Le commerce maritime mondial entravé par les guerres

21 octobre 2024

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Le commerce maritime mondial entravé par les guerres

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L’essentiel des flux commerciaux passent par la mer. Les guerres qui touchent la mer Rouge et le golfe persique, ainsi que les sanctions contre la Russie, perturbent le commerce mondial. Les assureurs maritimes et les armateurs sont aux premières loges de cette guerre économique.

Qui s’intéresse à la géopolitique sait qu’un des éléments fondamentaux de la puissance américaine est sa flotte de guerre. Bien que la marine chinoise tente de la rattraper, l’US Navy, avec près de 300 bâtiments de combat (dont onze porte-avions) et une aéronautique navale comptant environ 4 000 avions militaires opérationnels, reste la marine la plus puissante, présente sur tous les océans et mers du globe. Tout comme l’Empire britannique autrefois, les États-Unis sont une thalassocratie globale. S’ils ont tant investi dans leur marine, c’est que celui qui contrôle les mers contrôle le commerce international. Le transport maritime représente en effet environ 80% du commerce mondial en valeur et 90 % en volume. Outre le transport de conteneurs, les bateaux transportent énormément de vrac liquide (hydrocarbures notamment, à hauteur de 39 % du total) et de vrac solide (21% du trafic total), comme des minerais, du charbon, des céréales, du bois, etc.

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La mondialisation repose sur le transport maritime

On peut donc affirmer sans forcer le trait que la mondialisation repose sur le transport maritime et que la maîtrise de la mer est un des principaux attributs de la puissance. D’où l’inquiétude grandissante susciter par deux guerres : d’un côté, celle qui oppose Israël au Hamas (dans la bande de Gaza) et au Hezbollah (dans le sud du Liban) et, de l’autre, celle entre l’Ukraine et la Russie.

Les effets de la première ont commencé à se faire sentir quand les rebelles Houthis, qui contrôlent le quart ouest du Yémen, ont menacé d’arraisonner ou de couler les navires marchant à destination d’Israël empruntant le détroit de Bab el-Mandeb, et ceci en soutien aux Palestiniens. Leurs attaques contre des navires commerciaux ont eu des conséquences immédiates sur l’orientation des flux maritimes mondiaux, entre 12 et 15% du trafic mondial transitant par la mer Rouge. En faisant flamber le coût des assurances maritimes, incitant les transporteurs à utiliser d’autres routes plus longues (donc plus coûteuses et polluantes), mais plus sûres, notamment celle contournant l’Afrique par le cap de Bonne-Espérance.

La question des assurances

Les navires commerciaux doivent d’être protégés sur trois fronts : l’assurance corps de navire, pour les dommages causés au bateau, l’assurance de la cargaison, l’assurance protection et indemnisation (P&I), qui comprend une couverture illimitée des dommages causés à des tiers. Or, en mer Rouge, les primes de ces trois assurances « ont beaucoup augmenté », comme l’a déclaré à L’Orien Le Jour Frédéric Denèfle, directeur général du groupement Garex, spécialiste de l’assurance des risques liés aux conflits. Claire Hamonic, Directrice générale d’Ascoma International, estime même que les taux d’assurance « ont été multipliés par 5 à 10, tant pour la garantie des navires que celle des marchandises qui transitent par la mer Rouge ». Comme l’a bien résumé le 3 octobre 2024, sur Europe 1, le professeur Gilles Kepel, « quand les Houtis tirent sur tout ce qui flotte en mer rouge, ils perturbent la navigation ». Le transport maritime de conteneurs par cette voie aurait ainsi chuté de 30% sur un an, selon le FMI.

Un risque sur le détroit d’Ormuz

Si le conflit s’élargissait à l’Iran – comme cela est, hélas, possible –, c’est le détroit d’Ormuz, lequel permet de sortir du Golfe persique, qui pourrait être fermé. Or 1/5 de la demande mondiale de pétrole et 1/3 de celle de gaz passe par ce détroit. C’est toute la production d’hydrocarbures de Bahreïn, du Koweït, du Qatar et de l’Iran et l’essentiel des productions saoudiennes, émiriennes et irakiennes qui seraient bloquées.

