<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Le conflit bouche-trou

15 juillet 2021

Temps de lecture : 3 minutes

Photo : Protestations colombiennes de 2021, conflit bouche trou par excellence, analysé majoritairement sous l'unique angle des violences policières.

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Le conflit bouche-trou

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L’étude des titres des médias fait apparaître un biais auquel ceux-ci nous confronte directement : leur capacité à faire et défaire l’actualité en fonction des grands thèmes qu’ils choisissent d’aborder. A cet égard, la facilité à mettre en lumière puis enterrer tel ou tel conflits à travers le globe est aussi dérangeante que problématique…

C’est une pratique médiatique à laquelle nous nous sommes accoutumés. Un conflit de longue date, une guerre en puissance, des tensions croissantes au sein d’un pays ou entre deux nations : les médias focalisent soudain notre attention sur des événements lointains, pour les oublier quelques jours plus tard. On nous expose, à travers la voix d’un expert dont les propos sont appuyés par quelques envoyés spéciaux, une situation géopolitique complexe dont la compréhension est nécessaire à la recontextualisation d’un affrontement. L’effet de loupe ainsi suscité semble appeler un traitement au long cours ; il provoque chez les destinataires de l’information que nous sommes l’éveil d’un intérêt causant l’attente d’un suivi. Pourtant, que l’actualité nationale s’étoffe à nouveau un peu – quand bien même l’intérêt des sujets qui la constituent est parfois contestable – et voici que le faisceau d’événements portés sous les projecteurs retourne dans l’obscurité en dépit de l’importance qu’on avait voulu leur conférer.

Deux exemples récents : d’abord, la guerre du Tigré qui éclate en novembre 2020. La France vient alors d’entamer le deuxième confinement qui n’a, en fait, pas grand-chose d’un confinement. Les médias qui attendaient et faisaient attendre, par soif de spectaculaire, des mesures bien plus contraignantes, ne peuvent plus maintenir sans lasser le dispositif de l’édition spéciale « Covid » permanente. L’actualité internationale (autre qu’américaine et autre que « le Covid vu d’ailleurs ») retrouve droit de cité dans le champ médiatique. Pourtant, la crise tigréenne n’intéressera pas longtemps les médias : passé l’évocation morbide et donc vendeuse du massacre de Maï Kadra, RFI se trouve seule ou presque à suivre l’évolution de la situation. L’enjeu est pourtant fondamental puisque c’est l’Éthiopie, rare régime fédéral à fondement ethnique, souvent pris pour modèle de réussite politique en Afrique, qui se trouve déstabilisée, sans parler des conséquences sur les relations que celle-ci entretient avec le Soudan et l’Érythrée, ou encore sur les flux migratoires. Exposés et développés, ces aspects du problème sont tôt relégués dans l’évocation vague d’une « situation humanitaire préoccupante », avant la disparition pure et simple du Tigré hors des radars de l’actualité. Noël approchait et l’on enclenchait les phases du déconfinement. La Colombie a fait les frais du même processus. L’angle des « violences policières » (très à la mode et facile à connecter avec d’autres situations) a justifié l’irruption de ce pays dans l’actualité, et semblait offrir une prise plus durable – autant qu’un angle de simplification – au discours médiatique ; toutefois, malgré l’ampleur de la révolte qui enfle pour des motifs bien plus variés que la réforme fiscale engagée par le gouvernement (et qui pourrait s’étendre à d’autres pays d’Amérique du Sud), la Colombie paraît bien avoir rejoint les limbes du discours médiatique, avec l’approche du baccalauréat, des élections régionales et des vacances d’été…

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Cette pratique du conflit bouche-trou pose des questions d’ordre méthodologique et idéologique : on est en droit de s’étonner de l’unanimité avec laquelle les médias exhument puis enterrent une situation, quand d’autres faits d’actualité ne se voient reconnaître aucun droit à exister dans le discours médiatique et quand, à l’inverse, des sujets parfaitement anecdotiques font les gros titres des jours, voire des semaines durant. Se pose ici un problème d’équilibre et de hiérarchie de l’information autant que de liberté des médias les uns par rapport aux autres, un angle sous lequel on n’examine jamais leur indépendance, alors que c’est une cause majeure du discrédit dont ils souffrent. En outre, il apparaît que les événements faisant l’objet de cet intérêt furtif présentent le point commun de n’offrir aucune prise au manichéisme journalistique habituel ; c’est sans doute précisément la raison pour laquelle ils ne mobilisent pas durablement l’attention médiatique ; et c’est accablant.

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À propos de l’auteur
Ingrid Riocreux

Ingrid Riocreux

Agrégée de lettres modernes et docteur de l'université Paris IV-Sorbonne, Ingrid Riocreux est spécialiste de grammaire, de stylistique et de rhétorique. Elle a publié La langue des médias (L'Artilleur, 2016) et tient un blog consacré à l'étude du discours médiatique.

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