Le commandement militaire à la française, une doctrine en évolution

18 novembre 2024

Temps de lecture : 6 minutes

Photo : Saint Cyriens en tenue de ceremonie à l'école Saint Cyr de Coetquidan//SIPA/1410080850

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Le commandement militaire à la française, une doctrine en évolution

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L’armée française a une longue tradition d’application du commandement. Mais face aux évolutions technologiques, ce savoir faire doit être revu et adapté. 

Martin Anne

Saint Thomas d’Aquin déclare dans la Somme théologique qu’« il n’y a pas de doute qu’on pèche contre la loi, si en s’attachant à sa lettre, on contredit la volonté du législateur ». En effet, une application rigoriste de la lettre peut finir par contredire l’esprit et obtenir des résultats inverses à ceux escomptés. Certaines situations particulières ne pouvant être prévues par la lettre, il faut alors se référer à l’esprit de la loi pour prendre une décision.

Dans les armées, au même titre qu’un juge devant un texte de droit, un tacticien est confronté à de multiples situations ne pouvant être anticipé et décrites dans un ordre d’opération. Chaque armée dans le monde a une méthode et un rapport différents aux ordres pour permettre l’interprétation de la nuance entre la lettre et l’esprit.

L’armée française a ses particularités acquises par une longue expérience de la guerre, et celles-ci sont confrontées à des difficultés nouvelles dans leur mise en pratique.

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Les trois piliers du commandement à la française

L’alliance du sens et de la force, ouvrage de référence sur les principes militaires publié par l’Armée de Terre en 1999, explique dans sa version actualisée en 2018 que « si la discipline implique de connaître la lettre de la mission et d’y obéir sans réserve, elle invite surtout à s’imprégner de l’esprit des ordres reçus ». Dans ce livre clé, l’armée française inclut dans sa conception de la discipline – et donc de l’efficacité opérationnelle – la capacité à comprendre l’esprit des ordres.

Donner un ordre dans l’armée française consiste à fixer les objectifs à atteindre sans décrire l’ensemble des modalités d’exécutions. Le commandement à la française s’appuie ainsi sur trois piliers :  l’effet majeur, la subsidiarité et la prise d’initiative.

Par ordre d’importance, on trouve d’abord l’effet majeur, qui décrit la condition essentielle pour la réussite de la mission selon la conception du chef. C’est là que l’esprit de la mission est transmis.

La subsidiarité vient ensuite. Elle qui consiste à respecter le niveau de responsabilité de chacun. Le subalterne qui donnera lui-même ses ordres sur le terrain ne pourra pas s’écarter de la mission décrite. La lettre va donc lui confier la mise en œuvre des savoir-faire acquis.  Ceci favorise la prise de décision rapide. Le « coup d’œil » clausewitzien, cette intuition semblable à l’éclair de génie, s’exprimera ici.

Enfin, la prise d’initiative est définie par un autre ouvrage fondamental de l’armée de Terre, L’exercice du commandement dans l’armée de terre (2016), comme la « forme la plus élaborée de la discipline » permettant l’adaptation et la souplesse nécessaire face au fameux « brouillard de la guerre ». Ce n’est ici que l’échelon tactique, celui qui est confronté à la réalité du terrain pourra accorder l’esprit et la lettre pour atteindre l’objectif fixé.

Les ordres de l’armée de terre intègrent donc structurellement une liberté d’action permise par un équilibre entre ces trois piliers. Le décideur doit donc doser la précision de la lettre en fonction des circonstances et des capacités de ses subordonnés pour permettre une bonne compréhension des ordres sans les transformer en une « check-list ». Le général Jean Lagarde[1] déclare à ce propos que « Le commandement est un art […]. C’est un art parce qu’il fait appel au cœur autant qu’à l’esprit, parce qu’il conjugue la pensée et l’action, parce que toute recette lui est fatale. Mais c’est un art appliqué : ses voies et moyens doivent s’adapter aux circonstances et surtout aux hommes sur lesquels il s’exerce[2] ».

L’expérience militaire française

Cette liberté d’agir est le fruit d’une longue expérience militaire. L’exemple le plus emblématique est le corps d’armée napoléonien. Cette structure autonome pouvant remplir un panel de missions extrêmement large a permis de tenir tête aux armées européennes pendant plus d’une décennie. Les états-majors européens étaient régulièrement impressionnés par la rapidité et la facilité avec laquelle les Français manœuvraient, notamment à Austerlitz et à Friedland. C’est à la bataille d’Auerstaedt que cette structure a prouvé toute sa pertinence. Davout, avec son corps d’armée, a manœuvré seul tandis que Napoléon était à Iéna face à une partie de l’armée prussienne.

On retrouve cette souplesse plus tard quand la 2e Division blindée a transgressé les ordres de Patton pour être les premiers à Paris et en Alsace. Le général Leclerc restait dans l’esprit donné par le général de Gaulle qui s’opposait à la lettre du commandement américain.

Enfin, la guerre d’Algérie l’a incarnée une nouvelle fois avec les secteurs administratifs spécialisés (SAS). Cette structure, qui voyait un lieutenant à la tête d’une cinquantaine de personnes (soldats et supplétif compris), possédait une force d’action importante dans un secteur précis. Cette méthode de contre-insurrection fait encore figure d’exemple aujourd’hui.