Mais le caractère stratégique du détroit d’Ormuz ne tient pas uniquement aux importants volumes qui y transitent. Il résulte aussi de l’absence de voie alternative. Si l’Iran décidait de bloquer le détroit, seuls quelques oléoducs permettraient théoriquement de faire sortir le pétrole — au compte-goutte — via Yanbu sur la mer Rouge et Fujairah sur la mer d’Oman. En l’absence de gazoduc, c’est la totalité du gaz produit qui serait bloquée. Une telle coupure entraînerait des conséquences majeures sur le prix de l’énergie. Selon l’économiste Philippe Chalmin, spécialiste des marchés de matières premières, interrogé par La Tribune de Genève, « bloquer le détroit d’Ormuz serait suffisamment important pour que les 100 dollars le baril soient largement dépassés ».

Le plus préoccupant est que la marine américaine s’est jusqu’à présent montrée incapable de sécuriser le détroit de Bab el-Mandeb. En décembre 2023, Washington a bien annoncé la formation en mer Rouge d’une coalition de dix pays afin de faire face aux attaques répétées des Houthis, mais les attaques n’ont pas pour autant cessé. Les États-Unis pourraient-ils faire mieux au détroit d’Ormuz, face à l’Iran, un pays bien mieux armé que les rebelles Houthis, disposant notamment une large panoplie de missiles ?

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Conséquences de la guerre en Ukraine

À plus de 4000 km de là se joue une autre guerre, très différente, qui oppose l’Ukraine à la Russie, mais dont les conséquences sur les flux maritimes sont identiques. En 2022, afin d’affaiblir économiquement la Russie pour gêner sa campagne militaire, l’Union européenne a décrété un embargo sur le pétrole russe transporté par voie maritime.

Selon le Gouvernement britannique, 31% des revenus de la Russe provenaient des taxes sur le pétrole en 2023. Cet embargo a été accompagné d’une mesure de plafonnement du prix du pétrole à 60$ le baril. Cette sanction n’a pas été prise seulement par l’UE, mais aussi par le G7 et l’Australie, soit l’ensemble du monde occidental et ses proches alliés. L’idée était que puisqu’il est difficile, voire impossible, d’empêcher d’autres pays, notamment l’Inde et la Chine, d’importer du pétrole russe (la Russie étant le second exportateur de brut après l’Arabie saoudite, son retrait du marché entrainerait des pénuries et forte hausse des prix), le plafonnement du prix du baril aurait au moins l’avantage de diminuer le bénéfice des ventes.

Pour être efficace, ce plafonnement était accompagné de l’interdiction pour les entreprises basées dans les pays signataires de fournir des services, notamment d’assurance ou de réassurance, permettant le transport maritime de pétrole vendu au-dessus de 60$. Autrement dit, les assureurs de l’Union européenne et du Royaume-Uni, qui détenaient alors 90 à 95% du marché de l’assurance P&I (qui couvre les risques de dommages environnementaux comme les marées noires), n’avaient plus le droit d’assurer des cargaisons de pétrole vendues au-delà de 60$ le baril. Cette assurance étant théoriquement obligatoire pour naviguer, cela aurait dû permettre une large application de la sanction. Les choses ne se sont cependant pas déroulées comme prévu.

