême, radicalisé, sorte d’art unique. Le détournement, la déconstruction n’est plus un jeu, une stratégie de manipulation, de désorientation nécessaire pour l’éveil intellectuel comme pouvaient le concevoir les philosophes cyniques de la Grèce antique. En post modernité la déconstruction est la réalité même, la seule, l’unique. Elle est le mouvement perpétuel horizontal du vivant, égal, discontinu, entraînant à l’infini hybridité, métissage, hétérogénéité, sans ordre. Toute pensée logique, intelligible et construite, est en contradiction avec cette réalité rhizomique du monde.

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Telle est la théorie, mais que voit-on ?

Pour André Seleanu exercer une critique c’est comprendre l’œuvre et comment elle s’élabore. Or il voit des œuvres de nature très différentes : l’art et l’art conceptuel sont deux pratiques sans rapport. L’acte et la finalité poursuivie par peintre sont l’inverse de celle du praticien conceptuel.  Le premier recueille en soi une vision et la rend à la main grâce à couleur et formes, le deuxième s’emparer de quelque chose qui existe déjà pour le déconstruire, le détourner, en faire autre chose. Le « deuxième Art contemporain » est fondé sur cette vision rhizomique du monde : multitude grouillante, sans hiérarchie, ou tout s’échange et s’entremêle au hasard des affinités ou opportunités immédiates pour le plus grand bien de l’humanité. N’y préside aucune direction, verticalité, chronologie, valeur intrinsèque : c’est une Révolution permanente perpétuelle. André Seleanu constate que ces deux pratiques ne peuvent pas être évaluées avec les mêmes critères.

L’avènement des œuvres mixtes

Grand voyageur André Séléanu a constaté que le conceptualisme, unique voie d’entrée dans les circuits internationaux de la reconnaissance et cotation, ne correspondait pas aux cultures sud-américaines, africaines ou asiatiques qui sont peu sensibles au froid concept, aiment le chaleureux, le sensible, le vital. Ils sont encore habités par l’enthousiasme. Ils cherchent donc tous les moyens de contournement pour concilier ce qu’ils ont envie de créer et les exigences du haut marché. C’est ainsi qu’il a remarqué la prolifération d’un « art hybride » de plus en plus visible. Il est évident que leur accès au marché international résulte aussi d’une sélection moins radicale que celle exercée à l’égard des Occidentaux. Le marché a besoin d’internationalité et de nouveau pour exister, la nécessité impose du jamais vu, de l’exotisme indispensable à la marque « world made ».  Ainsi la porte est entrouverte… ainsi le monde artistique sud-américain, qu’André Seleanu connaît particulièrement bien, profite de son mélange de cultures et métissage racial pour se parer de l’image rhizomique en l’accompagnant des discours conformes et s’inviter sur la scène internationale, sans trahir ses aspirations.

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Le concept de rhizome autorise l’art l’hybride 

Le concept de rhizome ne comprend pas le métissage comme né d’un mariage amoureux de deux mondes sensibles enfantant un autre être. Il conçoit chaque croisement comme une passade engendrant des formes évanescentes, fatalement éphémères. Les œuvres sélectionnées doivent être discontinues, fragmentées, sans centre, ni unité, ni sens défini. Visuellement il est préférable que l’exécution soit négligée, non accompli, métamorphique. Son but ne peut pas être esthétique et encore moins beau.

André Seleanu a analysé de près cet art hybride de plus en plus présent sur les cimaises. Il constate qu’un nombre croissant d’artistes essayent de faire la part du feu, cherchent à tromper ceux qui les sélectionnent. Ils évoquent le « concept de beauté », discourent, se cachent derrière l’humour, le noir, l’absurde, etc. Un titre, un thème sociétal autorisé, quelques représentations terribles, répulsives, tout est bon !   À chacun sa ruse, son compromis. Ainsi derrière ces masques, les artistes malicieux, mais soumis s’offrent le privilège de peindre avec sensibilité, matière et parfois même virtuosité… mais en tenue de camouflage. Transgresser les frontières convenues entre signes et codes conceptuels et images poétiques et même symboliques est devenu un jeu !  Les frontières sont poreuses ! Comment ne pas être tenté de sortir des « process », protocoles et rigueurs sémantiques pour embrasser les images ?