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L’initiative, un principe du commandement français

Les conflits dans lesquels la France s’est engagée récemment ont employé de bien moindres effectifs. Il est donc difficile de comparer l’organisation de l’opération Barkhane et celle de la guerre d’Algérie. Mais le principe de la liberté d’agir demeure toujours présent dans la culture de l’armée française.

Tout d’abord, les principes de guerre de l’armée française sont ceux définis par Foch : « liberté d’action, économie des moyens et concentrations des efforts ».

La liberté d’action consiste à se garder une capacité de manœuvre. L’imprévu qui advient toujours ne peut être dépassé que par le talent d’initiative, lui-même inclus dans la planification des ordres. Si l’organisation par catégorie officier, sous-officier et militaire du rang, existe dans l’ensemble des armées du monde, elle possède en France une particularité. Les officiers sont chargés de la conception des ordres, les sous-officiers de leur mise en œuvre et les militaires du rang de l’exécution. Toute l’agilité se retrouve dans les décisions du sous-officier. Pour l’armée russe par exemple, la différence de nature entre le militaire du rang et le sous-officier est plus fine, ce qui a provoqué des « frottements » clausewitziens supplémentaires dans la réalisation de leurs missions en Ukraine.

Enfin, la mobilité sociale fortement présente dans l’armée de terre est un atout supplémentaire, chaque sous-officier ou militaire du rang pouvant prétendre accéder à l’épaulette, on trouve dans chaque section de l’armée de terre de futurs officiers. Ce lien entre la troupe et le concepteur des ordres qui en est souvent issu crée une confiance mutuelle qui favorise la compréhension de l’intention du chef.

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Un commandement en évolution

Pourtant, à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le modèle « au contact » au sortir de l’Afghanistan a été jugé dépassé et une nouvelle organisation a vu le jour. Ce nouveau modèle s’appelle « l’armée de terre au combat », celui-ci a pour but de favoriser « le commandement à l’intention » et la prise d’initiative. Il s’appuie également sur une plus grande subsidiarité en donnant une plus grande marge de manœuvre aux généraux commandant les brigades, et en leur offrant plus de moyens.

Si l’armée de terre a jugé pertinent de se réorganiser pour être prête à « partir ce soir », comme le déclare le Général Schill, c’est bien que des freins structurels internes et externes à la liberté d’action existent.

L’armée française sort de 20 ans d’opérations extérieures et de combats de guérillas contre Daech et Al-Qaïda. Ces opérations ne sont devenues acceptables que si elles provoquaient un nombre réduit, voire nul, de pertes. L’embuscade de la vallée d’Uzbin en 2008 (11 morts français) reste la bataille la plus meurtrière pour l’armée française des 20 dernières années et a provoqué un changement profond dans la doctrine de combat, l’équipement et la préparation opérationnelle. La prise de risque a été réduite au strict nécessaire pour limiter les pertes. Le principal effet majeur du chef est devenu « il faut rentrer tous vivants ». Les jeunes officiers ont donc vu leur marge de manœuvre réduite dès leurs premières expériences opérationnelles.

Si cette prise d’initiative dans les opérations est bridée au vu des objectifs fixés, elle l’est aussi dans le quotidien des unités. Les pertes en Afghanistan ont conduit à standardiser les préparations opérationnelles et à créer des listes de modules à réaliser avant la projection sur un théâtre d’opérations. Ainsi, le chef tactique se retrouve limité dans sa préparation de la mission et peut parfois, par facilité, se contenter de suivre une liste sans faire preuve de vision. De plus, la judiciarisation de la société qui impacte aussi l’armée pèse sur la relation entre le chef et ses subordonnés. Les phases d’instructions initiales sont particulièrement réglementées et la part laissée à l’intuition du chef est restreinte. Cela pour limiter d’éventuelles erreurs de jugement face à une population d’engagés initiaux parfois facilement manipulable. Cette mission de formation étant souvent une des premières confiées à un officier sorti de Saint-Cyr, elle ne forme pas au risque et à l’innovation.

Un frein supplémentaire pourtant contre-intuitif est l’évolution technologique. La multiplication de l’information doit aider à désépaissir « le brouillard de la guerre », mais les difficultés se déportent ailleurs. Le chef tactique du 3e millénaire peut être informé sur une tablette de la position de ses unités (le « Blue force tracking » au cœur du programme scorpions) ainsi que la consommation de carburant à l’instant « t » de chacun de ses véhicules. Si cela est bien évidemment une formidable aide à la décision, cette évolution permet néanmoins aux supérieurs d’exercer un plus grand contrôle sur leurs subordonnés, ce qui contrevient à la subsidiarité. Les opérations suivies par drones ou le mouvement de chaque combattant peut être analysé en temps réel à plusieurs milliers de kilomètres en sont un autre exemple.

L’armée française lutte donc en interne pour maintenir cette vision du commandement et permettre aux chefs d’exercer pleinement leurs responsabilités et leur volonté, si essentielles aux succès sur le terrain. La guerre étant comme nous le rappel les conflits en cours au Proche-Orient et en Europe orientale toujours « un acte de violence destiné à contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté ».

[1] Le général d’armée Jean Lagarde fut chef d’état-major de l’armée de terre de 1975 à 1980 et a rédigé une préface dans l’ouvrage L’Exercice du commandement dans l’armée de Terre.

[2] L’exercice du commandement dans l’armée de Terre, état-major de l’armée de Terre, Paris, mai 2016, page 44.

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