Le 3 octobre 2024, à l’occasion d’une conversation avec l’investisseur américain Jim Rogers pour la chaine TheDuran, Alexandre Mercouris, géopoliticien basé à Londres, remarque à ce propos : « Ce que j’entends dans le monde maritime – je devrais vous dire que ma nationalité est grecque et que j’ai des contacts dans le monde maritime –   c’est que les sanctions posent d’énormes problèmes dans le commerce mondial, car personne ne sait avec qui commercer. Parce qu’avec les sanctions secondaires, tertiaire et quaternaires, alors que vous pensez commercer avec quelqu’un qui est en règle, vous finissez par découvrir que cette personne traite avec quelqu’un qui commerce avec quelqu’un d’autre qui commerce avec la Russie… Apparemment cela crée des problèmes cauchemardesques, cela provoque d’énormes perturbations, cela alimente également la corruption. C’est ce que j’entends, car les gens commencent à être plus prudents quant à ce qu’ils divulguent et à ce qu’ils font. L’argent change de mains et des intermédiaires apparaissent. ».

La flotte fantôme de la Russie

Nécessité faisant loi, pour contourner les sanctions occidentales, la Russie recourt à ce que les médias nomment une « flotte fantôme ». Il s’agit d’une flotte de plusieurs centaines de navires sans identification qui transporteraient près de 1,7 million de barils de pétrole par jour. On craint que nombre de ces navires aient été achetés d’occasion, qu’ils soient désormais vétustes et qu’ils ne soient pas assurés correctement en raison des restrictions imposées par l’Occident dans le cadre de sa politique de sanction contre la Russie. Dans le meilleur des cas, les navires sont assurés par des compagnies russes, ce qui garantit un certain contrôle sur leur état et leur entretien. Dans le pire des cas, on soupçonne qu’ils naviguent sans assurance P&I appropriée, ce qui exposerait le monde à des risques environnementaux majeurs. L’assurance P&I est avant tout une protection pour tous – y compris les Européens – contre les conséquences possibles d’un accident.

Dans un tel contexte, on doit s’interroger sur l’opportunité des récentes sanctions britanniques à l’encontre de l’assureur russe Ingosstrakh, qui fournit une assurance P&I aux navires naviguant sur toutes les mers du globe. Si, à la suite des assureurs P&I occidentaux, les grands assureurs russes qui le marché, outre qu’on peut craindre une nouvelle dégradation des conditions de navigation de la flotte de pétroliers, qui assurera contre les risques liés aux marées noires ? Les sanctions britanniques à l’encontre des assureurs russes sont d’autant plus controversées que, selon le journal spécialisé Le Marin (groupe Ouest-France), les compagnies d’assurances anglaises West of England, NorthStandard, Britannia ou encore London P & I club continuent, eux, d’assurer des tankers russes dont les cargaisons sont vendues au-delà du prix plafond de 60$, enfreignant ainsi les sanctions prises par leur propre gouvernement !

Depuis un demi-siècle, la mondialisation a été un moteur du développement économique, de l’intégration commerciale et de la prospérité. Elle a ainsi aidé plus d’un milliard de personnes à sortir de la pauvreté. À partir des années 1990, elle a permis aux entreprises des économies émergentes d’accéder aux chaînes de valeur mondiales et de presque doubler leurs parts de marché à l’exportation. Des pays situés aux antipodes les uns des autres ont pu réaliser à moindre coût des échanges commerciaux, accéder à leurs marchés respectifs et partager leurs ressources, leurs savoir-faire et leurs technologies. Tout cela s’est fait grâce au développement des moyens de communication et de transports, notamment maritimes. La sécurité de la navigation a ainsi été un facteur clef de la mondialisation. Cette sécurité, longtemps considérée comme acquise, est aujourd’hui menacée.

Il s’agit là d’une des conséquences indirectes des deux conflits qui ont actuellement cours au Proche-Orient et en Europe de l’Est. Il convient donc de ne plus les penser seulement en terme militaire à l’échelle régionale, mais de tenter de les comprendre dans leurs implications mondiales. C’est à cette unique condition que l’Union européenne, et particulièrement la France, pourront définir une politique étrangère conforme à leurs intérêts.

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À propos de l’auteur
Gil Mihaely

Gil Mihaely

Journaliste. Directeur de la rédaction de Causeur.
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