Reste à l’œil expert du critique dévaluer… André Seleanu se pose la question devant chaque œuvre mixte : est-il plus conceptuel que peintre où plus peintre que conceptuel ? Il en vient à concevoir une échelle, se pose la question : plus ou moins 50% ? Quand faut-il appliquer les outils de la critique conceptuelle ? Quand faut-il reconnaître le peintre et son talent ?

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Où est la frontière entre Art contemporain et AC ?

L’Art hybride crée d’innombrables chimères nées du travail algorithmique et rhizomique devenue possible grâce au numérique,  à la peinture conceptuelle, nouveau produit financier ayant l’avantage de respecter  les injonctions du  conceptualisme  et le format pratique de l’objet en 2D.

Dans une atmosphère de plus en plus confusionnelle, persistent cependant des règles strictes.  Peintures ou sculptures ne peuvent être labélisées « contemporaines » par institutions et marché sans obéir à quelques obligations visuelles : – Pas de centre ni d’unité dans l’œuvre – une absence manifeste d’harmonie des formes et couleurs – une hybridité, mais pas de style.

Ainsi que des obligations de sens et de contenu : – l’œuvre doit être dénonciatrice, critique, dé-constructrice ou dérisoire, mais jamais positive, élégiaque, métaphysique.

La méthode comparative d’André Seleanu  est d’un grand intérêt et fort concret, elle ouvre à une réflexion de fond. En effet sa qualité de critique libre, non spécialisé et voyageur rappelle un fait très réel, mais peu commenté : sur tous les continents existent des pratiques de la peinture sans concept qui admettent le silence discursif, permettent l’expérience visuelle, la perception du transcendent, du souffle, de la vie.  En évoquant les traditions de la peinture chinoise et indoue et européenne vivantes et ayant une postérité aujourd’hui il fait apparaître, avec beaucoup de précision et exemples, un art qui recherche unité et harmonie, grâce à un langage esthétique libéré des mots, exprimant la vie, le mouvement et l’être.

Il est un témoin direct et il constate que dans le monde entier, aujourd’hui, existent simultanément l’art et « l’Art conceptuel ». Le premier, libre et imprévisible, passe par l’œil, le cerveau et la main « ramenant ainsi à la surface des espaces de créativité profonde », l’autre utile, « est plus apte à satisfaire les normes sociales » [4] .

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[1] Ce Deuxième Art contemporain s’adapte au changement que connaît le monde en 1991 quand à la fois s’effondrent l’URSS et le marché financier international entraînant  avec lui le marché de l’art. L’AC a été une arme de guerre culturelle efficace pendant la Guerre froide  pour délégitimer à la fois l’art Réaliste socialiste néo académique et tous les courants de l’Art moderne dont le cœur se trouvait en Europe et particulièrement à Paris. Le 2e AC naît avec pour nouveau contexte, l’hégémonie américaine, son idéologie globaliste fondée sur l’outil financier ajouté à l’utilisation des mass médias. .

[2] Andreé Séléanu Le conflit de l’Art contemporain, Art Tactile, art sémiotique, L’Harmattan, Paris, 2022

[3] AC : Acronyme de « Art contemporain » qui permet de ne pas perdre de vue que cette appellation ne signifie pas « tout l’art d’aujourd’hui », mais uniquement le courant conceptuel. Ce hold up sémantique donne à croire qu’aucun autre courant n’existe sauf comme phénomène anachronique, destiné à disparaître.

[4] Le Conflit de l’Art contemporain, Ed L’Harmattan Paris 2022, p.210

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Photo : (Left) ?:), 2017, by Jacqueline Humphries, estimated $300-400 thousand, (center) Kundry, 2018, by Avery Singer estimated $1.8-2.5 Million and (right) Untitled, 1992/2004 by Albert Oehlen, estimated 1.2-1.8 Million are previewed before auction at Sotheby's in New York, NY on November 4, 2022. (Photo? by Efren Landaos/Sipa USA)/42514325//2211041954

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À propos de l’auteur
Aude de Kerros

Aude de Kerros

Aude de Kerros est peintre et graveur. Elle est également critique d'art et étudie l'évolution de l'art contemporain.
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